Avant le renversement du régime de Bachar Al-Assad en Syrie au cours du week-end des 7 et 8 décembre, des divisions ont commencé à apparaître au sein du mouvement international de solidarité avec la Palestine lorsque l’on a appris que Hayat Tahrir Al-Sham (HTS) et l’« Armée nationale syrienne » (ANS) pro-turque s’étaient emparés d’Alep et d’autres territoires. Certains ont affirmé que cette offensive militaire menée par « Al-Qaïda et d’autres terroristes » était un complot impérialiste occidental contre le régime syrien, afin d’affaiblir le soi-disant « axe de la résistance » dirigé par l’Iran et le Hezbollah.

Selon eux, ces États sont les alliés des Palestiniens et les affaiblir reviendrait à affaiblir la lutte pour la libération de la Palestine. Que l’offensive militaire de HTS et l’ANS ait lieu un jour seulement après la conclusion d’un cessez-le-feu entre le Liban et Israël a en outre été jugé suspect.

Cependant, toute cette approche présente de nombreuses lacunes et témoigne surtout d’un manque de compréhension des dynamiques syriennes et régionales.

Le contexte réel

L’offensive militaire menée par HTS et l’ANS s’est déroulée à un moment où les principaux alliés du régime syrien étaient affaiblis. Les forces militaires russes se concentrent sur leur guerre impérialiste contre l’Ukraine, tandis que l’Iran et le Hezbollah ont subi un coup dur à la suite de la guerre d’Israël au Liban. Tout cela reflétait la faiblesse structurelle générale du régime syrien sur les plans militaire, économique et politique, ce qui explique qu’il se soit effondré comme un château de cartes.

Le gouvernement turc a très probablement soutenu l’offensive militaire contre le régime d’une manière ou d’une autre. L’objectif initial d’Ankara était certainement d’améliorer sa position dans les futures négociations avec le régime syrien, et avec l’Iran et la Russie en particulier. Cependant, avec la chute du régime, la Turquie est appelée à jouer un rôle encore plus important. À travers les territoires conquis par l’ANS, elle cherche également à affaiblir les Forces démocratiques syriennes (FDS) dominées par la branche armée du parti kurde PYD (organisation sœur du PKK).

La prise par l’ANS des zones de Tall Rifaat et de Shahba dans le nord d’Alep et de la ville de Manbij – auparavant sous la gouvernance des FDS – a entraîné le déplacement de plus de 150 000 civils et de nombreuses violations des droits humains à l’encontre des Kurdes, y compris des assassinats.

Dans la période qui a précédé le renversement d’Assad, HTS jouissait d’une relative autonomie vis-à-vis de la Turquie. La prise réussie d’Alep a montré que HTS avait évolué en une organisation plus disciplinée et structurée, rassemblant un certain nombre de groupes militaires sous son aile au fil des ans. Alors qu’elle est considérée comme une organisation terroriste par l’ONU, les États-Unis, la Turquie et d’autres pays, elle cherche depuis sa rupture avec Al-Qaïda en 2016 à projeter une image plus modérée d’acteur rationnel et responsable.

Cependant, HTS reste une organisation autoritaire avec une orientation idéologique intégriste islamique et compte des combattants étrangers dans ses rangs. De nombreuses manifestations ont eu lieu à Idlib pour dénoncer la gouvernance de HTS et ses violations des libertés politiques et des droits humains. L’ANS et HTS représentent tous deux une menace pour une Syrie démocratique.

Ni les États-Unis ni Israël n’ont joué de rôle dans ces événements ; en fait, ils se sont inquiétés des événements qui se sont produits jusqu’à présent. Les responsables israéliens, par exemple, ont déclaré que « l’effondrement du régime d’Assad créerait probablement un chaos dans lequel se développeraient des menaces militaires contre Israël ». D’ailleurs, depuis 2011, Israël n’a jamais vraiment été favorable au renversement du régime syrien.

En juillet 2018, Nétanyahou n’avait aucune objection à ce qu’Assad reprenne le contrôle du pays et stabilise son pouvoir. Il a déclaré qu’Israël n’agirait que contre ce qui serait perçu comme des menaces, comme les forces et l’influence de l’Iran et du Hezbollah, expliquant : « Nous n’avons pas de problème avec le régime d’Assad, pendant 40 ans pas une seule balle n’a été tirée sur le plateau du Golan. »

Cet acteur stable ayant disparu, Israël a pris les choses en main. En effet, dans les jours qui ont suivi la chute du régime syrien, l’armée d’occupation israélienne a envahi la partie syrienne du Mont Hermon, sur le plateau du Golan. Elle a cherché à empêcher les rebelles de s’emparer de la zone et a effectué plus de 350 frappes sur des batteries antiaériennes, des aérodromes militaires, des sites de production d’armes, des avions de combat et des missiles. Des navires lance-missiles ont frappé les installations navales syriennes du port d’Al-Bayda et du port de Lattaquié, où 15 navires de guerre syriens étaient amarrés.

Ces raids visent à détruire les capacités militaires de la Syrie pour éviter qu’elles ne soient utilisées contre Israël. Ils font également passer le message que l’armée d’occupation israélienne peut à tout moment déstabiliser politiquement un futur gouvernement qui adopterait une position hostile et ne servant pas les intérêts d’Israël.

L’« axe de la résistance » contre la lutte par le bas

En plus de nier toute puissance d’agir aux acteurs locaux syriens, le principal problème de l’argument avancé par les partisans du soi-disant « axe de la résistance » est qu’il suppose que la libération de la Palestine viendra d’en haut. Ces États, malgré leur nature réactionnaire et autoritaire et leur orientation économique néolibérale, apporteront la liberté d’une manière ou d’une autre.

C’est ignorer que leurs politiques étrangères sont déterminées par la nécessité de protéger leurs propres intérêts politiques et que les États autoritaires de la région ont à maintes reprises trahi et réprimé les Palestiniens.

Tout en soutenant rhétoriquement la cause palestinienne et en finançant le Hamas, l’Iran cherche depuis le 7 octobre 2023 à améliorer sa position dans la région afin d’être dans la meilleure posture possible pour de futures négociations avec les États-Unis. Il souhaite donc éviter toute guerre directe avec Israël. Son principal objectif géopolitique à vis-à-vis des Palestiniens est de les utiliser comme levier dans les négociations.

De même, la passivité de l’Iran face aux attaques israéliennes sur le Liban – particulièrement visible après l’assassinat de cadres clés du Hezbollah – a démontré que sa priorité est de protéger ses propres intérêts géopolitiques. Sans oublier que l’Iran n’a pas hésité à réduire son financement au Hamas dans le passé lorsque leurs intérêts ne concordaient pas, comme lorsque les soulèvements ont éclaté en Syrie en 2011 et que le mouvement palestinien a refusé de soutenir la répression meurtrière du régime Assad à l’encontre des manifestants.

De même, le régime syrien n’a pas réagi à la guerre d’Israël contre Gaza, bien qu’il ait également subi des attaques. En fait, il a évité toute confrontation directe avec Israël depuis 1974.

Historiquement, le régime a en fait réprimé les Palestiniens en Syrie et en a tué beaucoup depuis 2011. Il a également détruit le camp de Yarmouk à Damas, qui abritait une importante population de réfugiés palestiniens. Ces derniers jours, 630 prisonniers politiques palestiniens ont été libérés de la seule prison de Sednaya.

En outre, en 1976, le régime de Hafez Al-Assad est intervenu contre le mouvement national palestinien et les organisations de gauche libanaises pour soutenir les partis politiques d’extrême droite au Liban. Il a également mené des opérations militaires contre les camps de réfugiés palestiniens à Beyrouth en 1985 et 1986. En 1990, environ 2 500 prisonniers politiques palestiniens étaient détenus dans les prisons syriennes.

Les partisans de l’« axe de la résistance » ignorent également ou refusent d’accepter la déclaration du Hamas qui félicite le peuple syrien d’avoir réalisé ses « aspirations à la liberté et à la justice » après avoir renversé Bachar Al-Assad.

Libération pour toutes et tous

La liste des crimes historiques commis par le régime Assad contre les Palestiniens ne remet évidemment pas en cause le fait que l’impérialisme étatsunien reste incroyablement destructeur et meurtrier. Cependant, soutenir des régimes autoritaires et despotiques nuit à l’objectif de libération de la Palestine. C’est accepter que l’oppression se poursuive dans d’autres parties de la région au nom de la libération d’un peuple, ce qui n’est pas ce que la lutte palestinienne demande, pas plus que ça ne permettrait d’obtenir la libération de la Palestine.

Ce qui se passe dans la région est en fin de compte directement lié à l’avenir de la Palestine.

Une majorité considérable des classes populaires de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord s’identifie à la lutte palestinienne et la considère comme liée à leurs propres combats locaux pour la démocratie et l’égalité. Il est important que ceux qui organisent la solidarité avec la Palestine comprennent que les classes populaires palestiniennes et régionales sont des forces sociales centrales capables de créer les conditions requises pour parvenir à la libération, et qu’elles méritent d’être soutenues en ce sens.

Lorsque les Palestiniens luttent, cela dynamise les mouvements de libération dans la région, et les mouvements dans la région alimentent à leur tour le mouvement en Palestine occupée.

Le ministre d’extrême droite Avigdor Lieberman a reconnu le danger que les soulèvements populaires dans la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord représentaient pour Israël en 2011 lorsqu’il a déclaré que la révolution égyptienne qui avait renversé Hosni Moubarak constituait pour Israël une plus grande menace que l’Iran.

Il ne s’agit pas de nier le droit à la résistance des Palestiniens et des Libanais contre Israël, mais d’expliquer que la révolte unie des classes populaires a le pouvoir de transformer toute la région, de renverser les régimes autoritaires et d’expulser de la région les États-Unis et les autres puissances impérialistes.

La tâche principale du mouvement international de solidarité avec la Palestine, en particulier en Occident, est de dénoncer le rôle complice de nos classes dominantes dans le soutien à l’État raciste, de colonialisme de peuplement et d’apartheid d’Israël. Nous devons faire pression sur ces classes dominantes pour qu’elles rompent toute relation politique, économique et militaire avec Tel Aviv. C’est le seul moyen d’affaiblir Israël et d’ouvrir la voie à la libération de la Palestine et, plus largement, de la région.

Comme l’a écrit un révolutionnaire syrien depuis le plateau du Golan syrien occupé par Israël au cours de l’été 2014 : « la liberté : un destin commun pour Gaza, Yarmouk et le Golan ». Ce slogan porte l’espoir d’une transformation révolutionnaire régionale, seule stratégie réaliste de libération.


Joseph Daher enseigne à l’université de Lausanne en Suisse et à l’université de Gand en Belgique. Il est l’auteur, en français, de Syrie. Le martyre d’une revolution (Syllepse, 2022), Le Hezbollah. Un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme (Syllepse, 2019) et La question palestinienne et le marxisme (La Brèche, 2024).

Publié par The New Arab. Traduction NL.