Retour sur une terrible pandémie et sur ses conséquences économiques, sociales et politiques.
En 1346, la ville de Caffa (aujourd’hui Féodossia), en Crimée, comptoir génois, est assiégée par les troupes mongoles de l’Empire de la Horde d’Or. Durant le siège, un grand nombre de soldats meurent d’une étrange maladie, et décision est prise de catapulter leurs corps par dessus les murs de la ville pour contaminer les Génois. Le siège finit par s’achever, et ces derniers repartent en bateau vers l’Italie, emmenant avec eux sans le savoir un des plus grands fléaux de l’histoire, la bactérie de la peste. Elle va se répandre à travers toute l’Europe en l’espace de cinq ans, avec des conséquences démographiques, sociales, religieuses et économiques sans précédent.
L’Europe au XIVe siècle
Les estimations de la population européenne au XIVe siècle vont de 75 à 90 millions d’habitantEs. Du fait des progrès des techniques agricoles et du défrichement des forêts donnant accès à plus de terres, le nombre d’habitantEs dépasse les capacités de production, en cette époque où 90 % des travailleurEs sont des paysanEs, et où de mauvaises récoltes peuvent provoquer des désastres. Dès 1315, des famines ont cours, liées à un refroidissement climatique. En 1337, la guerre de Cent Ans éclate et ravage la France, accentuant les famines, laissant des cadavres un peu partout, et contribuant à l’affaiblissement général de la population.
Il n’y avait pas eu d’épidémie de peste en Europe depuis plus de six siècles, personne n’y était donc immunisé, ni ne connaissait la maladie, en dehors de quelques lettrés. Les ports de la Méditerranée sont les premiers touchés dès septembre 1347. Puis la peste remonte vers le nord de l’Europe en suivant les routes maritimes et commerciales, jusqu’en Islande et au Groenland, avant de s’éteindre en 1351 en Russie.
La peste noire
La médecine de l’époque est incapable de faire quoi que ce soit contre cette maladie foudroyante, qui tue de 60 à 100 % des infectés, et jusqu’à 30 % de la population totale. La bactérie et son vecteur, la puce du rat (ainsi que d’autres rongeurs) ne seront identifiés qu’en 1894. Dans le contexte d’absence d’hygiène de cette époque, les rats et les puces sont partout, rendant inévitable l’expansion de la peste. Cela est particulièrement vrai dans les villes émergentes en cette fin de Moyen Âge, qui seront plus touchées que les campagnes en raison de leur densité.
L’Europe, déjà détruite par la guerre, se retrouve totalement dévastée. Quelques villes échappent partiellement à la pandémie, comme à Milan, où les autorités de la ville emmurent vivants les premiers malades détectés ainsi que leurs familles, limitant ainsi la contagion. D’autres villes comme Bruges et Nuremberg, ainsi que le territoire de l’actuelle Pologne, sont aussi épargnés. Partout ailleurs, toute activité économique s’arrête, les terres sont laissées en friche. On manque de bras et de place pour enterrer les morts, qui sont mis en fosse commune ou immergés dans les fleuves. Partout, les routes et villages sont livrés aux pillages de populations ou de groupes affamés qui errent sur les routes.
La maladie est surnommée « peste noire » ou « mort noire » (c’est d’ailleurs ce nom qui est utilisé encore aujourd’hui en anglais, « Black Death ») en raison de la couleur sombre des bubons (ganglions dus à la piqûre de puce) sur les malades et de l’état des cadavres. Les chroniques de l’époque décrivent une atmosphère de fin du monde.
Les conséquences économiques et politiques de la pandémie
Entre 1347 et 1352, l’Europe perd de 30 à 50 % de sa population, soit 25 à 45 millions de morts. La France ne retrouvera son niveau de population de 1347 qu’au XVIIe siècle. À quoi il faut ajouter plusieurs millions de victimes dans le monde musulman, même si les données manquent pour les chiffrer avec précision (Le Caire perd 200 000 habitantEs sur 500 000). Des études archéologiques récentes tendent à montrer que l’Afrique subsaharienne a également été touchée. L’Empire byzantin est durement affaibli et ne s’en relèvera pas, jusqu’à sa chute en 1453.
Devant l’incapacité d’empêcher et de soigner la peste, ce sont les réponses religieuses, selon lesquelles il s’agirait d’un fléau de Dieu, qui l’emportent. Nombre de peintures et dessins de cette époque témoignent de cette vision apocalyptique. Le sentiment religieux sort renforcé de cette tragédie, ce qui permet à l’Église chrétienne d’affirmer son pouvoir sur les sociétés occidentales.
Une autre réponse, tout aussi dramatique, consiste en la recherche de boucs émissaires, avec une colère attisée par les autorités religieuses. C’est ainsi que des massacres de Juifs se déroulent un peu partout en Europe. Ils sont accusés d’empoisonner les fontaines. C’est l’occasion de piller leurs biens, pour ceux qui en ont, au profit de l’Église.
Tout aussi importantes sont les conséquences économiques de la pandémie. Il y a une telle diminution de la main-d’œuvre disponible que le coût de celle-ci augmente, en particulier pour les travaux agricoles laissés en friche pendant des années. La production agricole de la France diminue ainsi de 30 à 50 % en cinq ans. Les loyers d’une ville comme Paris sont divisés par quatre. La noblesse d’épée, qui tire profit des revenus terriens, s’affaiblit au profit de la noblesse de cour, gouvernementale, contribuant ainsi de façon décisive au passage du Moyen Âge à la Renaissance et à une société pré-capitaliste.
La peste noire est ainsi, au départ, une crise de la reproduction : beaucoup de gens meurent, il y a donc moins de force de travail disponible, et la population diminue. Cette crise de la reproduction entraîne une crise de la production (les champs ne sont plus cultivés, le commerce est en berne, les villes sont paralysées par la mort), qui entraîne à son tour une crise politique (les pouvoirs monarchiques ne dirigent plus grand-chose pendant plusieurs années), amenant à un changement à long terme des modes de production et de domination.
La peste du XIVe siècle connaît des répétitions cycliques en Europe jusqu’au XVIIIe siècle. La dernière épidémie de peste en France sera celle de Marseille en 1720, qui tuera 50 000 habitantEs de la ville et 120 000 en Provence. La dernière pandémie sera celle de la fin du XIXe siècle en Asie, jusqu’à la découverte du bacille Yersinia Pestis par Alexandre Yersin en 1894. L’apparition des antibiotiques réduira de manière très importante cette maladie, qui connaît encore aujourd’hui quelques foyers endémiques en Afrique et en Inde.
Article publié sur le site du NPA.