Article publié dans La Gauche d’automne :
Basé sur un ouvrage de Daniel Bensaïd et sur un texte de Samuel Joshua, ce court article revient sur l’expérience soviétique des années 1920 en matière d’éducation. Il se veut aussi un début de réflexion sur un avenir possible…
Dans La révolution et le pouvoir (1)Bensaïd, D. (1976) La révolution et le pouvoir, Paris, Penser / Stock 2. Ce texte s’inspire notamment du chapitre 3, « L’îlotage institutionnel », et en particulier de son sous-chapitre II « Déscolariser la société, socialiser l’éducation », p. 128., Daniel Bensaïd revient sur le rôle de l’institution scolaire dans ses rapports au pouvoir et à la division du travail. Bien que la révolution industrielle et technologique de l’après-guerre ait profondément transformé la division sociale du travail, l’institution résiste en tant que machine à diviser, à discipliner et à quadriller en classes d’âge et de mérite. À l’époque où Bensaïd écrit (l’après 68), la pensée de gauche en matière d’éducation oscille entre une position réformiste qui veut « dé-idéologiser » l’école (Althusser) et une position libertaire visant son abolition sans que cela suppose aucune révolution sociale et politique ni redéfinition de la division du travail (Ivan Illich et sa « société sans école »). Pour Bensaïd, il ne s’agit ni d’aménager (et perpétuer) l’institution scolaire en la démocratisant, ni de décréter son abolition, mais bien d’énoncer les conditions de son dépérissement dans le cadre de la transition au socialisme. Cette réflexion l’amène à se pencher sur l’expérience en matière d’éducation de l’Union soviétique post-révolutionnaire.
L’école unique du travail
Comme l’indique Samuel Joshua (2)Joshua, S. (2017) « Ils ont osé ! » L’expérience de l’école soviétique des années 1920, Contretemps – Revue de critique communiste, www.contretemps.eu/ils-ont-ose-ecole-sovietique-1920/. Les autres éléments factuels et réflexions exposées ici sont extraites de cet article., à l’époque où les bolchéviks prennent le pouvoir pour le donner aux soviets, l’empire russe est assis sur des sociétés essentiellement paysannes où l’illettrisme touche 50 à 80 % de la population. Si le programme d’alphabétisation lancé par décret en 1918 et tenu grâce à la mobilisation populaire résistera au crash-test de l’histoire, l’expérience inédite que représente « l’école unique du travail » de Blonsky est moins connue. En effet, 1918 représente pour les bolchéviks un espoir d’en finir avec le despotisme et l’élitisme de l’école tsariste. Chaque université est ainsi dotée d’une « faculté ouvrière » ouverte à tou.te.s quelque soit le niveau d’étude et ouvrant l’accès aux universités en soi. Deux décrets interdisent les devoirs scolaires, les punitions d’aucune sorte ainsi que le système de notation et les examens. Il s’agit également d’abolir peu à peu la division en classes d’âge et d’établir l’autogestion au travers de conseils réunissant travailleurs/euses scolaires, population active du district, élèves à partir de 12 ans et un.e représentant.e de la section pour la formation du peuple locale. De cette manière, les postes de directeur/trice et les rectorats sont rapidement supprimés.
L’école unique : principes et méthode
L’école unique du travail, gratuite, mixte, comprenant un jardin d’enfant à partir de 6 ans et un tronc commun de 8 à 17 ans, va fonctionner selon ces principes. En dépit de son caractère expérimental et minoritaire, elle concerne des millions d’enfants à travers l’URSS. Loin de l’endoctrinement au travers du « marxisme-léninisme » rigide et scientiste de la période suivante, l’école unique se veut un lieu d’éducation émancipatrice n’ayant d’autre finalité qu’elle même. En ce sens, bien que l’enseignement soit, selon la maigre pensée de Marx en matière d’éducation, directement en lien avec « la production », la formation professionnelle en est exclue dans un soucis de refuser la spécialisation précoce au profit d’une culture générale abondante. Outre la pédagogie progressiste russe de Nadejda Kroupskaïa, elle a pour influences l’auto-éducation de l’italienne Montessori, le principe coopératif et l’investigation de l’américain Dewey, la méthode active du belge Decroly et l’école nouvelle de Freinet.
Par cycles de six mois, l’éducation y est conçue comme une exploration collective de la société ambiante, l’ordre d’acquisition des connaissances étant défini par les besoins. La classe se voit allouer un budget et il faut apprendre à compter pour équiper la salle en matériel. Puis vient l’exploration du quartier, porte vers la géométrie et l’étude des métiers. Les stages en usines ou au kolkhoze supposent à leur tour d’autres découvertes : physique, botanique, etc. Les thèmes et projets travaillés ont donc une finalité productive ou créatrice, puisqu’ils peuvent également concerner les arts ou « occupations » quotidiennes : cuisiner, coudre, danser, faire du théâtre, etc. Les connaissances des élèves sont mobilisées pour mener à bien chaque projet et développées sur le plan théorique. La méthode appliquée ici est celle dite « des complexes ». Comme l’explique S. Joshua, « le thème retenu doit mettre en évidence l’organisation des rapports sociaux et des relations à la nature, le travail spécialisé par matière ne venant que dans un second temps (s’il vient). »
Petits résultats et grands débats
Citant un ouvrage sur le sujet de Theo Dietrich, Bensaïd explique : « Blonsky va même jusqu’à supprimer l’école en tant qu’institution pour la laisser s’absorber dans la commune, dans l’usine ou encore dans la vie sociale. Il est partisan d’une ‘école sans école’, bien qu’il fasse usage du concept d’école. Il est plein d’espoir que la vie sociale s’engage rapidement dans la direction du communisme et que naisse une société libérée des conditions capitalistes. […] Dans la société sans classe, là où selon Marx l’État dépérit au profit de la société, afin que soit possible le développement entier et libre de tout individu, l’institution école doit également être dépassée et abolie. […] » Cette thèse du « dépérissement de l’école », parfois qualifiée de « gauchisme éducatif », est soutenue à l’époque par bon nombre de pédagogues bolchéviks (surtout à Moscou) et par les dirigeant.e.s du Komsomol [l’organisation de jeunesse du Parti communiste de l’Union soviétique]. Elle s’oppose à la préoccupation issue de la pédagogie socialiste russe de maintenir une spécificité de l’école, l’école nouvelle devant assurer le plein épanouissement d’individus ayant une vision globale des choses (Kroupskaïa).
S. Joshua indique que, tout en reconnaissant l’objectif à long terme, les dirigeant.e.s bolchéviks elles/eux-mêmes se sont progressivement éloigné de la thèse du dépérissement de l’école, surtout après que les premiers bilans du nouveau système s’avérèrent profondément inégaux et parfois très mauvais, une majorité des élèves sortant du primaire ne maîtrisant pas les bases de l’écrit et du calcul. Très vite s’est alors posé la question de la distinction disciplinaire des contenus qui seront peu à peu différenciés. Le problème de la loyauté d’un corps enseignant hérité du tsarisme, frileux face à la nouveauté radicale et au déclassement social, et qui plus est majoritairement hostile aux bolchéviks (composé de Socialistes révolutionnaires – SR – notamment) fut également soulevé, entraînant des purges et un remaniement syndical (3)Comme le soulève Samuel Joshua dans son texte, cette question, comme celle de la laïcisation rapide par en haut décrétée dès la fin 1917, pose évidemment des questions de démocratie qu’il serait trop long de développer ici.. Si l’autogestion fut déjà restreinte sous Lénine, la contre-révolution stalinienne fera le reste : la séparation de l’école du reste de la société comme condition d’une éducation individuelle et émancipatrice sera attaquée au titre de « déviation petite-bourgeoise ». La « polytechnisation » (l’introduction de travail manuel dans le corpus intellectuel) reviendra à instaurer « une machine apte à fournir la base professionnelle de l’industrialisation, en privilégiant tous les aspects pédagogiques les plus hiérarchiques et autoritaires ».
Alors… que faire ?
Pour Bensaïd, « le dépérissement de l’institution scolaire suppose que soit mis fin à la séparation étanche entre formation et travail, à la dissociation fondamentale entre pouvoir politique et société civile. […] Seules les associations libres de producteurs, débattant démocratiquement de l’organisation d’une production planifiée, connaissant au plus près les besoins en matière de main-d’œuvre, transformant collectivement la division du travail, suivant au fur et à mesure la mutation des connaissances, pourront définir la réconciliation de l’éducation et du travail productif. » Pour Samuel Joshua, le fait de considérer – et c’est là la base de la réflexion éducative de la gauche depuis Marx et Bakounine – que tout le problème disparaîtrait de lui-même s’il est mis fin au formalisme des contenus, notamment par la fin de toute séparation avec la société et la production, revient à éluder la demande, « résumée par Gramsci, d’avoir pour le prolétariat à tirer ‘tout le profit’ du savoir humain en tant que tel ». En effet, l’école du travail a très vite buté sur la question de la mise en relation des entrées « complexes » (selon la méthode décrite plus haut) avec les approfondissements disciplinaires nécessitant une étude plus systématique. « La question devient alors : comment combiner d’un côté une ‘ouverture’ notable et indispensable, et de l’autre la spécificité de la fonction scolaire, celle de l’étude systématique ? ». Toujours est-il, selon l’auteur, que l’expérience issue d’Octobre en matière d’éducation peut fournir les bases d’une réflexion plus approfondie, et qu’elle reste riche de mesures au caractère particulièrement osé et avant-gardiste.
Notes