Après avoir revu Chicken Run de Nick Park et Peter Lord (sorti en 2000), j’ai remarqué que ce film pourrait être utilisé pour expliquer plusieurs concepts militants qui peuvent revêtir une certaine importance.
Que ces messages résultent de la volonté de la réalisation ou des scénaristes n’est pas notre propos : nous passons l’épisode à travers nos propres conceptions et nous ne recherchons pas la cohérence, juste des symboles dont nous pouvons nous saisir pour mieux expliquer nos idées.
Un film d’évasion
Chicken Run calque sa structure sur les films d’évasion et notamment “La Grande Évasion” de John Stures (1963), dans lequel des soldats britanniques aidés d’un étasunien tentent de s’évader de leur camp de détention. On remarque déjà la similitude dans le synopsis du film où c’est bel et bien le coq Rocky (présenté comme américain) qui arrive dans un poulailler anglais.
Une des scènes cultes de “La Grande Évasion” est d’ailleurs référencée : Rocky reproduit le saut à moto de Steve McQueen par-dessus des barbelés.
L’une des caractéristiques des films d’évasion s’appuie aussi sur la coopération et la solidarité entre les personnages : il s’agit de jouer des forces et des faiblesses des différent.e.s protagonistes. Chaque personnage doit se débarrasser ou composer avec ses défauts pour permettre la réussite d’un plan, plan qui est déjà lui-même l’expression des compétences d’un.e des personnages.
Dans Chicken Run, même les compétences vues comme inutiles ou inférieures (par exemple, le personnage de Babette qui passe ses journées à tricoter) prennent leur sens à la fin du film quand Rocky déserte le poulailler et que les poules se retrouvent sans leur “homme” providentiel.
C’est dans la communauté que les personnages révèlent leur potentiel : les disputes, très fréquentes au début, se calment quand le danger concret les force à s’accorder entre elles.
Une industrialisation mortifère
Comme dans beaucoup des films des studios Aardman, il y a une certaine fascination pour l’esthétique de la mécanique que ne renieraient pas “Les Temps Modernes” de Chaplin.
Au début du film, les poules qui ne pondent plus sont envoyées au billot pour servir de repas à leurs maîtres. On voit ici le parallèle avec la classe travailleuse qui peut être licenciée dès lors qu’elle n’est plus assez compétitive.
Cette logique d’exploitation est poussée plus loin suite à la frustration de Mrs. Tweedy (inspirée par sa vénalité) de ne pas gagner assez d’argent : elle achète donc une machine à tourte monstrueuse afin de tuer toutes ses poules et s’enrichir sur leur mort.
Dans Chicken Run, cette esthétique machiniste est là pour évoquer une “déshumanisation” et inspirer la peur : tout un chapitre de l’histoire est une péripétie où Ginger et Rocky cherchent à s’enfuir du ventre de cette machinerie infernale. La scène d’action met alors en scène tout un arsenal redoutable destiné à trancher, écraser et immoler les protagonistes. Ginger et Rocky ne pourront se sauver de ce monstre qu’en sabotant la machine.
Un camarade macho
Le film tient un propos féministe très présent : c’est d’ailleurs l’un des rares films où la majorité des personnages sont féminins. À titre de statistiques, en 2019, sur les 100 films avec les meilleures rentrées, seulement un tiers des rôles parlants sont des personnages féminins et le chiffre n’a pas beaucoup évolué depuis 10 ans.
L’un des personnages les plus forts du film est évidemment Ginger : elle ne lâche rien malgré les doutes et organise la solidarité entre les poules tout en travaillant d’arrache-pied pour leur libération.
Seuls 3 personnages sont présentés comme masculins et chacun d’entre eux raconte quelque chose sur la masculinité.
Premièrement, Rocky, une masculinité affirmée et idéalisée : séduisant, courageux et plein de répondant, il revêt l’apparence de la compétence grâce à sa gouaille malgré un manque de réelles capacités. Rocky incarne l’élément perturbateur qui semble faire croire que c’est grâce à ses compétences qu’il va sauver les femmes alors qu’en réalité, elles se sauvent elles-mêmes lorsqu’il décidera de fuir pour cacher ses mensonges, avant de revenir pour aider les poules.
Ensuite, le colonel Isidore Poulard qui incarne lui un côté paternaliste de la masculinité. Il est strict, vieux et prend de haut tout le monde en radotant sur un passé idéalisé.
Les deux coqs, malgré qu’ils fassent preuve de bravoure, sont d’abord des boulets pour l’émancipation du reste du poulailler en vivant leurs rêves de gloire, passés ou fantasmés. Ainsi, l’héroïsme masculin est ici démystifié en ce qu’il est d’abord renvoyé à une forme de vantardise déconnectée du réel.
Enfin, Mr. Tweedy qui est dépeint comme soumis à sa femme tyrannique et vénale, soit une masculinité menacée qui ne prendra sa revanche sur sa femme émasculatrice qu’à la fin, celle-ci aura alors la preuve qu’elle avait tort de ne pas prendre son mari au sérieux. De ce point de vue, le personnage de Mrs. Tweedy est plutôt un des problèmes du film qui brouille le message féministe de l’œuvre. On pourrait néanmoins faire l’hypothèse que le traitement assez sexiste que subit Mrs. Tweedy puisse être là pour opposer à un féminisme individualiste et patronal celui des poules qui s’incarne dans la solidarité entre travailleuses.
Une classe dominante divisée
“Ce sont des poules abruti ! (…) Elles ne font ni complot, ni manigances, ni aucune action collective”
Les oppositions entre les époux Tweedy pourraient illustrer un certain nombre de dissensions dans la classe dominante : Mr. Tweedy pourrait représenter une forme d’exploitation “à la papa”, dans un cadre traditionnel de petites entreprises familiales et obsédé par la sécurité (il est le seul à soupçonner les poules de comploter).
Son épouse serait, elle, l’incarnation d’un capitalisme tardif et arrogant, persuadé de l’impuissance de la classe ouvrière et qui cherche à se moderniser, quitte à exploiter ses travailleuses jusqu’à la mort.
Une libération collective
“Je sais bien que c’est facile de faire sortir une poule d’ici, ou même deux mais c’est de nous toutes qu’il s’agit !”
D’une certaine façon, la collectivité est un personnage qui évolue et qui éprouve des sentiments comme la peur de la mort ou l’attirance pour Rocky. On voit cependant que le “personnage” du groupe n’efface en rien les individualités et les dissensions en son sein.
On y voit donc une conception dialectique de l’identité, simultanément comme individu et comme collectivité. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien si la collectivité se confronte à un personnage comme Rocky qui incarne le culte de l’individualité et de la réussite personnelle, lui qui est issu du pays de l’American Dream.
On remarque justement le dialogue entre cette liberté fantasmée et solitaire de Rocky et l’autre, collective, défendue par Ginger, qui n’est pas pour autant dépourvue d’illusions issues du système qui l’opprime.
Ainsi, Ginger fantasme la liberté en s’appuyant sur la publicité d’un cageot de prunes, montrant de beaux vergers chargés d’arbres féconds. Malgré ses aspirations légitimes à la liberté, celle-ci reste déterminée par l’idéologie dominante.
En témoignent également les interrogations des autres poules, incapables d’imaginer un monde d’après en dehors des concepts du quotidien. Comme le dit, Ginger, “la cage c’est dans la tête.”
« – Mais qui nous nourrira ?
-Nous nous nourrirons nous-mêmes. »
Quand Rocky arrive, la liberté prend la forme de la capacité à voler : on pourrait d’une certaine façon y voir l’avatar contemporain des coach de vie et du développement personnel. La liberté est une illusion vendue à des individus par un Rocky qui ne se gêne pas pour arnaquer son entourage (en promettant aux rats Ric et Rac de leur donner ses propres œufs) et abuser de la générosité des poules.
C’est quand Ginger réalise que Rocky n’a jamais été capable de voler qu’elle prend conscience que les poules n’ont aucune chance de s’envoler de leur propres ailes.
La liberté devient alors une question de lutte collective et concrète, en construisant l’avion qui va permettre aux poules de voler collectivement en alliant tous leurs talents pour le construire et l’actionner.
Enfin, les poules trouvent leur propre île où elles seront à l’abri des humains mais devront aussi réinventer une société où elles doivent prendre leurs responsabilités en commençant à se nourrir et s’organiser elles-mêmes vu qu’elles n’ont plus de fermier.e.s pour les nourrir et leur offrir un abri : il s’agit de renoncer au “confort” de la dépendance envers ses maîtres.