Gilbert Achcar est professeur à la faculté d’études orientales et africaines (SOAS) de l’Université de Londres. Il a publié, entre autres, deux livres sur les révolutions dans le monde arabe : en 2013, « Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe » et en 2017, « Symaptômes morbides. La rechute du soulèvement arabe ». Nous revenons avec lui sur ces cinq dernières années de révoltes et de répression.

De la révolution à la contre-révolution dans le monde arabe, faut-il désespérer aujourd’hui ? Gardes-tu une forme d’optimisme, malgré les tragédies et reculs qui se succèdent ces dernières années ?

Il ne faut jamais désespérer tant que le potentiel existe qui permet l’espoir. En tant qu’athées, nous ne croyons pas aux miracles, ni aux interventions divines. Ce qui reste donc est une question de jugement sur le potentiel de changement. En ce qui concerne le monde arabe, il y a eu des défaites, certes, mais pas d’écrasement des mouvements de masse et des forces politiques progressistes qui ont fait les soulèvements de 2011, comme on peut parler d’écrasement du mouvement ouvrier allemand après l’arrivée au pouvoir des nazis.

Même dans le cas de la Syrie, où la situation est de loin la plus tragique, il n’y a pas eu d’écrasement direct et systématique de celles et ceux – jeunes, hommes et femmes, démocrates, progressistes, laïcs – qui ont été au cœur du soulèvement de 2011. Peu d’entre eux se sont impliqués dans la guerre civile, et beaucoup sont partis en exil, d’où ils entretiennent la flamme révolutionnaire.

Par ailleurs, mon jugement s’appuie aussi sur la conscience que ce qui a explosé en 2011 est un processus révolutionnaire de longue durée qui ne pouvait naturellement pas se poursuivre en ligne droite, ascendante, d’autant plus que ce qu’on appelle, dans un certain jargon, les « conditions subjectives » étaient loin d’être réunies. Le retour de bâton était inévitable.

Cependant l’ébullition en cours dans certains pays, en particulier au Maroc, en Tunisie, et même au Soudan, montre bien que le potentiel explosif ancré dans la crise socio-économique, structurelle, que connaît la région, ce potentiel est toujours là, et il n’est pas près de se dissiper. Il ne s’agit pas d’être optimiste. Je récuse l’alternative optimisme/pessimisme. Il n’y a pas tellement de raisons d’être optimiste aujourd’hui dans le monde arabe, mais je ne confonds pas optimisme et espoir. L’espoir se fonde sur le potentiel, la possibilité objective à long terme qui va dépendre du facteur subjectif et du concours des circonstances. Ce n’est pas du tout une croyance en l’inéluctabilité des lendemains qui chantent.

A propos de la Syrie, le cas le plus tragique comme tu dis, tu penses qu’Assad a définitivement gagné la guerre civile, ou est-ce qu’il peut encore y avoir une autre issue ?

C’est une victoire à la Pyrrhus. Assad a gagné au sens où il reste en place, et il y a même aujourd’hui un consensus international pour le garder en place. Le dernier à s’y être rallié, c’est Macron. Sous cet angle, Assad a gagné, mais il reste au « pouvoir » avec beaucoup de guillemets, car il est entièrement dépendant de l’Iran et de la Russie, et même parmi les Syriens qui constituent son propre camp, une bonne partie des régions dites « sous le contrôle du régime » sont en fait soumises au pouvoir de milices incontrôlables, qui sont officiellement pro-régime mais relèvent surtout du brigandage.

Pour une renaissance du mouvement révolutionnaire en Syrie, il faudrait un compromis qui mette fin à la guerre dans des conditions permettant le retour des réfugiés et le renouveau de l’action politique. La seule possibilité aujourd’hui serait un accord international, comprenant le déploiement dans le pays d’une force internationale de maintien de la paix qui puisse rassurer celles et ceux qui ne font confiance ni au régime ni aux groupes armés de l’opposition.

Qu’en est-il aujourd’hui des conditions objectives qui prévalaient au moment de l’explosion révolutionnaire en 2011 ? Et pourquoi dis-tu que les « conditions subjectives » n’étaient pas réunies en 2011 ?

La Tunisie en est une bonne illustration. Comparée aux autres pays de la région, les conditions subjectives y étaient et restent de loin les meilleures. Pourquoi ? Parce que c’est le seul pays de la région où existe un mouvement ouvrier organisé, avec une réelle autonomie à la base, et même aux échelons intermédiaires. Le sommet seul était soumis au pouvoir sous Ben Ali. C’est cette situation unique qui fait que la Tunisie était le maillon le plus faible de la chaîne des Etats de la région, et cela était déterminé par l’existence de conditions subjectives qui ajoutent au poids de la crise objective commune à toute la région.

Ce n’est pas par hasard que le soulèvement régional a commencé en Tunisie, et que ce pays a été le premier de la région où le mouvement populaire a réussi à écarter un dictateur. Le mouvement ouvrier a été le fer de lance, la véritable direction du soulèvement de décembre 2010 – janvier 2011 en Tunisie. Ce n’était pas du tout une « révolution Facebook » comme ont pu dire les médias occidentaux sur le « printemps arabe ».

Il existait une puissante organisation qui a pu diriger l’explosion tunisienne. Si celle-ci a pu se transformer en soulèvement national, c’est bien grâce à la centrale syndicale, l’UGTT, et en particulier ses syndicats les plus combatifs, comme ceux des enseignants, qui ont joué un rôle clef dans l’extension du soulèvement. Ce n’est pas non plus un hasard si sur les six pays arabes qui ont connu un soulèvement majeur, la Tunisie est le seul où les acquis démocratiques ont été préservés jusqu’ici. Cela aussi, c’est le produit d’un rapport de forces dans lequel le mouvement ouvrier est déterminant. Le mouvement ouvrier est la principale composante du facteur subjectif en Tunisie, mais il s’est limité à la perspective du changement politique démocratique. Il faudrait qu’il se radicalise pour aller au-delà, car un changement radical de l’ordre socio-politique et socio-économique, autrement dit de la nature de classe du pouvoir, est indispensable pour sortir de la crise.

Cela nous amène à discuter de la question du parti révolutionnaire et des forces révolutionnaires dans le monde arabe. En lisant ton dernier livre, on est frappé par ton évaluation des erreurs de la gauche régionale. Tu en dessines un tableau très critique.

Oui, c’est en cela que consiste d’abord la faiblesse des conditions subjectives dans la région : le changement révolutionnaire qui est à l’ordre du jour objectivement n’a pas de répondant parmi les forces politiques en présence. Il n’y a pas aujourd’hui de force politique capable de diriger ce changement. Il y a évidemment des gens à l’extrême gauche qui aspirent au changement radical, mais en règle générale ils sont trop faibles.

Ce qu’on a vu à l’œuvre, ce sont des conglomérats de sensibilités politiques diverses allant de la gauche radicale aux libéraux-progressistes (par référence au libéralisme politique), qui se sont alliés à l’un ou à l’autre des deux camps contre-révolutionnaires que sont les forces des anciens régimes et les oppositions islamiques intégristes. Dans un premier temps, un peu partout, puisque le soulèvement se faisait contre les anciens régimes, on a vu se nouer des alliances avec les intégristes, puis dans un deuxième temps, voire d’emblée pour certains (je pense au cas de la Syrie), on a vu des groupes avoir une attitude plus qu’ambigüe à l’égard des forces de l’ancien régime au nom de l’opposition aux intégristes.

En Egypte, on a vu les mêmes passer de l’alliance avec les intégristes contre le régime, à l’alliance ouverte et déclarée avec l’armée, donc avec l’ancien régime, contre les intégristes. En Syrie, contrairement à la Tunisie ou à l’Egypte, il n’y avait pas de réseau organisé à cause de la nature ultra-répressive du régime. L’opposition avait été décimée par la répression au fil des ans. Le soulèvement a été dirigé au début par un réseau de comités de coordination qui s’était formé spontanément en faisant un usage intensif des moyens qu’offre l’internet. Il a ensuite passé la main à un Conseil national syrien autoproclamé, installé à Istanbul sous tutelle turco-qatarie et dominé par les Frères musulmans. Une partie majeure de la gauche syrienne s’est engouffrée dans cette aventure vouée à l’échec.

Nulle part a-t-on vu émerger une direction un tant soit peu crédible sur une ligne d’indépendance politique vis-à-vis des deux pôles de la contre-révolution. Ces deux pôles sont d’ailleurs tous deux ancrés dans les bastions de la réaction à l’échelle régionale que sont les monarchies du Golfe, avec le Qatar soutenant les intégristes, et les Saoudiens soutenant les anciens régimes.

Tu soulèves dans ton livre un paradoxe à propos de la Tunisie. Le Front populaire et l’UGTT ont voulu s’allier à Nidaa Tounes, qui regroupe les hommes de l’ancien régime, face au péril d’une dictature islamiste dirigée par Ennahdha, mais l’épisode s’est conclu par un compromis entre les hommes de l’ancien régime et les islamistes. Le Front populaire s’est retrouvé écarté de ce compromis… et condamné à l’indépendance politique. Ce qui pour toi est plutôt une bonne nouvelle.

Oui, « condamné » est bien le terme. Une partie de la gauche tunisienne s’est alliée avec Ennahdha en 2011, puis après l’arrivée au pouvoir d’Ennahdha à l’issue des élections, ils s’y sont opposés. Cela les a amenés à faire alliance avec les restes de l’ancien régime, regroupés dans Nidaa Tounes, contre Ennahdha. C’est un peu le même scénario qu’en Egypte : il y a eu le 30 juin 2013 en Egypte [des manifestations immenses contre le gouvernement des Frères musulmans précèdent le coup d’Etat militaire du 3 juillet] et le 6 août 2013 en Tunisie [une énorme mobilisation oblige Ennahdha à entrer dans un processus qui l’amène à abandonner le pouvoir]. Avec la différence bien sûr qu’il n’y a pas eu de coup d’Etat en Tunisie, où l’armée ne joue pas le même rôle et n’a pas la même influence.

Au moment de la formation du gouvernement par Nidaa Tounes, une partie de la gauche tunisienne était tout à fait prête à en faire partie. Ce qui a empêché cela, c’est le choix de Nidaa Tounes de coopter Ennahdha plutôt que la gauche, et comme la gauche avait déclaré Ennahdha ennemi absolu, il ne lui était pas possible de participer à ce gouvernement de coalition. Ils ont donc bien été « condamnés » à l’indépendance. Tant mieux, c’est ce qui pouvait leur arriver de mieux. Mais là aussi, la gauche tunisienne n’est pas au niveau de radicalité qu’exige la situation.

Celle-ci est tout à fait explosive. Le chômage des jeunes est accablant et les conditions socio-économiques ne cessent de se dégrader. Cela requiert une attitude plus radicale que celle qu’a adoptée le Front populaire jusqu’ici. Au lieu de pousser le mouvement ouvrier sur la voie politique d’un pouvoir de classe, la gauche adhère au mythe du syndicalisme qui doit rester en dehors de la politique, contrairement à ce qu’a été l’UGTT historiquement. Ce manque de radicalité de la gauche est une des clés (pas la seule) qui expliquent pourquoi la radicalité de l’intégrisme totalitaire de Daech a pu attirer tant de jeunes Tunisiens. La Tunisie a envoyé le plus de jeunes à Daech relativement à sa population. Les autres clés sont le chômage des jeunes et l’immense frustration d’une jeunesse qui a cru au changement en 2011, et qui se retrouve avec pour président un des trois plus vieux chefs d’Etat du monde !

Les islamistes, du type Frères musulmans, sont arrivés au pouvoir en Egypte et en Tunisie. Que sont-ils devenus à l’épreuve du pouvoir ? En Occident, il y a une petite musique, devenue assourdissante ces dernières années, selon laquelle les révolutions arabes étaient un malentendu, elles auraient été vouées dès le début à être dominées par des forces réactionnaires, les islamistes. Or tu dis dans ton livre que l’islamisme était « l’idéologie contre-hégémonique dominante » dans le monde arabe depuis le début des années 1980. Alors qu’en est-il maintenant ? Et comment la gauche révolutionnaire peut-elle desserrer l’étau formé par les deux grandes forces contre-révolutionnaires de la région ?

En 2011, cette vision orientaliste selon laquelle la culture, la religion de ces populations les condamneraient à la réaction a reculé pour un temps. On a constaté avec ingénuité : « Tiens, ces Arabes aspirent aux mêmes choses que nous »… Cela n’a pas duré longtemps : avec le retour de bâton, le vieux discours est revenu en force. « Il vaut mieux des dictateurs dans ces pays-là plutôt que les intégristes qui sont la seule alternative possible. » Comme quand Chirac justifiait la poigne de fer de Ben Ali. C’est une vision profondément méprisante.

Cela dit, le fait que les Frères musulmans allaient jouer un rôle crucial était couru d’avance. C’est une question de rapports de forces. La défaite du nationalisme de gauche qui dominait la région dans les années 1960, symbolisée par la défaite arabe face à Israël en juin 1967, a ouvert la voie à la montée de deux pôles opposés : une nouvelle gauche radicale et les forces intégristes. Celles-ci étaient soutenues par les Etats-Unis et les monarchies du Golfe comme antidote au nationalisme de gauche. Dans les années 1970, elles ont été promues par les gouvernements contre la gauche radicale – partout, y compris dans des pays comme la Tunisie et l’Algérie, où elles seront écrasées plus tard lorsqu’elles seront devenues dangereuses pour les pouvoirs en place.

Mais à l’échelle de la région, les Frères musulmans, comme les salafistes, ont été soutenus financièrement, ainsi qu’au moyen de la télévision, par les monarchies du Golfe. A partir du milieu des années 1990, le Qatar est devenu le sponsor des Frères musulmans, et a lancé la chaîne Al Jazeera mise à leur disposition. Donc quand le soulèvement est arrivé, ces forces, même là où elles avaient été durement réprimées, bénéficiaient de moyens financiers et de la télévision. Il était donc évident qu’elles allaient jouer un rôle de premier plan.

Le Qatar les a fait valoir comme option contre-révolutionnaire auprès des pays occidentaux, menés par les Etats-Unis d’Obama. C’était l’option de canaliser le mouvement, un choix de récupération. Il y avait à l’opposé une option carrément contre-révolutionnaire d’affrontement et d’écrasement, soutenue par les Saoudiens. Au Bahreïn, ils sont intervenus directement, mais alors qu’ils auraient souhaité que le mouvement soit écrasé dans l’œuf partout ailleurs, les rapports de forces se sont avérés différents, empêchant la répression frontale.

C’est alors l’option récupération qui a séduit l’administration Obama. Les Etats-Unis étaient à ce moment au point le plus faible de leur hégémonie dans la région depuis leur première guerre contre l’Irak en 1991. En 2011, ils quittent l’Irak avec une énorme défaite à la clé : non seulement le pays échappe à leur contrôle, mais il est tombé sous la coupe de leur ennemi juré, l’Iran. L’administration Obama se saisit donc de l’option promue par le Qatar. En Egypte, en Tunisie, les gouvernements occidentaux font pression pour que l’on permette à ces forces d’accéder au pouvoir. Au Maroc, la monarchie prend les devants et coopte au gouvernement l’équivalent local des Frères musulmans afin de l’obliger à se confronter aux problèmes socio-économiques, en misant sur le fait que cela lui ferait perdre sa crédibilité, tout en désamorçant la contestation qui avait surgi dans ce pays également en 2011.

Mais cela n’a pas duré. L’ancien régime a fini par réagir. La Syrie est le pays qui a arrêté l’« effet domino » enclenché en Tunisie, grâce au soutien de l’Iran qui intervient massivement depuis 2013. C’est le signal d’un retournement global de situation, qui continue ensuite en Egypte avec le coup d’Etat, en Tunisie avec l’arrivée au pouvoir de Nidaa Tounes, puis avec la guerre civile en Libye et au Yémen. C’est partout l’affrontement entre les deux camps contre-révolutionnaires. L’ancien régime est en pleine contre-offensive : même en Libye où il a été démantelé de façon radicale, le général Haftar en regroupe les restes, contre les intégristes. C’est ce choc des deux options qui explique en grande partie la crise actuelle entre le Qatar, d’une part, les Saoudiens et les Emirats arabes unis, de l’autre.

Peut-on revenir sur l’expérience des islamistes au pouvoir ? Beaucoup de commentateurs occidentaux ont été surpris par la politique des Frères musulmans en Egypte et en Tunisie, de voir à quel point ils étaient prêts à mener une politique néolibérale, et pas du tout « anti-occidentale ». Peux-tu en dire plus, par ailleurs, sur la crise actuelle entre le Qatar et l’Arabie saoudite et ses alliés ?

Les Etats-Unis savaient très bien à quoi s’en tenir avec les Frères musulmans. Au temps où le fond de l’air était de gauche dans le monde arabe, les Etats-Unis ont collaboré avec les Frères musulmans, avec le régime saoudien comme troisième élément de cette triade. Il y a eu brouille après l’intervention militaire massive des Etats-Unis contre l’Irak au début des années 1990. C’était une intervention très impopulaire, et les Frères musulmans s’y sont eux aussi opposés.

Mais par la suite on a vu un rapprochement s’opérer à nouveau entre eux et Washington, surtout après le 11 septembre 2001, lorsque Washington les a appréciés de nouveau, non plus seulement en tant qu’alliés contre la gauche, mais comme alliés « modérés » contre Al-Qaïda et ceux qu’on appelle les djihadistes, qui devenaient alors un souci majeur pour les Etats-Unis. Il y avait déjà eu un changement d’attitude sous l’administration Bush : Washington avait repris langue avec les Frères musulmans, et là encore le Qatar avait joué son rôle d’entremetteur. En 2011, les Etats-Unis sont bien contents d’avoir les Frères musulmans comme option dans un pays comme l’Egypte, pour empêcher une évolution qui aille franchement et carrément contre leurs intérêts.

En effet, Morsi au pouvoir, ce n’est pas seulement le néolibéralisme. Personne, ou alors il fallait être vraiment très naïf, ne considérait les islamistes comme une force de gauche sur le plan socio-économique. Ils adhèrent à fond à l’idéologie néolibérale, y compris dans leur conception même du social qui relève de la charité prodiguée par des institutions religieuses, et non d’un droit des citoyens et d’une obligation de l’Etat. C’est non seulement sur ce terrain-là, qui va de soi, mais aussi en politique extérieure que les Frères musulmans ont pu plaire aux Etats-Unis. Morsi n’a en rien remis en cause leurs rapports étroits avec l’Egypte. Plus même, alors que le Hamas est la branche palestinienne des Frères musulmans, Morsi a joué un rôle de médiateur dans le conflit de Gaza, au lieu de soutenir le Hamas. Il a été félicité pour cela par l’administration Obama. L’option Frères musulmans est donc un choix tout à fait rationnel de la part des Etats-Unis, et c’est d’ailleurs pour cela que, lorsqu’il y a eu le coup d’Etat militaire en Egypte en 2013, l’administration Obama n’a pas caché son mécontentement. Je crois d’ailleurs que là-dessus ils se trompaient, parce que l’alternative aurait été une radicalisation du mouvement social, dont la possibilité existait fortement en Egypte en 2013.

Les Saoudiens et les Emirats arabes unis ont, par contre, soutenu avec enthousiasme la prise du pouvoir par Sissi en Egypte. Le coup d’Etat égyptien a constitué une lourde défaite politique pour le Qatar. Cependant, surtout après le changement de leur monarque, les Saoudiens, obsédés par la menace iranienne et constatant que dans des pays comme la Syrie ou le Yémen, ils se retrouvaient dans le même camp que les Frères musulmans, ont privilégié pour un temps le front unique sunnite, avec ces derniers et le Qatar. Jusqu’à l’arrivée de Trump au pouvoir.

Avec celui-ci, c’est l’installation d’un pouvoir islamophobe à Washington, qui contraste fortement avec la politique de l’administration Obama. Les conseillers d’extrême droite de Trump l’incitent à classer les Frères musulmans comme « terroristes ». Ils vont se trouver en affinité avec les Emirats arabes unis, farouchement opposés aux Frères musulmans. Les Emirats sont alliés très étroitement avec l’Egypte, avec qui ils interviennent en Libye pour soutenir Haftar, qui vient de reprendre Benghazi. Ensemble, ils ont poussé les Saoudiens dans le sens d’un nouveau raidissement sur la question. La visite de Trump au royaume a été l’occasion de conclure le marché dans ce sens. D’où cette forte pression sur le Qatar, en exigeant qu’il cesse de soutenir les Frères musulmans.

Voilà ce qui se passe fondamentalement aujourd’hui. On assiste à un conflit entre, d’un côté, le Qatar, soutenu par la Turquie (l’Iran profite certes de la situation, mais le Qatar prend bien soin de ne pas se mouiller de ce côté qui fâcherait Washington, alors qu’avec la Turquie il n’y a pas de problème puisque c’est un membre de l’OTAN) et, de l’autre côté, l’axe Arabie saoudite-Emirats arabes unis-Egypte. L’administration américaine est divisée là-dessus, entre, d’une part, Trump et ses conseillers d’extrême droite islamophobes qui vont dans le sens du Caire et d’Abou Dhabi, et, d’autre part, le département d’Etat et le Pentagone – surtout que le Qatar héberge la plus grande base et le centre de commandement militaire des Etats-Unis pour toute la région aux frais de la princesse, ou plutôt de l’émir en l’occurrence. Le Pentagone et le département d’Etat voient d’un mauvais œil ce conflit. L’administration Trump apparaît comme particulièrement délabrée…

Penses-tu que l’épisode des islamistes au pouvoir, puis leur chute en Egypte et leur recul en Tunisie, affaiblissent l’idéologie islamiste dans une partie du monde arabe, et que cela donne plus de possibilités à la gauche révolutionnaire ?

Ce n’est pas automatique. Sissi n’est pas mieux pour la gauche révolutionnaire que Morsi. En un sens, c’est même l’inverse : Morsi au pouvoir, c’était plus efficace pour discréditer les Frères musulmans, plutôt que de les transformer à nouveau en victimes. Ces coups d’Etat réactionnaires sont des contre-révolutions triomphantes, alors que Morsi au pouvoir, cela ne compromettait pas le potentiel révolutionnaire ; au contraire, la situation ne cessait de se radicaliser. L’arrivée de l’armée au pouvoir a mis fin à cette radicalisation. Il n’y a pas de vases communicants entre Frères musulmans et gauche révolutionnaire. Ce n’est pas une opposition binaire, mais un jeu triangulaire, et donc la défaite des Frères musulmans, si elle passe par un renforcement de l’ancien régime et de la contre-révolution au sens d’une restauration musclée, cela n’améliore pas les conditions pour la gauche, loin de là. C’est donc plus compliqué.

Ce qui reste, encore une fois, du potentiel réel pour la gauche, c’est la crise socio-économique. En Egypte, Sissi a choisi la thérapie de choc prônée par le FMI. Mais c’est voué à l’échec : il n’y aura pas d’essor spectaculaire de l’investissement privé dans le contexte des pays arabes. Ce qui va rester, c’est le choc sans la thérapie, comme on disait dans les années 1990 de la Russie. Or la colère populaire grandit, et c’en est déjà fini de la période de grâce de Sissi. Le problème reste la capacité des forces de gauche à s’organiser comme alternative à la fois contre l’ancien régime et contre les intégristes. Il faut construire cette gauche-là. Les conditions pour sa construction sont bien meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’étaient avant 2011. La région a vécu sous le despotisme pendant des décennies, et pour la première fois, en 2011, elle a vu des mouvements populaires renverser des dictateurs. Cette expérience est source d’espoir pour l’avenir. On est entré dans un processus de longue durée qui durera de longues années, voire des décennies.

Propos recueillis par Yann Cézard

Article repris du site du NPA