Les sondages et les médias dominants l’affirmaient haut et fort : les élections présidentielles chiliennes allaient confirmer le virage à droite en Amérique latine. Le retour à la présidence du Berlusconi local, l’ex-président Sebastián Piñera, était assuré, après une seconde présidence de Michelle Bachelet fort décevante.
Caramba ! Encore raté ! En 2009, Sébastian Piñera avait obtenu 3,6 millions de voix. Le 19 novembre, il n’en a récolté que 2,4 millions (36,62 %). Même avec les suffrages (8 %) du pinochetiste José Antonio Kast, sa victoire n’est pas forcément assurée, le 17 décembre.
Du côté du candidat socialiste Alejandro Guillier, le résultat n’est pas excellent : 22,67 % des suffrages. En effet, Beatriz Sánchez – candidate d’une nouvelle formation de gauche, le Frente Amplio – obtient un score de 20,27 %. Et le Frente Amplio obtient 20 député.e.s et un sénateur (contre 2 dans le précédent Parlement).
Pour analyser cette situation imprévue, nous publions l’analyse de Franck Gaudichaud, auteur notamment de Chili 1970-1973. Mille jours qui ébranlèrent le monde (PUR, Rennes, 2013) et du livre collectif Chili actuel. Gouverner et résister dans une société néolibérale (Harmattan, Paris, 2016), et membre de la rédaction de Contretemps.
Plusieurs sondages donnaient comme vainqueur des prochaines élections à la présidence du Chili l’ex-président Sebastián Piñera. Pourquoi ce possible retour en force du représentant d’une droite anti-sociale ?
On dit souvent, en paraphrasant Marx, que les idées dominantes dans la société sont précisément celles des classes dominantes. Dans le cas chilien, il faut rappeler ce qu’a signifié la période de la dictature (1973-1989) : une transformation contre-révolutionnaire radicale et l’implantation à feu et à sang du néo-libéralisme dans ce pays, qui en a vécu la plus longue expérience historique du monde. La droite a finalement pu diffuser ses idées à tous les étages de la société, en cassant les solidarités, la force du mouvement ouvrier et l’Etat social de l’époque d’Allende (1970-1973). Les 20 ans des gouvernements de la Concertation [ndr : coalition de la social-démocratie et de la démocratie chrétienne – 1990-2010] n’ont fait que renforcer ce processus. Finalement, le retour de la droite en 2010 – avec le premier mandat présidentiel de Piñera – a confirmé le poids des idées et de la doxa néo-libérales au Chili.
Pourquoi ce retour d’une droite anti-sociale après le 2e mandat de Michelle Bachelet ?
Piñera a axé toute sa campagne sur la faible croissance et les fortes désillusions par rapport au mandat de la présidente sortante. Il a tenu un discours, qui fonctionne chez une partie de la population, axé sur l’entreprise, le développement économique et l’ascension individuelle. La société chilienne reste largement conservatrice, mais ce modèle se fissure de plus en plus. La droite chilienne est effectivement réactionnaire, mais rappelons que c’est tout le système politique hérité de la dictature qui l’est, alors que sur le plan macro-économique, le centre-gauche de l’ex-Concertation et la droite mènent peu ou prou la même politique (néolibérale). Enfin, à droite de Piñera, on trouve un candidat ouvertement pinochetiste, José Antonio Kast (qui a tout de même obtenu 8 % des suffrages !), et c’est jusqu’au au sein de la coalition de Piñera qu’on trouve aussi des nostalgiques de la dictature, Piñera ayant débuté sa fortune à l’ombre des militaires et de son propre frère, ministre important de Pinochet…
Quel est le bilan du mandat de Michelle Bachelet et du gouvernement de la « Nouvelle majorité » (les partis de la Concertation – PS et PDC – + le Parti communiste) ?
L’élection du deuxième gouvernement de Michelle Bachelet résulte d’une campagne menée à une époque où l’actuelle présidente était encore très populaire et grâce à la récupération – en partie – des revendications des mouvements sociaux de 2011, notamment le mouvement étudiant pour une éducation gratuite, publique et de qualité. Ces demandes ont été pour ainsi dire digérées et « néo-libéralisées ». Bachelet a ainsi gagné l’élection de 2013 en promettant des réformes de l’éducation, de la fiscalité et de la Constitution.
On peut désormais faire le bilan de son mandat : Michelle Bachelet incarne un progressisme « transformiste » social-libéral. Elle a réalisé une réforme fiscale indolore pour le grand capital (minier notamment) et les plus riches ; quant à la réforme de l’éducation, seulement 28 % des étudiant.e.s ont pour l’instant accès à l’enseignement supérieur gratuit : en fait, il s’agit essentiellement d’une subvention de l’Etat aux établissements privés (l’objectif était d’arriver à 80 % de gratuité d’ici 2020).
Le projet de réforme de la Constitution a été effectué grâce à des parodies de « consultation citoyenne », et doit être approuvé par le Parlement et non par une Assemblée constituante. Rappelons que c’est pourtant encore la Constitution (amendée) de la dictature qui est en place… Sans parler des grandes mobilisations menées, ces dernières années, contre les fonds de pension et pour une réforme en faveur d’un fonds public et par répartition : il n’y a eu aucune avancée sur ce thème, d’où une grande désillusion parmi la base électorale même de Bachelet.
On assiste plus généralement à une crise de légitimité de la « caste » politique chilienne et du modèle « démocratique » installé depuis 1990, alors que les niveaux de répression sociale restent élevés. Cela se traduit aussi par le taux d’abstention électoral : ce scrutin confirme que la première majorité du Chili, c’est l’abstention (54 %, ce qui est considérable). Elle est très forte parmi les classes populaires, qui ne sentent pas représentées, sans que cela se traduise pour autant par une politisation anti système, bien au contraire, c’est plutôt l’inverse qui se produit.
Existe-t-il une alternative de gauche à la Nouvelle Majorité ? Y a-t-il une recomposition politique crédible de la gauche radicale chilienne ?
La (bonne) surprise de ce premier tour sont les résultats du Frente Amplio, dont la candidate, Beatriz Sánchez, dépasse les 20 % et talonne le candidat soutenu par Bachelet, Alejandro Guillier, qui atteint moins de 23 % des suffrages. Beatriz Sánchez a donc failli se retrouver au second tour, alors qu’elle n’était créditée que de 8-10 % dans les sondages. C’est donc une baffe pour les medias dominants. On voit que le Frente Amplio a réussi à mobiliser – ce n’est pas rien – dans certaines grandes communes populaires comme Puente Alto et Maipu, à Santiago. Il a réussi à disputer cet électorat à la droite, forte dans ces territoires. Cela en quelques mois, puisque le Frente Amplio (FA) est né en janvier dernier. Aux yeux de plusieurs centaines de milliers de personnes, il a réussi à incarner une alternative de gauche crédible sur le plan électoral.
Rappelons que le FA vient en partie de secteurs ayant dirigé le mouvement étudiant de 2011 avec notamment deux jeunes devenus par la suite députés, Gabriel Boric et Giorgio Jackson : il regroupe un spectre large et hétérogène, allant du centre libéral jusqu’à plusieurs organisations de gauche radicale comme Igualdad ou Izquierda Libertaria. Il s’agit d’une coalition globalement anti-néolibérale, qui représente une sorte de Front de gauche (France) ou de Podemos(Espagne) à la chilienne, avec de vraies difficultés pour assoir un ancrage véritable au sein des classes populaires.
Plusieurs petits collectifs de la gauche révolutionnaire critiquent d’ailleurs l’orientation jugée électoraliste du FA ou la composition essentiellement issue des classes moyennes de sa direction. Beatriz Sanchez, journaliste venue sur le tard à la politique, a elle-même été candidate après vaincu lors de primaires un candidat plus nettement positionné à gauche, le sociologie critique Alberto Mayol. Mais, globalement, le Frente Amplio a réussi son pari de se transformer en force alternative nationale. Avec cette élection, il gagne aussi 20 député.e.s et 1 sénateur (sur 155 parlementaires), soit plus de député.e.s que le Parti socialiste (le parti de Bachelet) et plus de deux fois ceux du Parti communiste (intégré dans la majorité présidentielle). C’est historique.
La recomposition à gauche va donc s’accélérer. Reste à savoir s’il s’agira essentiellement d’une surprise électorale, débouchant sur une intégration institutionnelle d’un nouveau centre-gauche, ce qu’espèrent les classes dominantes et élites traditionnelles, ou si le Frente Amplio réussira à s’appuyer sur les résistances « d’en bas », voire à se rapprocher des secteurs anticapitalistes qui n’appartiennent pas à cette coalition. Or, il y a au sein du FA de grandes contradictions stratégiques, et la majorité des parlementaires élus sont issus de forces tentées par un réformisme « light », certains d’entre eux étant proches du PS et ayant même travaillé dans les ministères du gouvernement sortant. C’est aux bases du FA et à sa gauche que reviendra de mener des batailles d’orientation, et ce dès maintenant.
Pour l’emporter au deuxième tour, Alejandro Guillier – candidat de la « Nouvelle majorité » a absolument besoin des voix de Beatriz Sánchez. Il faut aussi relever l’effondrement d’un parti essentiel du système politique traditionnel– la démocratie chrétienne -, qui va certainement réintégrer la « Nouvelle Majorité ». Le FA peut désormais faire pression sur Guillier pour que celui-ci s’engage publiquement à mettre fin au système des fonds de pension, en faveur d’une transformation de l’éducation, du contrôle public des ressources naturelles et pour une véritable Assemblée constituante.
Mais sans entretenir aucune illusion sur ce candidat qui est vraiment issu de l’establishment, et surtout sans entrer dans des négociations d’appareil et de possible majorité de gouvernement, au risque de perdre d’entrée de jeu tout capital politique. Là aussi certains dirigeants du FA (en particulier de Revolución Democrática) sont peu clairs sur leur positionnement. Nombreux sont pourtant les militant.e.s du FA qui souhaitent ne pas appeler à voter pour Guiller et les héritiers de la vielle Concertation (un « pas une voix pour Piñera » serait en effet largement suffisant sur le plan tactique)… L’un des grands absents, ce sont sans aucun doute les travailleurs mobilisés qui sont restés largement en dehors de cette campagne électorale, alors que le mouvement syndical est en train de se revitaliser peu à peu.
Mais cette élection et le surgissement inespéré du FA marque une inflexion et une ouverture du champ des possibles. Il faudra suivre ce qui se passera au second tour : si Piñera est finalement capable de ramasser la mise le 17 décembre, en s’inscrivant dans le sillage du ‘tournant à droite’ actuel de l’Amérique du Sud ou si la recomposition en cours permettra à Alejandro Guillier de gouverner au centre-gauche, en espérant de toute façon qu’il y ait – et quel que soit le vainqueur – une amplification des luttes sociales venir car le chemin est encore long pour la construction d’alternatives réelles au Chili. Et c’est encore et toujours la digne résistance du peuple Mapuche qui pourrait montrer la voix, toute comme les nombreuses résistances – encore éparses – éco-territoriales, salariales et féministes.
Cette interview a été réalisée initialement par Stéfanie Prezioso pour le journal SolidaritéS (Suisse).