Voici l’édito de la revue La Gauche n°3, automne 2018.
Reconnaissons que l’idée d’un numéro thématique sur le football n’a pas fait l’unanimité au sein de la rédaction de La Gauche. Fallait-il parler de foot ? Et si oui pour quoi dire ? Le football est un sport populaire oui mais, quand même, populaire comme l’est la chanson de variété ! Et puis, le sport n’est-il pas une forme de conditionnement, de modelage des corps à la discipline et à l’esprit de compétition ? À l’heure actuelle le football n’est-il pas, par-dessus le marché, « le » sport de marché par excellence ?
Le foot est tout cela… mais pas seulement. À gauche, on a trop souvent l’habitude de le rejeter en bloc comme étant le sport de l’argent roi et des stars multimillionnaires. Il l’est effectivement – cet été, les clubs italiens ont par exemple dépensé plus d’un milliard d’euros sur le marché des transferts. Mais le foot, c’est aussi ce sport qui se joue dans la rue, n’importe où et avec les moyens du bord. Des cours d’écoles bruxelloises aux favelas brésiliennes, il suffit d’un ballon (ou même d’une vieille cannette) et d’un but imaginaire pour improviser un match. En soi, la pratique du football façonne ainsi la vie et la culture de centaines de millions de personnes à travers le monde, la plupart d’entre-elles issues du prolétariat et des classes populaires. Et rien que pour cela, cette pratique mérite qu’une gauche qui prétend transformer la société s’y intéresse.
L’élite du foot, ces joueurs payés plus de 620 000 euros par an, représente à peine 2 % des salariés du football, tous continents confondus. Alors que 21 % des joueurs touchent moins de 260 euros par mois(1)David Garcia, « Misère du football africain », Le Monde Diplomatique, juillet 2018.. Le ballon rond compte aussi son lot de travailleurs exploités, de pillage de ressources du Sud au profit des riches clubs européens, etc. Mais l’accaparement des richesses par une minorité au sein du monde du football se fait aussi ici en Europe. Alors que cet été la France a remporté une deuxième Coupe du Monde, « la situation du foot amateur en France est une catastrophe », affirme Eric Thomas, président de l’Association française du football amateur(2)Julien Rebucci, « ‘La situation du foot amateur en France est une catastrophe’ : enquête sur un secteur à bout de souffle », Les Inrockuptibles, 21 janvier 2018..
« Créé par le pauvre, volé par le riche »
En janvier 2017, lors d’un match contre le Paris Saint-Germain, les supporters du Club Africain de Tunis affichaient un tifo (un calicot) avec cette phrase : « Created by the poor, stolen by the rich ». L’histoire du football est en effet on ne peut plus dialectique. Né comme jeu populaire dans les communautés paysannes de l’Angleterre préindustrielle, il a ensuite été « domestiqué » dans les écoles privées de la bourgeoisie anglaise.
Avec la révolution industrielle et la création de clubs d’usines, il s’intègre peu à peu à la culture ouvrière. Comme le souligne l’excellent ouvrage de Mickaël Correia, Une histoire populaire du football : « La popularisation du football est ainsi porteuse d’une terrible contradiction sociale. Alors que le ballon rond devient un trait fondamental de la culture de classe ouvrière, sa démocratisation est également synonyme de pacification sociale et de paternalisme, au risque d’incarner ‘un instrument de contrôle de la bourgeoisie sur le monde du travail’ »(3)Mickaël Correia, Une histoire populaire du football. Éditions La Découverte, 2018..
Cette contradiction reste on ne peut plus actuelle, et constitue selon nous un enjeu qui ne peut être ignoré. Le football a accompagné tant les dictatures que les résistances. Dans l’imaginaire collectif, il reste un sport souvent associé au sexisme, à l’homophobie, au racisme voire au fascisme de certains clubs de supporters. Mais là aussi, sa « terrible contradiction » fait que d’autres clubs de supporters se revendiquent antifascistes. Face au football viril et machiste, un football féminin voire féministe se développe. Il en va de même pour les clubs organisés en coopératives, revendiquant la démocratie interne et le lien avec la communauté. Dans ce numéro nous avons notamment veillé à donner une tribune à ces pratiques peu médiatisées. Ce qui nous intéresse, c’est de contribuer à comprendre leur impact sur la culture des classes populaires. Après tout, la lutte des passes est partie intégrante de la lutte pour l’hégémonie.
Notes