Johan (pseudonyme) travaille comme ouvrier dans une usine qui fabrique des instruments pour le secteur médical, mais qui appartient au secteur du métal. L’entreprise étant considérée , dans ce cas à juste titre, comme une entreprise essentielle, il a donc travaillé ces deux derniers mois. Johan est également un militant syndical actif de la FGTB au sein de son entreprise.
Nous avons parlé avec lui de la façon dont, avec sa famille, il a vécu le confinement, de ce que cela a représenté d’être, contrairement à beaucoup d’autres personnes, physiquement présent tous les jours sur son lieu de travail ces dernières semaines, de sa vision de la politique, de ce qu’il pense de la levée du confinement et des perspectives du mouvement syndical dans cette crise.
L’entretien s’est déroulé la semaine passée et a été traduit du néerlandais.
Thomas Weyts : Salut Johan, tu travailles dans une entreprise qui se trouve dans un secteur essentiel, et il fallait que tu continues à travailler. Comment était-ce sur le lieu de travail ces dernières semaines ? Les règles de sécurité ont-elles été respectées ? Comment ont été appliquées les mesures supplémentaires ? Avez-vous reçu et recevez-vous du matériel (masques, suffisamment de savon, etc.). Comment fonctionnent les règles de distanciation sociale ?
Johan : En tant que salarié.e.s, nous avons subi une adaptation constante des règles. C’est justement parce que nous étions l’une des entreprises considérées comme essentielles que nous avons assisté à un ajustement et un renforcement des mesures chaque semaine. Par essence, une hygiène stricte était déjà nécessaire dans notre entreprise, par contre nous avons dû surtout nous adapter pour appliquer la distanciation sociale. Le problème principal était la pénurie de masques en Belgique. Notre délégation syndicale, comme tout le monde, a été confrontée à ce phénomène totalement nouveau de pandémie. Quant au gouvernement, ses décisions des premières semaines avaient à chaque fois une guerre de retard ! Le syndicat va-t-il également en tirer les leçons ? Aujourd’hui, si vous travaillez dans un entrepôt ou un hall de production, avec la meilleure volonté du monde, vous ne parvenez pas toujours à garder une distance entre vous. Ce n’est tout simplement pas possible. Il y a toujours un moment où vous êtes en défaut pour garder le processus de production fonctionnel. Vous pouvez, autant que possible, limiter les possibilités de contamination, mais sans plus.
TW : Depuis ce 4 mai, toutes sortes d’entreprises sont à nouveau autorisées à exercer pleinement leurs activités, sous réserve d’une série de règles de sécurité. Que pensez-vous de cela ?
J : J’éprouve un sentiment contradictoire. Vous devez savoir qu’en raison de toutes les politiques d’austérité réalisées dans le passé, de nombreuses familles sont tout simplement en difficulté financière chronique. Même avec le chômage technique, il est donc difficile pour beaucoup de familles de travailleurs/euses de garder la tête hors de l’eau. Gardez à l’esprit que le revenu médian est de 1700 euros. Ce n’est pas grand-chose face aux prix élevés des logements et de la nourriture. Il y a dès lors une énorme pression pour reprendre le travail !
D’autre part, nous avons vécu en Belgique un confinement en douceur. La plupart des entreprises qui ont commencé à fermer, l’ont fait suite à une pression de la base vers le sommet. Il y a eu des pressions de la part des travailleurs de terrain qui ne voulaient plus travailler sans mesures sanitaires de circonstance parce que les entreprises n’avaient rien prévu. Pourtant la plupart d’entre elles ont continué à travailler quasi comme si de rien n’était.
La question est maintenant de savoir s’il sera possible de reprendre le travail. Ce n’est pas une coïncidence si, en Italie, le centre de gravité de la pandémie se trouve en Lombardie, le cœur industriel du pays. L’objectif d’une entreprise est de travailler aussi efficacement que possible en vue d’une productivité élevée, ce qui est en contradiction avec « la lutte contre le virus » dans le cadre d’une pandémie. Ce sont deux valeurs opposées car c’est précisément cette recherche incessante d’augmentation de la productivité qui va favoriser la propagation du virus.
La question est de savoir si l’on est effectivement capable de travailler avec les moyens de production actuels et dans la méthode de production actuelle sans propager le virus. C’est très pratique le télétravail quand il est possible mais quand vous êtes un travailleur dont la présence physique est indispensable à son entreprise, vous mettez toute votre famille sous pression et en danger. J’ignore à quel point je mets en danger ma femme ou mes enfants. Pour être sûr de les protéger, je devrais en fait vivre séparément, loin de ma famille. Oui, beaucoup d’entre nous se sont vraiment sentis comme de la chair à canon des actionnaires. Et tou.te.s celleux qui retournent maintenant au travail peuvent également mettre en danger leur famille par inadvertance.
TW : Que pensez-vous que les syndicats devraient faire dans les prochains jours dans les entreprises ? Que pensez-vous de l’idée que les salariés et leurs syndicats devraient avoir un droit de véto sur la réouverture ou non d’une entreprise ?
J : Il est clair que les syndicats sont déjà très actifs dans le domaine de la sécurité au travail. Sur la question du droit de veto : en fin de compte, cela revient à dire que lorsque les gens ne font pas le travail, il n’y a pas de production. C’est aussi simple que cela mais comme chacun sait, le syndicat est fort… seulement quand les travailleurs/euses le soutiennent. Les membres du Comité pour la prévention et la protection au travail (CPPT) doivent faire leur travail en tant que délégué.e.s. Ce droit de veto existe donc déjà, mais il doit être organisé dans le cadre d’une convention collective.
TW : Vous, ainsi que votre compagne qui travaille actuellement à la maison, avez également des enfants scolarisés. Comment vous êtes débrouillés avec eux ces dernières semaines ? En tant que parents, que pensez-vous du fait que les écoles pourraient reprendre pour une très courte période ? Comment concilier travail et soutien scolaire et garde d’enfants tout au long de la journée ?
J : Nous étions déjà des parents-travailleurs avant le confinement, vous savez. Si vous travaillez en équipe, vous n’êtes d’ailleurs plus que cela : des parents-travailleurs. Nous nous en sortons, mais la moitié de la semaine, à tour de rôle, nous sommes pratiquement célibataires pour notre famille. C’était notre réalité avant la crise du Covid-19, c’est encore la nôtre aujourd’hui. Nous avons néanmoins un assez bon logement avec une cour et un bon revenu. Mais pour de nombreuses familles qui vivent dans un appartement en ville, dans un isolement total, les dernières semaines ont dû être un enfer.
Il est clair que le gouvernement ne se concentre pas sur les familles des travailleurs/euses essentiel.le.s, mais sur celleux de la classe moyenne supérieure. Il est incompréhensible et profondément injuste d’avoir permis en premier lieu la réouverture des jardineries. Vous aviez le droit de faire du jogging et du vélo, mais pas de jouer au foot avec votre fils de cinq ans. Toutes les mesures prises actuellement pour assouplir le confinement visent en fait ceux qui ont déjà la possibilité de se détendre chez eux. Il est tellement injuste que les propriétaires d’une résidence secondaire en bord de mer se voient promettre un morceau de plage alors qu’elle appartient à la communauté. Et dans le même temps, les personnes qui ont sauvé l’économie et maintenu la société en vie continuent d’être privées de toute possibilité de loisirs ! Comment cela est-il possible ? Prenez un simple exemple : une visite au zoo. Eh bien pour moi, il serait normal d’un point de vue social d’offrir pour le moment aux familles pauvres un abonnement gratuit. Surtout quand on sait que 20% des enfants vivent dans la pauvreté, ils auraient ainsi au moins une bouffée d’air (cela donnerait un vernis social à la façon dont le gouvernement gère la crise !). Symboliquement, ce serait autrement plus fort que de rouvrir des jardineries pour que les classes moyennes puissent y faire leurs achats.
Si le gouvernement avait un peu le « réflexe social », il donnerait, avant les autres, aux familles disposant de peu de ressources la possibilité de laisser leurs enfants retourner à l’école (avec bien entendu toutes les mesures de sécurité voulues). Ce serait une mesure sociale qui, de plus, allégerait le fardeau des salles de classe bondées. Ces enfants auraient ainsi pu bénéficier d’un soutien plus important pendant la crise du Covid-19. Mais voilà, il est bien connu que si vous êtes né dans une famille pauvre en Belgique, vous avez moins d’opportunités. Ceci étant dit, je pense que ce dont mes enfants manquent le plus aujourd’hui, c’est d’exercice et de plein air. C’est leur plus grand manque. Heureusement, pour les occuper, nous avions les moyens financiers de leur procurer des tablettes et un PC. Mais si nous ne les avions pas eus, il aurait été impossible de suivre les cours à la maison. Tous les travaux scolaires ont été envoyés en ligne. Ma fille de 8 ans garde sa vie sociale grâce à la tablette. Elle parle à ses meilleurs ami.e.s pendant quelques heures chaque jour. Mon fils de 5 ans a la chance d’avoir une grande pièce où il peut laisser libre cours à son imagination. Est-ce l’idéal ? Non, bien sûr que non. Nous espérions qu’au moins les écoles redémarreraient au lieu des magasins. Nous pensons que la réouverture des magasins n’est qu’une mesure de soutien à l’économie. Le gouvernement a décidé de beaucoup soutenir les indépendants, mais qui ira faire ses courses dans ces circonstances ? Les victimes de ce choix sont donc, selon nous, les enfants.
TW : À votre avis, à quoi les syndicats et la gauche devront-ils s’atteler dans les semaines et les mois à venir ?
J : Freddy, un de mes amis, a écrit sur Facebook, ce que je redoute aussi : « Ma crainte est que le monde soit ensuite très semblable au monde d’avant, mais en pire ». Si l’on constate que les grands (les multinationales) s’apprêtent à engloutir les petits, cette crainte semble justifiée. Comment peut-on déjà calculer qu’un demi-milliard de personnes dans le monde vont tomber dans la misère… ?
Et pensez à toutes ces opérations quotidiennes qui menacent de changer radicalement ou disparaître. Les paiements en espèces sont devenus la norme, collectant chaque jour davantage de données et réduisant encore plus la vie privée. Ces données qui risquent de faire l’objet d’une utilisation commerciale et politique abusive. Le travail à domicile, qui fait disparaître les contacts horizontaux et la solidarité dans une entreprise, réduit les employés à ne plus avoir que des contacts individuels avec leurs supérieurs ou patrons. Ce qui n’est pas idéal pour le travail syndical, par exemple. Encore plus d’achats en ligne, ce qui convient à Amazon, mais appauvrit encore plus la vie sociale et les petits commerçants. Qu’en est-il des hausses de prix déjà importantes ? Je suis curieux de voir combien la mise sous pression au nom de la crise qui viendra du monde patronal va ralentir la lutte contre le changement climatique et la réduction des émissions de CO2. Et puis, toujours au nom de la crise, ils vont prétendre que tout le monde devra faire des sacrifices, mais qu’en attendant des jours meilleurs, la lutte contre la fraude fiscale et les paradis fiscaux doit être mise en sourdine ! Et pourquoi tant qu’on y est ne pas invoquer également la lutte contre le virus pour restreindre le droit de manifester ?
En vérité, je crains fort qu’ils ne commencent à appliquer à la lettre la doctrine de la stratégie du choc. Le livre du même nom de Naomi Klein explique parfaitement comment le capitalisme utilise ce genre de crise pour renforcer le néolibéralisme. On peut déjà le voir dans les mesures adoptées. À Gand, qui est gouvernée par une majorité progressiste-libérale, la ville voulait que les travailleurs sociaux des maisons de repos du CPAS renoncent à leur pécule de vacances (la mesure a été retirée entre-temps après les protestations des syndicats et du PTB au sein du conseil municipal). Tout cela se passe alors que ces mêmes politiciens applaudissent les personnels de soin ! Comment peuvent-ils être aussi hypocrites ? Mais même les gouvernements progressistes sont liés au modèle sociétal qu’est le capitalisme.
Le gouvernement avait promis une prime aux infirmières ? L’idée est abandonnée… Alors que l’épidémie fait toujours rage, la première chose qu’ils font est de se débarrasser des « héros » et de leur prime.
Parce que l’objectif masqué est de profiter de cette crise pour démolir tous les acquis de la classe ouvrière, avec le mouvement syndical, nous devons contre-attaquer. Mais en tant que syndicat, ce qui nous manque cruellement, c’est une vision alternative qui propose un changement plus profond qu’une meilleure répartition des parts du gâteau. Depuis la Chute du Mur, quel est le projet de société pour la gauche qui dépasse les horizons du capitalisme ? Avec quelle alternative idéologique pouvons-nous nous mettre au travail pour construire une société juste.
Notre syndicalisme, basé sur le Pacte social, est un syndicalisme de concertation mais ce modèle, déjà affaibli, survivra-t-il à cette crise ? La question que nous devons nous poser est de savoir quel genre de syndicalisme il nous faudra pratiquer à l’avenir. L’ancien modèle de syndicalisme de combat basé sur le rôle pionnier d’une série de grandes entreprises ne suffit plus et le syndicalisme de concertation est soumis à une forte pression. Les syndicats sont confrontés à des défis majeurs mais en même temps, le mouvement syndical en Belgique est resté debout ; s’il y a maintenant un pays où nous, en tant que syndicalistes, pouvons chercher une nouvelle voie, c’est bien ici. Mais rien de tout cela n’arrivera de lui-même, car nous devrons comme toujours nous battre pour cela.