En l’espace d’une décennie, Ilan Halimi était assassiné, des enfants juifs étaient abattus dans une école toulousaine et quatre clients de l’Hyper Cacher tombaient à Paris sous les balles de Daech. En 2018, on enregistrait sur le territoire français plus de 350 actes antisémites : croix gammées, symboles fascistes et suprématistes blancs, profanations de cimetières, etc. Le collectif Juives et Juifs révolutionnaires a vu le jour trois ans plus tôt. Leurs objectifs ? Que la lutte contre l’antisémitisme s’inscrive au sein de la lutte antiraciste, aux côtés de toutes les minorités discriminées ; que la solidarité à l’endroit de la cause palestinienne s’établisse en toute occasion sur des bases anticolonialistes et jamais racistes ; que le combat contre l’antisémitisme s’ancre au sein de la lutte des classes et désigne pour horizon la révolution sociale. Nous en discutons ensemble.
Vous tenez, de l’intérieur du mouvement social, à faire émerger la lutte contre l’antisémitisme comme lutte antiraciste. La première ne relève donc pas déjà de la seconde ?
Aujourd’hui — et depuis au moins une quinzaine d’années —, nous pouvons constater dans le champ politique deux attitudes dominantes, en apparence opposées (mais qui se rejoignent sur le fond), en termes de traitement de l’antisémitisme. L’une consiste à le voir comme quelque chose de résiduel, d’une moindre importance, qui ne ferait pas partie — en tant que tel — de l’agenda prioritaire de la lutte antiraciste. L’autre consiste au contraire à le traiter comme quelque chose de complètement à part, sans lien avec le système raciste global. Pour nous, l’antisémitisme est un des avatars du système raciste, une des formes que prend le racisme, et il n’a rien de résiduel. C’est une forme qui possède bien sûr des particularités spécifiques, qui expliquent notamment que certains et certaines peinent à l’identifier aujourd’hui : il se fonde sur la racialisation d’une identité religieuse (comme l’islamophobie) mais, à la différence des autres minorités racisées, les Juifs et Juives sont présenté·e·s comme détenant le pouvoir et l’argent, donc comme pseudo-classe dominante. Mais l’antisémitisme est lié au racisme systémique : il en est un élément, et pas un phénomène distinct. Il nous semble donc nécessaire de réaffirmer que la lutte antiraciste ne peut éluder la lutte contre l’antisémitisme, et que la lutte contre l’antisémitisme implique de s’attaquer à l’ensemble du système raciste.
Vous entendez également travailler à « la déconstruction des réflexes et des tendances antisémites présentes dans les mouvements révolutionnaires ». Lorsque nous avions interrogé l’historien Dominique Vidal à ce propos, il semblait surpris. « La gauche a tiré les leçons de la montée du fascisme et du nazisme », nous a-t-il dit, et aucun mouvement ou parti de gauche ne « flirte » avec l’antisémitisme. « Au contraire », ajoutait-il, c’est à gauche, et plus encore à la gauche radicale, que les Juifs ont trouvé « leurs défenseurs les plus héroïques ». Comment entendre ce décalage d’appréciation ?
« Penser qu’une idéologie qui imprègne l’ensemble de la société s’arrête à la frontière de la gauche ou des mouvements révolutionnaires est absurde. »
L’antisémitisme est profondément ancré dans la réalité française. Il possède une dimension structurelle lié au « roman national » français. Penser qu’une idéologie qui imprègne l’ensemble de la société s’arrête à la frontière de la gauche ou des mouvements révolutionnaires est absurde. Si l’on étudie sans complaisance l’histoire du mouvement ouvrier, de la gauche et de l’antisémitisme, on s’aperçoit qu’il existe, à toutes les époques, une influence de l’antisémitisme. Cela ne signifie pas que l’antisémitisme fasse partie du cœur idéologique de la gauche ou du mouvement révolutionnaire, mais que les uns et les autres ne sont pas immunisés par nature contre l’influence de cette idéologie dominante. De nombreux Juifs et Juives ont pleinement trouvé leur place au sein du mouvement ouvrier et de la gauche radicale, et celle-ci a effectivement su, à certains moments, jouer un rôle décisif dans le combat contre l’antisémitisme. Mais elle a aussi connu des errements, parfois, de la part de courants loin d’être marginaux. Les travaux d’historiens comme Zeev Sternhell, Gérard Noiriel ou Michel Dreyfus montrent cette réalité. Aujourd’hui encore, à la faveur d’un recul général d’une approche matérialiste, lié notamment à un gros déficit de formation, on peut constater un traitement de l’antisémitisme particulièrement pauvre. Nous militons dans la gauche révolutionnaire, et avons pu constater de première main ce genre de problèmes.
À quoi songez-vous ?
Par exemple, régulièrement, des militantes et des militants juifs sont sommés de se positionner en préalable sur la situation en Palestine : cette injonction géopolitique est antisémite. De la même manière que sommer les musulmans ou musulmanes de se positionner en préalable sur Daech, les Frères musulmans ou l’islam politique est profondément islamophobe. Aussi, un Juif ou une Juive qui soulève des propos antisémites sera régulièrement accusé d’être un militant sioniste infiltré ; ou la reprise, par exemple, d’un dessin d’un antisémite notoire fera l’objet d’une même accusation. Soit la question antisémite n’est pas prise au sérieux, soit elle est soupçonnée de cacher un agenda de soutien à l’État israélien.
Vous refusez l’idée d’une coupure entre un antisémitisme « traditionnel » et un « nouvel » antisémitisme. En clair, entre l’antisémitisme de l’extrême droite et celui que nombre d’intellectuels attribuent aux Français de confession musulmane. Quel est ce continuum ?
Tout d’abord, il convient de rappeler que l’antisémitisme « traditionnel » n’est pas l’apanage de l’extrême droite. Un président (Macron) qui réhabilite Pétain ou Maurras et un Premier ministre (Raymond Barre) qui déplore que des « Français innocents » aient été tués lors de l’attentat de la rue Copernic ne sont pas d’extrême droite ; pourtant, il s’agit bien d’antisémitisme, ou d’une réhabilitation des antisémites. Un parti politique (LR) qui reprend une affiche sur laquelle Macron est caricaturé avec un nez évoquant les caricatures antisémites n’appartient pas non plus à l’extrême droite. Lorsque des journalistes de la Ligue du Lol harcèlent des journalistes juifs, il s’agit bien d’antisémitisme ; pourtant ces journalistes ne sont pas d’extrême droite. L’antisémitisme est profondément ancré dans la société française, qui est d’ailleurs, avec l’Espagne et ses « Ley de Sangre », l’un des pays qui ont joué un rôle majeur dans la formation de l’antisémitisme. Nous distinguons donc l’antisémitisme, oppression raciste, de la judéophobie, oppression religieuse — même si l’antisémitisme a pu reprendre des thèmes de la judéophobie chrétienne (les crimes rituels, la démonologie) et, beaucoup plus marginalement, de la judéophobie musulmane (l’accusation de « traîtrise »). Ce sont des théoriciens français qui ont promu le mythe du « complot juif » et les thèmes antisémites modernes comme l’association juif/argent/pouvoir/parasitisme : Gobineau, Vacher de Lapouge, Drumont… Ils ont puisé dans une littérature antijuive antérieure qui comportait de tels thèmes, mais formulés de manière proto-raciale. C’est la figure de Drumont qui incarne ce continuum, car c’est lui qui a exporté ses théories violemment antisémites dans l’Algérie coloniale, et leur diffusion a été favorisée par le parti colonial, qui y a vu un outil particulièrement efficace de maintien de l’ordre en cherchant à dresser les musulmans contre les juifs, d’une part, et à solidariser les juifs — par peur — au parti colonial, d’autre part. Cette stratégie a été mise en avant pour dévier la colère anticolonialiste dans un sens pogromiste.
« Dieudonné et Soral jouent depuis les émeutes de 2005 le même rôle que jouait Drumont en Algérie : un moyen de dévier une révolte sociale vers une logique pogromiste. »
Les militants anticolonialistes algériens ont d’ailleurs perçu le rôle que jouait cette agitation antisémite. Le fait que les auteurs des assassinats antisémites de ces dernières années se revendiquent de l’islam (en en ayant parfois une connaissance plus que rudimentaire) ne fait pas de leur antisémitisme un produit d’importation. Les thèmes qu’ils mobilisent dans leur discours de haine ne sont pas une production musulmane, mais bien une production française, qui a ensuite été largement diffusée dans la sphère coloniale. L’influence de ces thèses a bien plus à voir avec le travail politique de Soral et de Dieudonné, et leur diffusion d’une culture antisémite de masse, car les assassins ont grandi en France et se sont socialisés au sein de cette réalité française. Dieudonné et Soral jouent depuis les émeutes de 2005 le même rôle que jouait Drumont en Algérie : un moyen de dévier une révolte sociale vers une logique pogromiste. Le fait que la grande majorité des émeutes antijuives en terre d’Islam coïncident avec la période coloniale n’a rien d’un hasard. Les théoriciens antisémites takfiris comme Sayyid Qutb sont en réalité profondément influencés par l’antisémitisme européen, et la relecture qu’ils font des textes religieux s’effectue à travers le prisme de cette influence idéologique. Il n’y a donc pas deux antisémitismes mais un antisémitisme, qui est une vision du monde qui s’est diffusée à partir de la France et de l’Europe à l’échelle mondiale.
Ces dernières années, la lutte contre l’antisémitisme a souvent été médiatisée par les ennemis de l’émancipation. Face à quoi, écrivez-vous, la gauche a déserté le terrain pour ne pas escorter ces gens…
C’est parce que la gauche et la gauche radicale ont globalement déserté le terrain de la lutte contre l’antisémitisme et le travail antiraciste spécifique en direction de la minorité juive, que ce hold-up idéologique a pu se produire. La droite, qui a historiquement joué le rôle de vecteur de l’antisémitisme, a très bien perçu l’opportunité stratégique. « La nature a horreur du vide », en politique comme ailleurs. Si la gauche radicale et la gauche avaient tenu le terrain de la lutte contre l’antisémitisme, plutôt que de l’abandonner en considérant qu’il s’agissait au mieux de quelque chose de résiduel, au pire d’un prétexte invoqué par les réactionnaires, ces derniers n’auraient jamais pu imposer leur discours.
« Négationnisme et antisémitisme sont consubstantiels au FN », rappeliez-vous en 2017. Sur I24News, Marine Le Pen a pourtant osé déclarer, au mois de février 2019, que son parti est le « meilleur bouclier » des Français juifs !
Le FN a été créé par d’anciens SS et des antisémites militants. Autour de Marine Le Pen, dans son entourage immédiat, on trouve un militant néonazi comme Frédéric Chatillon. Et ce n’est que l’arbre qui cache la forêt. Les réseaux FN sont toujours des vecteurs d’antisémitisme, et la théorie du grand remplacement en est un exemple. Car dans cette théorie complotiste, qui est à la manœuvre ? Le FN n’a pas besoin de viser explicitement les Juifs : tout son discours est structuré autour d’un imaginaire antisémite — les « élites mondialistes » faisant partie des termes consacrés pour désigner les Juives et les Juifs. Marine Le Pen a simplement compris qu’elle pouvait plus facilement diffuser ses thèmes racistes et islamophobes si elle le faisait, comme une large part du champ politique, derrière l’étendard de la « défense des Juifs ». Il s’agit bien entendu là d’une hypocrisie sans nom.
« Quand on attaque un Juif, on attaque la République », a récemment déclaré un porte-parole du gouvernement(1)« Quand on insulte un juif, on attaque la République », Le Figaro, 17 février 2019.. C’est devenu une formulation récurrente au sein du personnel politique. Vous estimez pourtant que « la République fait semblant de protéger les Juifs et les Juives, tout en exigeant d’elles et eux des preuves de loyauté permanente, et pointe du doigt, opprime et écrase d’autres minorités » : quel est ce mensonge républicain ?
« La République se pose en protectrice des Juifs et des Juives, mais il s’agit là, avant tout, d’une position opportuniste. »
Dans l’histoire française, il y a toujours eu l’exigence d’une loyauté spécifique à l’égard de la minorité juive. Selon ce discours, il y a le « bon » Juif français et la figure de la cinquième colonne, les attaques contre les « judéo-bolcheviks ». Les Juifs et Juives ne sont « intégrés » qu’au prix de l’exigence d’une surenchère de loyauté à l’égard du système politique français. La République se pose en protectrice des Juifs et des Juives, mais il s’agit là, avant tout, d’une position opportuniste qui a un double objectif : d’une part, effacer les traces de l’antisémitisme français en le réduisant dans la conscience collective à la seule période de l’Occupation (donc en éludant le rôle historique de la France dans la formulation et l’exportation de l’antisémitisme, et en en faisant, en quelque sorte, d’ores et déjà un produit principalement « étranger ») et à une prétendue « importation exogène » liée au conflit israélo-palestinien ; d’autre part, et en conséquence, diffuser un discours raciste en ciblant la minorité musulmane, tout en se présentant comme « antiraciste »…
L’Union juive française pour la paix est probablement l’organisation juive la plus connue au sein de la gauche anticapitaliste. Si vous partagez avec elle la critique du sionisme, vous estimez pourtant qu’elle prend le risque de servir de « caution juive » ! C’est-à-dire ?
Comme nous l’avons indiqué dans plusieurs de nos textes, l’UJFP a été créée par des militantes et des militants juifs qui, ayant participé aux luttes anticoloniales, ont voulu développer une critique du sionisme et du colonialisme israélien sur le thème du « pas en notre nom ». Cette démarche est louable, et elle n’est pas l’objet de notre critique. Par contre, au fil des années, l’UJFP a développé un positionnement vis-à-vis de l’antisémitisme qui nous pose problème à plusieurs égards. Tout d’abord, l’UJFP analyse pour l’essentiel la question de l’antisémitisme à travers le prisme du sionisme et de la situation en Palestine : en ce sens, elle rejoint les courants sionistes en faisant de l’antisémitisme un avatar de la question israélo-palestinienne, alors qu’il s’agit d’une idéologie franco-française. La question israélo-palestinienne ne fait éventuellement que se surimposer à la question, en en faussant la compréhension. L’UJFP fait, pour l’essentiel, de l’antisémitisme actuel la conséquence du sionisme et d’un prétendu « philosémitisme d’État », entendu comme traitement privilégié des Juifs et des Juives, qui alimenterait un ressentiment qui serait la source de l’antisémitisme. Or l’antisémitisme précède le sionisme. Le sionisme est une réponse — nationaliste, donc pour nous réactionnaire — à l’antisémitisme. Faire de la conséquence la cause, et rendre responsable de la montée du racisme une partie — réactionnaire — de la minorité ciblée, est un procédé d’inversion très courant en matière de racisme : c’est du même tonneau que les discours qui rendent les Frères musulmans responsables de la montée de l’islamophobie.
De même, l’UJFP sert très régulièrement d’alibi à une partie de la gauche radicale lorsqu’il est question de l’antisémitisme : on les brandit comme les « bons Juifs », qui permettent de ne surtout pas se poser trop de questions, de ne pas se confronter aux problèmes d’antisémitisme qui existent y compris au sein de la gauche radicale. L’attitude politique de l’UJFP depuis quelques années sur la question de l’antisémitisme la prédispose à jouer ce rôle avec un discours du type : « On n’est pas antisémites, la preuve, on fait des trucs avec l’UJFP. » C’est aussi en ce sens qu’elle est très appréciée, parce qu’elle n’oblige pas la gauche radicale à se remettre en cause. Bien sûr, nous ne pensons pas que c’est l’intention de l’UJFP. Mais nous ne pouvons que constater la réalité de ce genre de discours.
Vous évoquez le « philosémitisme d’État », l’idée de « privilège juif ». Quand l’éditeur Éric Hazan écrit se souvenir avec nostalgie du « temps où les juifs n’étaient pas du côté du manche », ou quand le Parti des Indigènes de la Répulique (PIR) évoque un « deux poids, deux mesures » en matière de lutte contre l’islamophobie et l’antisémitisme, c’est cette thèse qu’ils illustreraient ?
Cette thèse du « philosémitisme d’État » est pour nous erronée, et par ailleurs dangereuse : même si ce n’est pas l’intention de l’UJFP, elle réactive des stéréotypes antisémites particulièrement ancrés — comme ce prétendu « privilège juif » ou la prétendue « proximité des Juifs et du pouvoir ». Ce « philosémitisme d’État » ne repose pas sur une réalité matérielle, et réactive également le vieux thème antisémite de la période coloniale pour diviser juifs et musulmans afin de protéger l’ordre colonial. La phrase d’Éric Hazan est curieuse. Parce que maintenant les Juifs et les Juives seraient « du côté du manche » ? Il faut distinguer le discours de l’État et de la classe politique et la réalité matérielle. Il y a un décalage entre les paroles, la réalité et les actes. Premièrement, les avancées en matière de lutte contre l’antisémitisme sont le fruit de dizaines d’années de luttes menées par la minorité juive : elles ne sont pas le fait d’une prise de conscience soudaine et morale de la classe politique. Deuxièmement, l’historiographie française et l’enseignement scolaire continuent largement d’éluder la question de l’antisémitisme français pour se concentrer sur la seule période 1939–1945. Et encore, ceci se fait sur la base de « Vichy, ce n’est pas la France », avec toute une mythologie reconstruite autour de « La France résistante » — alors que seule une minorité (dont un nombre conséquent de Juifs et de Juives, d’Arménien·ne·s, d’Espagnol·e·s) a résisté. Ensuite, les antisémites blancs bénéficient d’une large impunité et d’une complaisance qui contredit ce discours : on pense à Égalité et Réconciliation, à Rivarol, mais aussi à des situations de harcèlement antisémite qui ont perduré pendant de nombreuses années dans l’indifférence — comme l’illustre récemment, on l’a dit, la Ligue du Lol.
« Parler de privilège pour parler d’une minorité ciblée par des actes racistes réguliers est à peu près aussi productif en matière d’antiracisme que de parler des privilèges des fonctionnaires en matière de lutte des classes. »
Bien sûr qu’il existe un discours public qui en fait des tonnes sur l’antisémitisme, et pas sur les autres formes de racisme ! Discours qui en profite d’ailleurs pour diffuser un poison raciste. Mais il ne s’agit pas de « philosémitisme d’État », pas plus que les grandes déclarations sur l’égalité hommes-femmes du gouvernement ne doivent masquer la réalité du patriarcat. Dénoncer un « philosémitisme d’État » est aussi absurde que de dénoncer un « féminisme d’État ». Parler de « privilège » pour parler d’une minorité ciblée par des actes racistes réguliers est à peu près aussi productif en matière d’antiracisme que de parler des « privilèges des fonctionnaires » en matière de lutte des classes. En réalité, plutôt que d’introduire ce genre de concepts, qui auront surtout pour seul effet d’obtenir un nivellement par le bas et un recul des luttes antiracistes, il serait plus productif de s’appuyer sur les quelques succès relatifs — et à relativiser — en matière de lutte contre l’antisémitisme, pour demander à les étendre et les généraliser à la lutte contre toutes les formes de racisme, dont l’islamophobie.
Le PIR dit proposer, par la voix d’Houria Bouteldja, une « offre généreuse » à l’endroit des Juifs de France : « Nous avons un destin commun comme nous avons potentiellement un avenir politique commun.» Mais vous estimez que le PIR défend des « positions réactionnaires » et minimise l’antisémitisme.
On n’a sans doute pas la même vision de la générosité. On ne demande d’ailleurs à personne la générosité, juste l’égalité. Le PIR s’est illustré régulièrement par des prises de position réactionnaires. Non seulement il minimise l’antisémitisme, mais il s’en fait parfois le vecteur. À la lecture de ses communiqués à chaque fait de violence antisémite (on parle de meurtres, notamment d’enfants), il y a régulièrement une mise en doute du caractère antisémite des actes, et on sent plus de sympathie pour les auteurs que pour les victimes. Ça signifie quoi de dire « Je suis Mohamed Merah », de « dénoncer toute censure contre Dieudonné » ou de dire que « les Juifs sont la batte de baseball avec laquelle on frappe les Noirs et les Arabes », en matière de « générosité » ? C’est une curieuse conception de « l’amour révolutionnaire ». Le PIR s’en défend, y voit un mauvais procès, mais quand ce genre de trucs revient de manière récurrente, et qu’il n’y a pas le début d’une autocritique, que le discours se borne à dire « Mais vous nous avez mal compris, vous êtes malveillants, en fait on ne vous veut que du bien », on ne peut juste que constater qu’il y a un profond problème.
« Je suis, cela va sans dire, un adversaire du sionisme », affirmait Trotsky en 1934 dans le cadre d’une interview parue dans Class Struggle. 85 ans plus tard, cette évidence n’en est plus une, et peut-être même exposera-t-elle bientôt, à entendre Macron, à des représailles judiciaires ! Qu’est-ce qu’être antisioniste, aujourd’hui, quand le projet sioniste a triomphé, que la communauté internationale l’a ratifié à la majorité et qu’une armée des plus solides le « sécurise » durablement ?
Rappelons d’abord que le sionisme est un mouvement nationaliste né dans des conditions particulières : il s’inscrit dans le mouvement des nationalités du XIXe siècle, mais avec une spécificité : il naît, à la différence des autres idéologies nationalistes, au sein d’une minorité nationale diasporique qui n’est majoritaire nulle part et qui est opprimée, justement, par les idéologies nationalistes européennes, qui désignent les Juives et les Juifs comme extérieurs au corps national en développant l’antisémitisme. C’est donc initialement une idéologie nationaliste qui se présente comme une solution à l’antisémitisme. Mais du fait de cette situation minoritaire des Juifs et des Juives, la constitution d’une majorité nationale juive sur un territoire donné, et donc d’un État-nation, n’a pu se faire qu’avec une entreprise coloniale — elle-même d’un genre particulier puisqu’elle s’est faite sans qu’existe initialement une métropole. Entreprise qui a eu pour conséquence l’expulsion massive des Palestinien·ne·s. Ainsi que la mise en place d’une domination coloniale sur ceux et celles-là en Palestine. Au sein de la minorité juive, cette idéologie a longtemps été minoritaire, même si elle a gagné progressivement en influence avec la montée de l’antisémitisme. Mais elle a été combattue par d’autres idéologies, dont les idéologies révolutionnaires qui la critiquaient à la fois pour sa tendance à porter l’effort sur le projet colonial au détriment de la lutte en diaspora contre l’antisémitisme, pour sa volonté de nier la culture juive diasporique et pour la conséquence du projet sioniste sur les Palestinien·ne·s. Aujourd’hui, les courants qui se revendiquent du sionisme en diaspora continuent de mettre en avant l’installation en Israël comme la solution face à l’antisémitisme.
« Aucune paix durable et juste ne peut découler d’une telle vision, qui nie l’effet concret de ce projet sur les Palestinien·ne·s : expropriation, expulsion, violence armée permanente, oppression raciste… »
Notre opposition au sionisme découle d’une double analyse. Premièrement : d’une position antinationaliste qui, sans nier les spécificités du sionisme par rapport aux autres nationalismes, en identifie également les traits communs. Cette position est notamment fondée sur l’analyse de l’effet que cette idéologie nationaliste (dans ses courants divers, de l’extrême droite à l’extrême gauche) a sur notre minorité : isolement, mécompréhension des dynamiques de l’antisémitisme, renonciation à la lutte, ici remplacée par le soutien à l’État-nation israélien. Deuxièmement : de nos positions anticolonialistes, en cohérence avec nos positions révolutionnaires. Aujourd’hui, l’idéologie sioniste continue à justifier le statu quo colonial et l’expropriation des Palestinien·ne·s au nom de la nécessité vitale de préserver un État-nation refuge pour les Juifs et les Juives. Pour la gauche sioniste, c’est un mal nécessaire (qu’il faudrait éventuellement limiter dans l’espace afin de préserver le fait national israélien) ; pour la droite, c’est une pratique légitimée par l’Histoire. Aucune paix durable et juste ne peut découler d’une telle vision, qui nie l’effet concret de ce projet sur les Palestinien·ne·s : expropriation, expulsion, violence armée permanente, oppression raciste…
Ceci étant dit, nous vivons dans une métropole coloniale et impérialiste responsable du saccage de l’Afrique et coresponsable du génocide au Rwanda. De façon permanente, elle mène des guerres néocoloniales et soutient des dictatures sanguinaires. C’est à partir de cette position que nous dénonçons le colonialisme israélien. Nous sommes donc contre le sionisme, mais ne nous définissons pas comme « antisionistes » parce que notre opposition au sionisme découle d’une vision anticolonialiste, hostile à l’ethnonationalisme « völkish ». Cette vision n’applique pas au sionisme un « deux poids, deux mesures », qui en ferait une forme de colonialisme ou de nationalisme meilleure — point de vue sioniste — ou pire qu’un autre — point de vue de bon nombre d’« antisionistes ». Nous insistons également sur le fait que l’attachement d’une partie de la minorité juive en diaspora au sionisme découle de la crainte d’un nouveau génocide et de l’idée du caractère indispensable d’un « État refuge » pour les Juifs et les Juives. Il faut comprendre cette crainte (après 2000 ans de persécutions et un génocide qui a fait disparaître deux tiers des Juifs et Juives d’Europe), et proposer une autre voix de lutte contre l’antisémitisme que celle qui consiste à soutenir la fuite en avant coloniale en Palestine. C’est ce à quoi nous nous attachons, et nous pensons que cette dimension est globalement sous-estimée. Pour ce qui concerne la situation en Palestine, il n’existe pas entre nous de positions unifiées sur la solution à apporter : deux États, un État binational, laïque et démocratique, une confédération… L’essentiel étant de rompre avec ledit statu quo colonial.
Dans une postface à Sur la Question juive de Marx, Daniel Bensaïd déplore le fait que le judéocide ait été déshistoricisé et dépolitisé : il serait devenu « un évènement théologique » fait d’indicible et d’impensable, laissant ainsi place à l’identité, comme « outrage » enveloppant, au lieu de penser la politique, et donc la révolution. Partagez-vous cette analyse ?
Nous considérons bien évidemment que le génocide des Juifs et Juives et des Rroms doit être pensé dans une perspective historique et politique — ce qui n’empêche nullement d’en souligner les spécificités. Nous ne développons pas une vision identitaire, ni de l’Histoire, ni de la politique, mais une vision matérialiste. Il est clair que le génocide des Juifs et des Rroms a longtemps été un sujet du domaine de l’indicible, puisqu’il aura fallu attendre 1995 pour que l’État français reconnaisse sa responsabilité… Mais il y a effectivement un accent mis sur l’émotionnel plutôt que sur le matériel. En évoquant le génocide, les politiciens prendront des tournures de phrase ampoulées et des emphases sur « les heures les plus sombres de notre Histoire », mais aucun accent n’est mis sur l’enseignement de cet évènement, les éléments qui l’ont précédé et les conséquences qui l’ont suivi. Beaucoup reste à faire pour éviter la mystification de l’Histoire : comment s’administre un génocide ? quelle responsabilité doit être portée, par qui ? Tel que c’est enseigné actuellement, la responsabilité des nazis est la seule évoquée, mais pas celles des témoins silencieux, des collaborateurs, ni celle de l’idéologie nationale qui a permis à l’appareil nazi d’administrer ce génocide. Il faut un contexte d’antisémitisme à même de permettre de dissocier un peuple spécifique du reste de la population et de rendre indifférent, ou justifiable, son assassinat massif. Il y a évidemment eu la volonté de confisquer ce traumatisme aux victimes juives et rroms. Lorsqu’on parle du génocide, on ne s’étend pas sur le fait que les collaborateurs et témoins passifs n’étaient pas ravis du retour des déportés, que les biens spoliés n’aient majoritairement pas été rendus. Ce sont des éléments factuels, pourtant. Ils permettent d’ancrer des évènements historiques dans la réalité. Ce n’est pas pour rien que le seul documentaire qui a eu pour but de comprendre comment ce génocide et pas pourquoi ce génocide, dure 10 heures… En essayant de comprendre comment, on apprend à identifier les prémices d’une situation génocidaire et l’implication de l’ensemble de la population dans celle-ci : c’est une question qu’un pays comme la France, encore incapable de reconnaître la violence inouïe de la colonisation, n’a pas envie de se poser.
La défense de la liberté d’expression s’est souvent cristallisée, ces dernières années, autour de la question juive et/ou israélienne. Avec l’idée qu’il y a des choses qu’on ne peut pas dire, plus dire — Soral et Dieudonné, vous les citiez, en ont très souvent joué ! Faut-il s’en remettre au pouvoir d’État pour faire face aux fascistes, ou peut-on imaginer d’autres voies ?
« La voix des opprimé·e·s est en permanence silenciée dans le système raciste ; faire taire les racistes, c’est permettre l’expression des opprimé·e·s. »
« La défense de la liberté d’expression » (de tout le monde, donc des fascistes) comme position abstraite est un angle d’attaque politique caractéristique du libéralisme : on pense la question en dehors des rapports sociaux et des rapports de forces réels. Le fait de se positionner comme opprimés est une constante pour les antisémites : c’est une inversion du réel. Cette stratégie de victimisation est un moyen pour eux de renforcer le stéréotype du « pouvoir juif » ; c’est une stratégie pleinement politique. En réalité, ce qui est défendu par celles et ceux qui la brandissent dans ces circonstances, c’est la « liberté d’oppression ». La voix des opprimé·e·s est en permanence silenciée dans le système raciste ; faire taire les racistes, c’est permettre l’expression des opprimé·e·s qui, sinon, est étouffée par la violence du discours raciste qui se répand en permanence. La lutte contre le racisme se fait, selon nous, « par tous les moyens nécessaires », pour reprendre une expression des Black Panthers. Nous ne nous en remettons pas au pouvoir d’État, mais nous ne voyons pas pourquoi il faudrait par exemple se priver d’utiliser les moyens légaux existants — ce qui n’empêche ni la lutte idéologique, ni la lutte physique pour étouffer le discours raciste et assurer l’autodéfense antiraciste.
On a récemment pu lire dans Le Monde, sous la plume de la rabbin Delphine Horvilleur, que « la contestation du pouvoir », si elle s’énonce sur le registre de la « dénonciation d’élites, de [la] culpabilité des riches ou [du] complot des puissants », renvoie au « langage ancestral qui fut dans l’histoire celui de l’antisémitisme ». On a également vu Le Point faire part de son trouble à la lecture du dernier ouvrage de François Ruffin, face à l’évocation des mots « Rothschild » et « Attali ». Comment rendre limpide l’idée que la lutte contre les détenteurs du capital n’a rien — ou ne devrait rien — à voir avec l’antisémitisme ?
La focalisation sur les banquiers juifs ou sur un « capitalisme financier/cosmopolite » (opposé artificiellement au vertueux « capitalisme industriel/national ») associé aux Juifs et aux Juives est effectivement une constante historique du discours antisémite « social ». Il s’agit là d’un « anticapitalisme romantique » qui ne s’attaque ni à la propriété privée des moyens de production et de distribution, ni aux rapports sociaux de production, et qui refuse d’envisager la mise en commun des moyens de production et de distribution. La seule manière de rendre limpide l’idée anticapitaliste est donc de la formuler de manière matérialiste, en s’attaquant à la racine des rapports sociaux de production : propriété commune des moyens de production et de distribution, marchandisation, société de classe. Et d’adopter un vocabulaire sans ambiguïté : parler de « bourgeoisie » plutôt que de « finance », identifier les classes en présence plutôt que les individus, refuser toute focalisation sur les bourgeois juifs en particulier.
L’essayiste Michel Warschawski nous disait un jour, à Jérusalem : « Je ne crois pas à l’existence de valeurs juives. » Entendre que, pour lui, « tout est juif ». Vous louez quant à vous une « éthique juive et universaliste » : quels en sont les contours singuliers ?
Nous avons, en tant que révolutionnaires, des valeurs éthiques qui sont universelles, en ce sens qu’elles sont communes à l’humanité et existent dans toutes les sociétés, à toutes les époques : entraide, solidarité, refus de la domination… L’éthique juive dont nous nous revendiquons est simplement l’une des formes culturelles qu’a prise cette éthique universelle, liée à la condition de minorité opprimée. Ce n’est pas tout à fait un hasard si de très nombreux Juifs et Juives ont participé au mouvement ouvrier révolutionnaire, dans toutes ses tendances, en jouant parfois un rôle moteur dans la création d’organisations de solidarité qui étaient loin de ne se consacrer qu’à la minorité juive et aux problèmes auxquels elle était confrontée. C’est aussi parce qu’ils y trouvaient l’expression de valeurs présentes dans la culture diasporique. Nous nous situons dans la continuité de ce parcours, et il y a nombre de figures historiques qui nous inspirent : d’Emma Goldman en passant par Rosa Luxemburg, de Marek Edelman en passant par Denis Théodore Goldberg, de Lucien Sportisse à Ilan Halevi, de Joseph Rosenthal à Adolfo Kaminsky. Parmi bien d’autres.
Le Bund et les FTP-MOI sont des références régulièrement mobilisées au sein du camp de l’émancipation. Mais cet intérêt, que vous partagez bien sûr, occulte à vos yeux la lutte contre l’antisémitisme contemporain. Évoquant la mémoire des combattants du ghetto de Varsovie, vous en appelez à ne plus attendre et à agir, ici et maintenant, contre l’antisémitisme. Vous avez d’ailleurs parlé d’« autodéfense ». Que recouvre-t-elle ?
Nous avons soulevé une attitude qui nous paraissait problématique : celle de ne parler des Juifs et Juives qu’au passé, d’invoquer ces expériences moins pour en tirer des enseignements aujourd’hui que pour surtout éviter de parler de la situation des Juifs et des Juives au présent. Or « le passé ne s’est envolé nulle part ». Parler de ces références doit être un moyen de poursuivre le combat, et pas de l’éluder ou le remiser dans le rayon des nostalgies commodes. Ces références ne sont pas exclusives : il existe d’autres références juives dans le mouvement ouvrier internationaliste. L’autodéfense est une longue tradition dans la diaspora en Europe, qui a suscité face aux pogroms la formation de groupes d’autodéfense appelés « Zelbshuts ». L’idée est de renoncer à subir, de ne pas compter sur l’État pour se défendre, ici et maintenant. C’est une pratique née de la nécessité. Mais cette notion ne doit pas être comprise seulement dans cette perspective d’autodéfense physique (visant à préserver nos intégrités face aux antisémites), mais sur le plan de la lutte idéologique également : prendre en charge notre propre lutte et ne pas compter sur des « protecteurs », d’où qu’ils viennent.
Entretien réalisé par la Revue Ballast.
Notes