Les soulèvements arabes de l’année 2011 et le processus de déstabilisation régionale qu’ils ont enclenché, combinés à la perte d’hégémonie étatsunienne consécutive à la déroute politique et militaire en Irak, ont contribué à accroître les rivalités entre puissances régionales, Iran et Arabie saoudite en tête. En Syrie, au Yémen, en Irak, au Liban… les affrontements diplomatiques, politiques et/ou militaires entre Arabie saoudite et Iran se sont ainsi multipliés, même si leurs troupes ne s’affrontent pas directement et s’il n’y a pas officiellement de guerre en les deux pays. 

C’est ce qui autorise à parler de « guerre froide » entre les deux puissances régionales, sans évidemment relativiser le caractère éminemment « chaud » des guerres en Syrie ou au Yémen, qui ont fait des centaines de milliers de victimes, avec des millions de déplacéEs et des situations humanitaires absolument catastrophiques. Une guerre froide entretenue par deux acteurs aux motivations diverses : du côté de l’Iran, la volonté expansionniste est manifeste, en Irak, au Liban ou en Syrie, tandis que du côté saoudien, c’est l’ultra-conservatisme et la volonté que « rien ne change » qui domine. 

Le samedi 14 septembre à l’aube, des bombardements sur les installations pétrolières saoudiennes, commis par des drones armés de missiles, ont fait craindre le pire, avec la menace d’une conflagration régionale et d’une « guerre chaude ». À l’heure actuelle, et l’on ne peut que s’en réjouir, ce basculement n’a pas eu lieu, qui serait une catastrophe supplémentaire pour les peuples du Moyen-Orient. (J.S.)


Comment comprendre les récents bombardements sur les installations pétrolières saoudiennes ? Quelles implications possibles ? 

Gilbert Achcar : Officiellement, ce sont des bombardements organisés par les forces houthies au Yémen, en représailles aux bombardements continus de leur pays par la coalition menée par les Saoudiens. C’est en tout cas ce qui a été annoncé. Mais évidemment, et ce n’est un mystère pour personne, l’Iran est très certainement impliqué. Soit parce que, comme le soutiennent les Américains, une partie de ces bombardements proviendrait d’Irak, voire directement d’Iran, mais cela, nous n’en savons rien. Mais même si les drones sont partis du Yémen, et il semblerait même qu’il y ait eu des missiles de croisière impliqués, on voit mal comment les Houthis auraient les moyens technologiques de faire cela sans l’Iran. 

Il est donc clair que c’est d’abord et avant tout un message de l’Iran qui a choisi de pousser les choses à leurs limites face aux États-Unis, en sachant que l’administration Trump, et Trump lui-même, ne sont pas dans une position leur permettant de prendre le risque d’un embrasement de la région. Donc l’Iran est en train de pousser les choses, en permanence, face aux États-Unis et à leurs alliés régionaux : c’est le sens fondamental de ce qui s’est passé avec ce bombardement. Il s’agit aussi de souligner la vulnérabilité du royaume saoudien, et de montrer que toute attaque contre l’Iran pourrait entraîner, en retour, une attaque massive sur l’Arabie saoudite, et notamment, ce qui est très bien calculé, sur le pétrole, ce qui déclencherait une crise économique de grande ampleur à l’échelle mondiale. Avec ce bombardement relativement limité, on a eu une hausse de 20 % des prix du pétrole en 24 heures, donc on peut imaginer ce qui se passerait en cas de conflagration régionale. 

L’un des aspects que certains ont trouvé surprenant est que, tant du côté saoudien que du côté des États-Unis, les déclarations enflammées ont été suivies ­d’assez peu d’effets, et même d’une ­certaine retenue, voire d’une volonté d’apaisement…

Tout le monde sait que Trump est obsédé, désormais, par son deuxième mandat, par la possibilité de remporter une deuxième élection. Il ne prendrait donc pas le risque d’être responsable d’une grande catastrophe dans les mois qui viennent, ce que les Iraniens comprennent très bien, et c’est pour cela qu’ils poussent les choses, à la limite de la provocation, tout en entretenant le flou sur qui bombarde, de manière à laisser la possibilité aux États-Unis de ne pas riposter. Même si les États-Unis disent que c’est l’Iran qui est responsable des bombardements, il n’y a pas de preuves tangibles, et Trump peut donc se permettre de ne pas riposter et de faire ce qu’il est en train de faire, qui est une preuve de faiblesse, même si le discours de son administration consiste à dire que la force des États-Unis est dans la retenue dont ils font preuve, avec l’envoi de troupes pour renforcer la protection du royaume saoudien.

Quant aux Saoudiens, il ne faut pas oublier que l’Arabie saoudite n’est pas Israël, et qu’ils ne font rien sans le feu vert explicite des États-Unis, et encore moins après ce qui vient de se passer, qui montre leur vulnérabilité face à l’Iran. Ce serait une aventure insensée pour eux de se lancer dans une opération militaire sans le feu vert, et surtout sans l’appui, la participation, voire la direction des États-Unis. On peut tout à fait imaginer un allié des États-Unis comme Israël s’engageant dans des actions unilatérales : les Israéliens sont capables de le faire, ils ont une tradition d’autonomie militaire, même s’ils dépendent étroitement des États-Unis, ils ne sont pas un simple pion, il y a parfois des tiraillements entre eux et leur parrain. Les Saoudiens sont complètement dépendants de Washington, surtout lorsque l’enjeu est de faire face à une puissance régionale comme l’Iran. 

Tu dis que l’Iran veut pousser les choses au maximum. Quel est leur objectif ? Est-on « seulement » dans le cadre de l’affrontement régional qui dure depuis plusieurs années avec les Saoudiens suite aux soulèvements de 2010-2011 ou les choses vont-elles au-delà ?

Il y a plusieurs niveaux entremêlés dans cette affaire, y compris ce qui se passe à l’intérieur même de l’Iran. Le fait que cette attaque survienne juste avant la réunion de l’Assemblée générale des Nations unies, au moment où tout semblait indiquer que Trump cherchait à avoir une réunion avec le président iranien Rohani, peut tout à fait indiquer qu’il s’agit d’une action des Gardiens de la Révolution qui sont, si l’on peut dire, l’aile dure du régime iranien et la force qui s’occupe de tout ce qui concerne les actions extérieures. Ils avaient affirmé qu’ils ne voulaient pas qu’une telle rencontre ait lieu, et il peut donc tout à fait s’agir d’une façon de saborder toute perspective de rencontre Trump-Rohani. Il faut tenir compte de cette dimension. 

Mais plus généralement c’est une façon pour l’Iran, et tout particulièrement pour l’aile expansionniste du régime iranien, qui ne cesse d’étendre les pions à l’échelle régionale, de marquer le coup, de renforcer un peu plus l’image et l’influence de l’Iran dans les rapports de forces régionaux, de montrer la limite de la couverture, de la protection américaine. Il y a donc plusieurs façons de lire le message qui a été envoyé. 

Et plus globalement encore, c’est une réaction face à une administration étatsunienne qui a résilié l’accord qui avait été conclu avec Téhéran, une administration qui a augmenté les sanctions, avec des sanctions qui font mal, il ne faut pas le sous-estimer. L’économie iranienne en pâtit, cela nourrit le mécontentement social et on a vu, ces deux dernières années, une montée des mouvements sociaux en Iran [voir page 5]. C’est donc une riposte des plus durs du régime, une riposte qui attise les sentiments nationalistes dans la population iranienne. Leur idéologie principale, plus que l’intégrisme islamique chiite, est en effet, par rapport à la population locale, ce qui est différent des alliés régionaux, le nationalisme, comme on l’a encore vu récemment avec le grand défilé militaire à Téhéran, et toutes les gesticulations qui l’ont accompagné.

Y a-t-il un risque de conflagration régionale, ou l’ensemble des acteurs sont-ils dans une logique de démonstrations de force, avec la conscience qu’ils doivent se contenir afin d’éviter de perdre tout contrôle sur la situation ?  

Du côté iranien, on teste, on pousse le bouchon jusqu’à ce qui semble être la limite au-delà de laquelle on invite à une inévitable riposte. Mais ils ne vont pas jusque-là, sinon ils auraient par exemple affirmé que ce sont eux qui avaient organisé ou mené les bombardements sur l’Arabie saoudite. On laisse donc un flou, en sachant que Trump n’a aucune envie de s’engager dans une aventure militaire : ils le savent, ils en profitent, ce qui est de bonne guerre de leur point de vue. 

Mais on sait très bien aussi que dans ce genre de jeu, il est impossible de tout contrôler. Il peut y avoir un dérapage qui crée un engrenage fatal, et donc il est clair que là, on joue avec le feu. Et c’est pour cela que les alliés des États-Unis, en particulier l’Europe, sont très inquiets. Car l’Europe est en première ligne pour subir les conséquences d’un tel engrenage, y compris et notamment au niveau du pétrole : une flambée des prix du pétrole aurait, pour l’Europe, des conséquences bien plus désastreuses que pour les États-Unis qui ont vu, avec le pétrole de schiste, leurs capacités de production revenir à des niveaux inégalés depuis fort longtemps. Donc en cas de flambée des prix du pétrole, c’est l’Europe qui en subira le plus les conséquences du point de vue de sa balance commerciale. 

D’où la grande crainte des dirigeants européens, et d’où aussi l’attitude de Macron, qui a joué le rôle d’entremetteur entre Rohani et Trump. Le président français s’est saisi du fait que Trump veut se placer dans une dynamique d’apaisement, obsédé qu’il est par son envie de gagner le prix Nobel de la paix, comme Obama. Macron a invité le ministre des Affaires étrangères iranien lors du G7 de Biarritz à la fin du mois d’août, avec bien évidemment l’accord de Trump, sinon cela aurait été pris comme une provocation, et il a été actif dans la préparation d’une rencontre entre le président iranien et le président des États-Unis. Sauf que maintenant, les choses sont très compromises, même si avec Donald Trump, rien n’est à exclure, tant il a montré qu’il pouvait être imprévisible dans tous les domaines, y compris la diplomatie. Si Trump y voit son intérêt, il essaiera de le faire. La question qui se pose aujourd’hui concerne plutôt le côté iranien : si Rohani est prêt à rencontrer Trump, cela se fera, mais Rohani a un problème avec l’aile dure du régime iranien qui met comme condition à toute rencontre une suppression des sanctions contre l’Iran. 

Une dernière question concernant Israël. Netanyahou a certes des problèmes intérieurs à régler, mais on peut là aussi être surpris du peu de réaction suite aux bombardements sur l’Arabie saoudite, tant on sait que pour les dirigeants israéliens la thématique de la « menace iranienne », souvent qualifiée de « menace ­existentielle », est omniprésente. 

Les problèmes intérieurs dont tu parles sont un des éléments de plus de la situation. On a parlé de la position de Trump, mais celle de Netanyahou est très inconfortable. Au moment où l’attaque a eu lieu, il avait bien d’autres problèmes à régler [voir page 5] et, pour le moment, les choses sont paralysées en Israël. Mais si l’on en revient à la question de l’Iran, ce qu’on peut dire c’est que les Israéliens peuvent prendre des initiatives militaires dans leur pourtour, mais à une distance comme celle de l’Iran, avec en plus le Hezbollah, dont ils savent qu’il a lui aussi des drones et des missiles en pagaille, ils ne peuvent pas le faire sans feu vert étatsunien. L’Iran est un trop gros morceau pour que quiconque, parmi les alliés des États-Unis dans la région, puisse prendre le risque d’une quelconque initiative sans feu vert de Washington. 

Gilbert Achcar est professeur à l’École des études orientales et africaines (School of Oriental and African Studies, SOAS) de l’Université de Londres.

Propos recueillis par Julien Salingue pour le site du NPA.