Cela fait 30 ans que les enseignant.e.s ont le blues, mais cette fois, ce pourrait bien être « la décision de trop ».
Bref rappel, c’est en 1996 que les enseignant.e.s vont mener la plus grande grève de leur histoire : 5 mois de grève et 27 manifestations qui ne parviendront pas à briser la détermination du gouvernement PS-PSC. Les mesures prises par Laurette Onkelinx, alors ministre de l’enseignement constituent une attaque frontale contre la qualité de l’enseignement et le statut des profs, et suppriment notamment 3.000 postes (trois mille !) dans le secondaire. Malgré ce mouvement social d’une ampleur extraordinaire, les profs n’obtiendront rien, …strictement rien. Il y avait manifestement une volonté politique de briser définitivement la résistance sociale à l’austérité, alors que les enseignant.e.s formaient jusque là un secteur assez combatif dans les syndicats. La capitulation syndicale a produit une démobilisation durable des enseignant.e.s. Mission accomplie par le PS : depuis cette époque, la difficulté à retrouver des mouvements d’une telle ampleur persiste.
Depuis lors, les profs vivent mal
Lors de chaque enquête Pisa (Programme International pour le Suivi des Acquis des élèves) qui porte sur 79 pays dans le monde, la Fédération Wallonie-Bruxelles est pointée du doigt comme l’un des plus mauvais élèves de cette nombreuse assemblée. Et après chaque enquête, le/la ministre sort l’artillerie lourde : « On va prendre des mesures ! » Sauf que les acteur/trices de terrain (instituteur/trices, éducateur/trices, profs…) ne sont jamais consulté.e.s et que les progrès n’arrivent pas. En attendant, le sous-investissement structurel de l’école continue en Belgique francophone.
Et comme chaque ministre veut laisser « sa marque », tou.te.s y vont de leur réformette. Sans concertation, sans transition. En ce qui concerne les directions dans l’enseignement, tou.te.s les inspecteurs/trices, tou.te.s les chef.fes d’établissements (ou presque) ont en poche la carte d’un parti politique institutionnel. Cette « politisation » est entre autres un produit de la division historique de l’enseignement en Belgique sous l’influence des piliers (catholique, socialiste et libéral), qui met aussi à mal l’autonomie syndicale vis-à-vis en particulier du PS, du Cdh et des libéraux. Alors, si vous êtes enseignant.e, attendez-vous à voir débarquer dans votre classe un inspecteur zélé, qui aujourd’hui va vous expliquer qu’il faut faire blanc, et le même qui cinq ans plus tard reviendra vous expliquer…qu’il faut faire noir. Autant dire qu’on ne s’y retrouve plus, et que les profs en ont assez d’être pris pour des imbéciles.
À diplôme égal, le salaire d’un.e enseignant.e est nettement inférieur à ceux du privé (et cette tendance s’amplifie), ce qui jusque-là était en partie compensé par une série d’avantages et notamment une retraite correcte qui pouvait être prise assez tôt. Mais voilà… le gouvernement précédent a décidé que ces « profiteurs » de profs doivent s’aligner sur les autres : désormais, à partir de 2030, ce sera la retraite à 67 ans. Au nom de la lutte contre les « privilèges » des enseignant.e.s, l’un des derniers secteurs qui bénéficiait de conditions décentes de départ à la pension.
Le nombre de NTPP (Nombre Total de Périodes Professeurs), en d’autres termes le nombre de salaires de profs que la Fédération Wallonie-Bruxelles paiera pour chaque école est réévalué chaque année et pour chaque établissement sur base du nombre d’élèves inscrit.e.s. Le calcul n’est pas exactement proportionnel, mais presque. Pourtant, s’il faut un professeur pour une classe de 22 élèves, il en faut également un pour une classe de 12. De ce fait, les « grosses écoles » peuvent consacrer un certain nombre de personnes à effectuer des tâches d’intérêt général, tandis qu’à l’inverse, les petites écoles doivent souvent procéder à des regroupements de classes pour s’en sortir. Pas facile pour un prof d’enseigner en même temps un cours de 5ème année et un cours de 6ème. Le système organise ainsi la concurrence entre écoles et entre réseaux : sur le grand marché de l’enseignement, chaque école y va de sa publicité pour attirer les élèves ! Et comme il ne suffit pas de les attirer mais qu’il faut en outre les garder, chaque école a sa recette. Le problème est alors que de plus en plus souvent, les directions utilisent les enseignant.e.s comme variable d’ajustement, face à des rouspétances de parents et/ou élèves qui agissent comme des « consommateurs » (en particulier dans les écoles des classes dominantes) sur le « marché » de l’enseignement.
Une autre conséquence indirecte de cette attribution des NTPP et de la concurrence entre écoles et réseaux, couplée à l’absence d’un réel tronc commun polytechnique, est la transformation de certaines écoles en « ghettos de pauvreté sociale » et en filières de relégation, qui renforcent la ségrégation sociale, de genre et raciale. Les enfants qui ne peuvent compter sur des parents avec un haut capital culturel et économique, se retrouvent d’autant plus facilement expulsé.e.s des écoles les plus valorisées sur le « marché » de l’enseignement : celles qui préparent à l’université.
Si on ajoute à tout cela le parcours du combattant que doit subir un.e enseignant.e avant d’être désigné.e de manière définitive dans une école(1)attributions communiquées quelques jours seulement avant la rentrée scolaire (voire la veille), retard de parfois plusieurs mois dans le paiement des salaires, horaire partagé entre 2 et parfois 3 écoles différentes, mobilité chaque année et même souvent en cours d’année…, et la précarisation qui en résulte pour les jeunes enseignant.e.s, on comprend mieux que plus de 40% de ceux qui commencent la carrière l’abandonnent avant la fin de leur cinquième année (étude UFAPEC, 2011 à Bruxelles).
Et puis, survient le COVID…
Lorsque survient cette épidémie, le message officiel est celui-ci : il faut privilégier les cours en présentiel, de toute manière le Covid « ne s’attrape pas » dans les écoles car les jeunes n’en sont que « peu porteurs/euses » (et vecteurs). L’enseignement est subitement au cœur des préoccupations de nos chers ministres et les enseignant.e.s, dépeints auparavant comme des « fainéant.e.s en puissance » deviennent presque des « héro.ïne.s ». Des « héro.ïne.s » à qui l’employeur ne distribue même pas de masques !
Et sur le terrain, comment cela se passe-t-il ? Mal à très mal selon les écoles. L’enseignement « hybride » dans le secondaire supérieur ou entièrement en « distanciel » dans l’enseignement supérieur s’organise sans cadre rigoureux et sans moyens supplémentaires, selon les ressources dont dispose chaque école, l’inventivité et le dévouement des profs et de leurs directions.
Et voilà qu’après quelques mois, on se demande subitement si les écoles ne pourraient pas malgré tout véhiculer le virus, si des études ne devraient pas être menées…
La ministre de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, Caroline Désir (PS), le martèle à souhait : les écoles doivent coûte que coûte rester ouvertes. Mais c’est dans les colonnes du journal Le Soir que les enseignant.e.s apprennent ce samedi 6 février que « Les enseignants ne sont pas particulièrement plus à risque que d’autres professions, ils ne seront donc pas intégrés dans cette phase de la vaccination ». Or, il apparaît que certain.e.s profs, proches de la fin de carrière et parfois porteur.se.s de pathologies graves, assument les cours au péril de leur vie.
Ceci est la seconde douche froide. La première était survenue quelques jours plus tôt, lorsque les enseignant.e.s et leurs syndicats avaient pris connaissance par la presse, du projet de modification des rythmes scolaires (prolongation des vacances de Toussaint et de carnaval et diminution des vacances de juillet et août). Les prochaines rentrées scolaires (dès 2022) se feraient donc à partir du 22 août et non plus le 1er septembre. Les enseignant.e.s ne sont pas forcément opposés de façon catégorique à la modification des rythmes scolaires, mais sont une fois de plus laissé.e.s en dehors de toute consultation et subissent l’humiliation d’en être informé.e.s par la presse.
L’humiliation, les enseignants en ont l’habitude, souvenez-vous en 2017, lorsque Louis Michel (le père de celui qui était premier ministre à l’époque) s’opposait, dans le contexte de l’affaire Publifin, à une limitation de la rémunération des mandats en déclarant: « Vous obtiendrez un Parlement coupé de la réalité, peuplé de fonctionnaires et d’enseignant.e.s … » (sous-entendu : il faudrait avoir aussi peu d’ambition qu’un.e enseignant.e pour accepter cela). Certes, il avait présenté ses excuses quelques jours plus tard…mais le mal était fait, une fois de plus.
Oui, les enseignant.e.s ont l’habitude qu’on leur demande toujours plus, avec toujours moins de moyens. Ils et elles ont l’habitude de servir au bar lors des fancy-fairs pour faire rentrer un peu d’argent afin de diminuer le coût des fournitures scolaires de leurs élèves, ou de donner de la remédiation sur leur heure de table. Ils et elles ont l’habitude de donner de leur personne pour pallier aux lacunes d’un système qui ne les respecte pas. Ils et elles sont habitué.e.s de subir la cacophonie d’un flot incessant de directives parfois contradictoires. Mais cette fois… cela pourrait bien être la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Les syndicats se sont exprimés dans un communiqué de presse en front commun, et il se dit que beaucoup d’acteurs et actrices de terrain souhaiteraient exprimer leur ras-le-bol de manière plus forte que par une nouvelle promenade « gare du nord – gare du midi ». Un communiqué de presse en front commun ne suffira pas. Une autre voie est possible : les syndicats d’enseignant.e.s britanniques ont montré le mois dernier qu’il est possible, même en période de pandémie, d’organiser des assemblées générales massives, d’affilier des profs, d’organiser la lutte et de faire plier le gouvernement(2)Lire : https://www.gaucheanticapitaliste.org/cinq-choses-que-nous-apprend-la-mobilisation-du-syndicat-britannique-de-leducation-nationale-pour-la-securite-dans-les-ecoles/. À nous de suivre leur exemple !
Oranisons-nous !
Avec la Gauche anticapitaliste, nous défendons la nécessité pour les enseignant.e.s de s’organiser dans des assemblées générales ouvertes à tout.e.s les affilié.e.s et décisionnelles, en autonomie totale vis-à-vis du pouvoir organisateur et des prétendus « amis politiques » des directions syndicales.
Ces assemblées sont le premier pas nécessaire pour débattre des stratégies de lutte et organiser un rapport de forces pour obtenir de réelles avancées à court terme pour une école démocratique et égalitaire, impliquant les enseignant.e.s et les élèves en particulier pour répondre à des besoins immédiats avec :
- du matériel de protection sanitaire pour tou.te.s ;
- des embauches et stabilisations immédiates de personnel enseignant et de nettoyage, pour réduire la taille des classes et garantir l’entretien des locaux, et permettre un maximum d’enseignement hybride sans mettre en danger les travailleur.se.s ni les élèves ;
- la vaccination prioritaire des enseignant.e.s, à la place de celle des forces de répression (police et armée) ;
- une hausse de salaire des enseignant.e.s, en particulier dans le fondamental ;
- des investissements massifs dans les infrastructures et bâtiments, souvent vétustes, de la maternelle à l’enseignement supérieur, entre autres pour l’isolation, les sanitaires, et l’aération ;
- une connexion internet et un ordinateur gratuits pour chaque élève et chaque enseignant.e.
Plus généralement, c’est tout le système d’enseignement qui doit être revu de fond en comble en Fédération Wallonie-Bruxelles. Nous y reviendrons.
Gilles B. pour la commission syndicale de la Gauche anticapitaliste.
Notes