Mercredi 11 janvier, plus de 700 travailleurs de l’aéroport de Liège (très majoritairement les Métallos de la FGTB, mais aussi la Centrale générale de la FGTB et la CSC/CNE) ont manifesté devant le siège du gouvernement wallon à Namur pour s’opposer au plafonnement du nombre de vols à l’aéroport de Liège et donc aux limites posées à son futur développement, telles qu’elles sont envisagées dans le cadre du nouveau permis d’exploitation (contre lequel un recours a été introduit par la direction de l’aéroport). Ils ont été reçus par le gouvernement wallon, en même temps que la direction de l’aéroport et une association lobbyiste représentant les intérêts des aéroports d’Europe.

Ce faisant, ces organisations syndicales ont largement relayé les exigences productivistes de la direction de l’aéroport, des patrons des entreprises qui y sont implantées (en particulier Fedex) et de certaines organisations politiques qui semblent appuyer le recours contre le permis d’exploitation suite au chantage à l’emploi exercé par ces entreprises (on pense ici au MR et au PS, auxquels il faudrait ajouter le PTB, qui s’est rallié à ces deux partis lors d’un vote au Conseil communal de Liège) (1)Geoffrey Wolff, « PS et PTB votent avec le MR pour soutenir l’emploi à Liège Airport », SudPresse, 1/12/2022, en ligne.. Malgré la pression du discours « anti-écolo » très dominant, certains syndicalistes actifs dans l’aéroport tentent de tenir compte du défi climatique et d’envisager des activités logistiques moins polluantes. Pour Didier Lebbe (secrétaire permanent CNE), « le gouvernement wallon doit réfléchir à des possibilités de reconversion de la zone aéroportuaire vers des activités logistiques au sens large, pas se baser sur une compagnie américaine [Fedex] qui peut partir de Liege Airport quand elle veut. » (2)Eric Renette, « Grève à Liege Airport le 11 janvier, une manifestation est prévue à Namur », Le Soir, 29/12/2022, en ligne.

Stop au déni climatique

La logistique est l’un des rares secteurs dont l’empreinte carbone s’est aggravée ces dernières années. Compte tenu des objectifs de neutralité carbone de la Wallonie à l’horizon 2050, le constat posé par Pierre Ozer, géographe à l’Université de Liège, est alarmant : « À terme (entre 2040 et 2050), le développement envisagé de Liège Airport – notamment avec l’essor de l’e-commerce et la venue d’Alibaba en région liégeoise – [va], à lui seul, émettre plus de CO2 que toute la Wallonie (qui doit diminuer ses émissions de gaz à effet de serre de -55% par rapport à 1990 d’ici 2030, pour viser ensuite -95% à l’horizon 2050). » (3)Pierre Ozer, « Les émissions de CO2 à Liège Airport explosent et annulent la totalité des efforts wallons de réduction de dioxyde de carbone », ULiège, 2021, en ligne. L’expansion du trafic aérien est totalement incompatible avec les contraintes qui doivent être respectées à très court terme pour respecter l’Accord de Paris sur le climat (« rester bien au-dessous de 2°C de réchauffement tout en continuant les efforts pour rester sous 1,5°C »). Poussés par la concurrence pour le profit maximum, les patrons du secteur refusent d’admettre cette vérité scientifique incontestable. Les soutenir, en tant qu’organisations syndicales, équivaut à donner un coup de poignard dans le dos des millions de pauvres et de travailleurs et travailleuses victimes du réchauffement climatique. Comment ignorer l’impact du réchauffement sur la santé et sur les conditions de vie de la population (et donc aussi sur celles des travailleurs et travailleuses), sur les infrastructures (rappelons-nous les 2,8 milliards d’euros de dégâts occasionnés par les inondations de 2021 dans la région) et sur la vie même des habitant·e·s (39 personnes sont décédées et 100.000 ont été sinistrées suite à ces mêmes inondations) ?

Les fausses promesses patronales

En principe, le nouveau permis d’exploitation ne menace pas les emplois actuels. Cependant, certaines entreprises auraient d’ores et déjà annoncé qu’elles quitteraient l’aéroport si le nouveau permis était validé par le gouvernement wallon. Même si nous sommes tristement habitués à ce type de chantage à l’emploi, cette menace n’en reste pas moins scandaleuse.

Dans le même temps, le patronat fait miroiter aux travailleurs la création de 20.000 emplois supplémentaires dans dix ans. Cette promesse n’est entourée d’aucune garantie (fixée dans une convention collective de travail ou autre instrument juridiquement contraignant). En réalité, dans l’immédiat, la situation est bien différente. Plus de 600 travailleurs et travailleuses de Fedex ont déjà perdu leur emploi suite à une première vague de licenciement en mai 2022 et, selon un délégué CNE, dans l’entreprise, des rumeurs circulent actuellement « qui disent que si l’activité ne remonte pas [le secteur étant en mauvaise santé économique], d’autres licenciement suivront (le plan fixé lors de la procédure Renault court jusqu’en avril 2023 pour le hub et avril 2024 pour la piste) ». (4)CNE, brochure « Soigner la planète. Visions et actions syndicales », décembre 2022, accessible en ligne. Actuellement, Fedex n’est pas en train d’investir pour développer le hub de l’aéroport de Liège, mais celui de l’aéroport de Paris-Roissy-CDG, où la direction a décidé de délocaliser une partie de l’activité.

Sans mesures drastiques, le péril climatique ne va certainement pas s’éloigner à l’avenir, bien au contraire. Mais pour la direction de l’aéroport de Liège (malheureusement relayée par de nombreux syndicalistes), il suffirait d’attendre les avancées technologiques permettant de développer des aéroports soi-disant « zéro-carbone » à l’horizon 2050. En réalité, continuer de miser essentiellement sur le transport aérien, alors que ce secteur est amené inéluctablement à décroître, est une voie sans issue. Cette voie fait courir un risque énorme aux travailleurs et travailleuses. Si l’on veut bien considérer toutes ces circonstances, qui peut sérieusement croire à la création de 20.000 emplois dans dix ans ?

La droite et l’extrême-droite à l’affût

Sur le plan politique et idéologique, la manifestation des syndicats liégeois de l’aéroport ne peut que faire le jeu de la droite populiste, et même de l’extrême-droite. L’exemple des États-Unis montre comment cette droite peut utiliser les craintes pour l’emploi dans les secteurs polluants afin de se renforcer, d’affaiblir les solidarités de classe et d’accentuer ainsi ses attaques contre les droits sociaux et démocratiques. Au nom de l’emploi, par exemple, les mineurs étatsuniens ont soutenu la lutte du climato-négationniste Donald Trump en faveur du charbon. D’autres secteurs syndicaux aux USA (les travailleurs de Harley-Davidson, le syndicat de la construction) ont fait de même. Cette politique à courte vue a contribué à renforcer Trump au point que celui-ci a pu tenter un coup d’État d’extrême-droite en janvier 2021 (l’attaque contre le Capitole).

La même chose risque de se produire en Europe, où des forces et des individus populistes tentent démagogiquement de faire croire que leur opposition aux contraintes écologiques (ou à l’accueil des personnes migrantes) serait dans l’intérêt du monde du travail. Dans notre pays, outre le Vlaams Belang, le président du MR est clairement sur cette ligne. Cet individu se démène beaucoup pour brouiller les cartes en se faisant passer pour « social ». En réalité, comme la plupart des syndicalistes le savent, M. Bouchez représente un danger pour les conquêtes sociales et démocratiques.

Des emplois durables sont possibles, y compris pour les travailleurs de la zone aéroportuaire

Des alternatives existent pour créer des emplois durables à Liège, correspondant aux qualifications des travailleurs et travailleuses actuellement occupé·e·s dans la zone aéroportuaire. On aura toujours besoin du fret aérien pour certains produits essentiels, venant de loin (à travers des vols intercontinentaux) ou devant arriver dans les plus brefs délais, dans l’intérêt des travailleurs/euses et de la population (prenons l’exemple des masques ou des appareils respiratoires durant la pandémie). Mais des décisions politiques doivent être prises pour réduire certaines consommations non essentielles, relocaliser certaines productions et, in fine, transporter moins. Des normes publiques devraient par exemple interdire les « retours gratuits » dans l’e-commerce et favoriser des délais de livraison longs, pour diminuer l’activité « express » (dont le business modèle repose sur des activités et du travail de nuit) et pour rationaliser la livraison de colis d’un point de vue écologique.

Pour le transport entre grandes villes européennes, des alternatives au fret aérien et routier existent. À Liège, il existe déjà une plateforme trimodale (eau / rail / route) – le Trilogiport – autour du port fluvial, mais elle est sous-utilisée. Dès 2006, des études se sont penchées sur le lancement d’un service de TGV Fret (Euro Carex), qui prévoyait de relier, dans un premier temps, les aéroports de Liège, Amsterdam-Schiphol, Londres, Paris-Roissy-CDG et Lyon-Saint-Exupéry, en utilisant le réseau à grande vitesse existant. D’autres destinations étaient prévues ultérieurement, en Allemagne, Espagne, Italie… Le report modal du fret aérien transporté actuellement par camions et avions court/moyen-courrier vers les trains à grande vitesse permettrait de produire 35 fois moins d’émissions carbone. La première phase de mise en service était prévue en 2015. Où en sommes-nous aujourd’hui ? Où est la volonté politique belge et européenne pour avancer dans la mise en place d’un réseau ferroviaire « cargo » ? Où sont les investissements nécessaires ? Pourquoi les rares syndicalistes qui évoquent ce projet alternatif, porteur d’emplois durables, ne reçoivent-ils aucune réponse du gouvernement wallon ?

Ce n’est pas aux travailleurs et travailleuses de payer la crise écologique. Des reconversions collectives sont possibles et nécessaire, à l’intérieur du secteur de la logistique mais aussi vers des activités porteuses de sens sur le plan social et écologique. Plus tôt les mesures appropriées seront prises et les investissements réalisés, plus tôt nous éviterons un crash comme celui que nous avons connu avec la sidérurgie.

Conclusion

Au lieu de soutenir les exigences productivistes des patrons du secteur aérien, qui ne visent que le profit capitaliste aux dépens des travailleurs, des travailleuses et de la planète, il faut lutter à la fois pour la planète et pour les travailleurs/euses. Concrètement, cela veut dire prendre position pour une diminution du trafic aérien avec reconversion collective planifiée des travailleurs et des travailleuses, sous contrôle syndical, et construire une convergence avec les citoyen·ne·s en lutte pour l’environnement et contre les nuisances de l’aéroport. Ce n’est pas aux travailleurs et travailleuses à payer la crise écologique provoquée par la course au profit capitaliste. Dans cette reconversion, il faut donc garantir l’emploi, les conditions de travail, mais aussi les collectifs sociaux de travailleurs et travailleuses. On ne peut pas accepter qu’au nom de la reconversion, on assiste à une fragmentation et à une atomisation des travailleurs et travailleuses qui permettent par après de les broyer plus facilement.

À Toulouse, plusieurs syndicats de l’aéronautique ont pris cette voie, ensemble avec des associations et d’autres mouvements sociaux. Il n’y en a pas d’autre qui soit digne du combat syndical pour l’émancipation.

Photo : Rassemblement à l’initiative de Stop Alibaba & Co, lors de la réunion du Conseil communal de Liège le 19 décembre 2022. (Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0)

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