Article publié dans La Gauche d’automne :

Les développements théoriques des révolutionnaires buttent fréquemment contre le mur du fatalisme de notre époque. Après les rêves brisés et les tragédies du XXe siècle, comment convaincre qu’un horizon désirable reste possible ? Certains ont abandonné tout espoir de convaincre par les mots et considèrent que seuls des actes concrets peuvent provoquer le changement, quitte à se replier sur un infime périmètre et à éviter tout conflit. Et si aucune de ces deux approches ne se suffisait à elle-même ?

En 2015 le film « Demain », produit en partie grâce à un financement participatif, a dépassé le million de spectateurs en six mois à peine, un succès inédit pour un documentaire. Ses réalisateurs Cyril Dion et Mélanie Laurent entendaient démontrer qu’il est possible de faire les choses autrement dans des domaines comme l’agriculture, l’énergie, l’économie, la démocratie et l’éducation. L’engouement suscité par ce film démontre que sommeille dans une partie importante de la population l’aspiration à un autre mode de vie… mais lequel ?

Le documentaire donne une place importante aux acteurs et actrices du Mouvement de la Transition. Les origines de ce mouvement remontent à la publication en 2008 du livre de Rob Hopkins « The transition handbook » (traduit en français en 2010 sous le titre « Manuel de transition. De la dépendance au pétrole à la résilience locale », aux éditions Écosociété). Hopkins y part d’un constat : « Le pic pétrolier et le changement climatique signifient qu’il est inévitable de faire petit » et appuie les initiatives de transition sur quatre prémisses de base :

  1. Nous ne pourrons pas éviter de vivre en consommant beaucoup moins d’énergie. Il vaut mieux s’y préparer que d’être pris par surprise.
  2. Nos établissements humains et nos communautés manquent de la résilience nécessaire pour survivre aux importants chocs énergétiques qui accompagneront le pic pétrolier.
  3. Nous devons agir collectivement et nous devons le faire maintenant.
  4. En stimulant le génie collectif de notre entourage pour concevoir en avance et avec créativité notre descente énergétique, nous pouvons construire des modes de vie plus inter-reliés, plus enrichissants et qui reconnaissent les limites biologiques de notre planète.

Une des limites de l’approche de Hopkins est qu’elle se fonde principalement sur l’idée de transition en tant que passage d’un système énergétique (et par conséquent du mode de vie qui y est lié) à un autre. Elle peut donner l’impression que la transition se résumerait à convaincre les gens de la nécessité d’une « descente énergétique », afin de maintenir une société viable dans le respect des limites de la planète. Hopkins ne remet d’ailleurs pas explicitement en cause le système capitaliste auquel il trouve des aspects positifs. Le seul problème, dit-il avec l’humour british qui le caractérise, « c’est que c’est un modèle qui va mettre fin à l’existence de l’Homme sur cette planète. À part ça c’est plutôt un bon système, mais c’est quand même un inconvénient majeur » (1)Rob Hopkins, interviewé dans « Énergies : lost in transition (4/4) : Le salut par le local », Cultures mondes, France Culture, 24 novembre 2016. Disponible en ligne sur www.franceculture.fr.

Pour rassembler un maximum de monde, Rob Hopkins et les « transitionneurs » refusent de cliver en parlant de classes, en se positionnant comme anticapitalistes ou même comme décroissants. Leur stratégie est de rassembler largement autour de leurs initiatives en espérant que la propagation « en douceur » fera contagion et finira par mener à un basculement du système.

Transition ou révolution ?

L’approche n’est pas absurde, elle tend à remplir un vide laissé par la gauche depuis la fin du mouvement ouvrier en tant que mouvement structurant la classe autour d’organisations qui rassemblaient et créaient du collectif : maisons du peuple, coopératives, bourses du travail, etc. Cependant, si nous entendons la transition comme le passage d’une société à une autre, nous ne pouvons la séparer de la notion de révolution, entendue comme la prise du pouvoir politique. Une révolution peut avoir lieu sans que pour autant la transition soit achevée mais l’inverse (achever une transition sans prise du pouvoir politique) s’avère pour le moins difficile à imaginer !

Or la notion de transition n’est pas inconnue des marxistes. L’anthropologue Maurice Godelier a étudié la théorie de la transition chez Marx, plus précisément à partir de l’analyse de la transition du féodalisme au capitalisme. Il la décrit à la fois comme la décomposition d’un mode de production et l’avènement de nouvelles formes économiques et sociales. « Ce que les transformations économiques créent, c’est à la fois la tendance pour la société à aller dans une certaine direction et les conditions matérielles pour aller jusqu’au terme de ce développement. Mais elles créent en même temps des intérêts nouveaux, des conflits entre des groupes sociaux et des classes, nouvelles et anciennes, qui ne peuvent se résoudre que politiquement » (2)Godelier, M. (1990) La théorie de la transition chez Marx. Sociologie et sociétés, vol. 22, n°1, p. 53-81..

C’est pourquoi il manque, de notre point de vue, deux éléments dans l’équation du mouvement de la transition : la question sociale et la question politique, qui permettraient d’enclencher cette dynamique de nouveau rapport social.

Résilience ou résistance ?

Le concept de résilience est un des fondements du Mouvement de la Transition. Il est entendu comme « la capacité de ne pas s’effondrer au premier signe d’une pénurie de pétrole ou de nourriture mais, au contraire, de réagir à ces crises en s’adaptant ». L’idée est intéressante pour imaginer de nouvelles manières de produire et de consommer dans un futur qui sera inévitablement modelé par les changements climatiques. Mais il faut aussi s’interroger sur les limites de cette approche lorsqu’elle est confrontée à des projets d’infrastructure destructeurs ou à des projets extractivistes. Comme le signale Anna Bednik, « il y a des ‘chocs’ qu’il vaut mieux empêcher à tout prix plutôt que de chercher à ‘encaisser’, car les écosystèmes et les ‘systèmes humains’ n’ont aucune chance de maintenir leurs capacités de fonctionnement face aux changements radicaux qu’ils entraînent. Comment, en effet, construire la résilience d’un territoire voué à se transformer en un cratère de mine à ciel ouvert ? » (3)Bednik, A. (2013) Conflits, chocs et résiliences. L’extractivisme questionne-t-il la transition ? Mouvements, n°75, p. 44-52..

Assumer le conflit n’empêche pas pour autant la mise sur pied d’expériences alternatives

Ainsi Bednik compare le Mouvement de la Transition avec les mouvements de résistance à l’extractivisme, qu’elle qualifie de « mouvements de lutte, qui assument le conflit, se construisent et construisent dans le conflit ». Tout en précisant que le choix du conflit ne doit toutefois pas être confondu avec l’apologie de la violence. « Dans leur grande majorité, ces mouvements refusent le recours à la force et revendiquent leur pacifisme, même si cela suppose de s’exposer à la violence de la riposte ».

L’auteure signale par ailleurs que le fait d’assumer le conflit n’empêche pas pour autant la mise sur pied d’expériences alternatives de relocalisation, d’agroécologie, de systèmes d’échange d’aliments déconnectés du marché. C’est notamment le cas dans des endroits où la résistance contre des mégaprojets de bétonnage s’est couplée d’une occupation, comme à Notre-Dame-des-Landes (en Loire-Atlantique). Des militant.e.s y occupent le lieu qu’ils ont rebaptisé Zone à Défendre (ZAD) pour empêcher la construction d’un aéroport sur une zone humide. La notion de ZAD est d’ailleurs en train d’essaimer et a été reprise en Belgique à Haren, où un collectif de militant.e.s et riverains se mobilise contre la construction d’une méga-prison.

Recréer du commun

Les initiatives de transition (dans toute leur diversité) permettent de rassembler largement autour de projets concrets, de se réapproprier un espace, de réapprendre à participer aux prises de décision et d’acquérir toute une série de connaissances pratiques. Elles constituent donc des lieux de socialisation et nous pensons qu’elles peuvent potentiellement jouer un rôle de politisation important, à condition de ne pas se limiter à rassembler des membres de la dite « classe moyenne » et de s’ouvrir aux classes populaires. Á ce propos, il nous semble intéressant de citer l’analyse du géographe marxiste David Harvey, décrite par Razmig Keucheyan, sur la question du quartier comme lieu de socialisation :

« Le quartier a d’une certaine manière toujours été la ‘nouvelle usine’. Il est en d’autres termes erroné de considérer le lieu de travail comme le seul lieu de mobilisation de la classe ouvrière. La communauté – au sens territorial – est tout aussi importante de ce point de vue. Les implications de la prise en considération des espaces populaires comme espaces de résistance sont importantes. Centrer l’analyse sur l’usine consiste à considérer les prolétaires avant tout comme des producteurs. Cette tendance se remarque dans bien des courants du marxisme. Ajouter une dimension ‘communautaire’ à l’analyse revient au contraire à faire des ouvriers des acteurs pluriels, certes engagés dans la production mais irréductibles à cette dimension. D. Harvey rappelle à cet égard l’importance des cafés comme lieux de sociabilité politique dans les années qui précèdent la Commune [de Paris]. Les cafés étaient non seulement un lieu de rencontre entre différents secteurs des classes laborieuses et entre les classes laborieuses et la ‘bohème’ (journalistes, artistes, étudiants), mais ils permettaient aux ouvriers d’expérimenter les modes d’existence les plus divers » (4)Keucheyan, R. (2013) Hémisphère gauche. Cartographie des nouvelles pensées critiques. Paris, Zones..

C’est pourquoi nous pensons que les initiatives de transition ont tort de rejeter la question politique (qui n’implique pas pour autant de se transformer en parti). Pour qu’une véritable transition puisse être menée à terme, on ne peut faire l’économie d’aborder la question du « qui décide quoi », non seulement dans la sphère politique mais aussi et surtout dans la sphère économique (que va-t-on produire, dans quelles quantités et pour quelle utilité sociale ?). Partant de ces questions, les initiatives de transition pourraient devenir des lieux de convergence pour différentes approches de remise en cause du système, à la fois de celles et ceux qui luttent « contre » le système capitaliste et ses conséquences sociales et environnementales désastreuses ; et de celles et ceux qui œuvrent « pour » un horizon désirable libéré de toutes les oppressions. C’est notamment ce que Pierre Dardot et Christian Laval imaginent autour de la notion de « commun ».

Cette articulation du « œuvrer pour » et du « lutter contre » nous paraît fondamentale. On ne peut pas se limiter à « dire » qu’on veut un autre monde, il est nécessaire de montrer que cet autre monde est possible et désirable, ici et maintenant. Certains dans le mouvement de la transition utilisent la métaphore du marcheur : avoir le regard fixé sur l’horizon empêcherait de regarder où on met les pieds et risquerait de nous faire trébucher. Les marxistes révolutionnaires ont probablement pêché jusqu’ici pour avoir tellement fixé l’horizon de la révolution, qu’ils se sont peu préoccupés de construire des outils politiques et sociaux capables d’y mener. Mais inversement nous pourrions dire qu’avoir le regard fixé sur ses pieds empêche de voir où on va et risque de nous perdre en chemin. Et le mouvement de la transition risquerait de se perdre en se cantonnant à des actions purement locales et dénuées de toute analyse politique ; ou pire, en laissant le système récupérer ces initiatives.

Christian Laval analyse la question de cette manière: « La révolution ne part jamais de rien, elle n’est pas une table rase. Quand le prolétariat fait sa révolution, dans le schéma marxiste, il n’a pas encore créé les bases économiques de son pouvoir, il le reprend de la bourgeoisie en quelque sorte. En réalité, ce qu’il faut arriver à penser dans une stratégie révolutionnaire, c’est la capacité processuelle qui consiste à créer déjà ses propres organes, ses propres institutions qui constituent en quelque sorte la base même sur laquelle pourra s’instaurer et se créera un nouvel ordre politique » (5)« Être révolutionnaire au XXIème siècle ? », vidéo du débat du 25 mai 2015 entre Christian Laval et Christine Poupin. http://pourlemancipation.org/?s=laval. Daniel Bensaïd le résumait de manière plus poétique, « penser ensemble l’acte et le processus, l’histoire et l’événement, l’affrontement décisif et ses conditions de possibilités est impératif pour tout projet sérieux de transformation sociale. » (6)Bensaïd, D. (2008) Éloge de la politique profane. Paris, Albin Michel.

Pour une autogestion conflictuelle

Ces quelques considérations ne sont qu’une contribution à verser au débat que nous pensons nécessaire entre anticapitalistes, écosocialistes et initiatives de transition au sens large du terme. Les évolutions de ces dernières en Belgique sont d’ailleurs positives. Ainsi les Actes du forum de la transition solidaire, qui s’est tenu à Charleroi en 2015, mentionnent notamment l’importance de reconnaître « la dimension conflictuelle du social et de se positionner clairement dans ce contexte » (7)Actes du forum de la transition solidaire. Bruxelles, 2015, associations21.. Le texte mentionne aussi la nécessaire complémentarité entre résilience et résistance : « Tandis que nous œuvrons à la transition, les problèmes sociaux et environnementaux s’aggravent. Il est crucial d’opposer une résistance concertée, plurielle et créative aux mécanismes qui en sont la cause. Mais cela ne suffit pas. Résistance, résilience et créativité vont de pair et se complètent. D’une part, pour permettre un changement positif, et, d’autre part, pour éviter que celui-ci soit récupéré par le système dominant […]. De plus, des liens et un maillage fort entre les acteurs de la transition et les mouvements sociaux sont requis. »

En Italie, les militant.e.s de Communia Network [organisation observatrice au sein de la IVe Internationale] ont développé le concept d’« autogestion conflictuelle » et s’investissent pleinement dans des projets de « secours mutuel », afin de reconstruire des solidarités de classe articulées autour de trois concepts clés : autogestion, réappropriation, conflit. C’est probablement une piste à explorer afin de susciter des convergences entre celles et ceux qui œuvrent pour une transition écologique et celles et ceux qui luttent pour une révolution écosocialiste.

Notes[+]