Suite à la décision ferme du régime tripartite (Parti Populaire, Ciudadanos, Parti socialiste ouvrier espagnol), avec le roi Felipe VI à sa tête, visant à donner l’interprétation la plus dure, et en même temps la plus discutable, de l’article 155 de la Constitution [1], nous entrons irrémédiablement dans les jours clés, en termes de rapports de forces, de l’épreuve qui depuis quelques années a pris jour concernant la revendication majoritaire du peuple de Catalogne, soit celle ayant trait à son droit légitime de décider de son avenir.
En effet, avec l’intention de faire de Mariano Rajoy le président de la Catalogne, de dissoudre le Parlement catalan afin de pouvoir convoquer de nouvelles élections et de placer sous son contrôle la police régionale (Policia de la Generalitat de Catalunya-Mossos d’Esquadra) et les médias – entre autres mesures – le régime vise à mettre fin à l’autonomie catalane. Mais, de plus, comme l’écrivait récemment Javier Pérez Royo [2], il s’agit de mettre fin au nationalisme catalan comme option politique légale. Nous pouvons y ajouter : et à toute opposition au régime, avec parmi ses cibles le parti Unidos Podemos.
C’est ce qui a déjà été proclamé par les portes-parole du PP, tels García Albiol (maire de Badalona jusqu’en 2015 et président de Groupe populaire dans le parlement de Catalogne) et Pablo Casado (membre du PP et vice-secrétaire chargé de la communication). Ils n’ont manifesté aucune retenue pour étendre la menace d’interdiction envers des forces politiques républicaines ou simplement à inclure dans leur programme des propositions qui vont à l’encontre de la Constitution. C’est ce à quoi nous sommes confrontés : un nationalisme-constitutionnaliste espagnoliste et militant. Et pour cette raison, cela relèverait d’une très grave erreur que de considérer ce conflit comme ne concernant que la Catalogne.
Cette décision – qui sera sans doute approuvée, le 27 octobre, par un Sénat à la majorité absolue du PP (le PP détient 148 sièges sur 266) est également précédée de l’emprisonnement « préventif », accusé du crime de «sédition» (passible de 15 ans de prison), de Jordi Sànchez (président de l’Assemblée nationale catalane) et de Jordi Cuixartl (président de l’association Òmnium Cultural), dirigeants de deux grandes organisations sociales ayant organisé les plus grandes mobilisations pacifiques en faveur du droit de décider qui se sont tenues en Catalogne depuis 2012.
Et peu de temps après, le Tribunal constitutionnel (TC) a jugé illégale la loi du référendum approuvée par le Parlement catalan, qui la fondait, comme il est de coutume dans ce cas, sur les articles 1 et 2 de la Constitution (« l’autonomie » – en bref – n’est pas la « souveraineté », le TC dixit). En fait, une démonstration supplémentaire que toute promesse de réforme constitutionnelle qui ne remet pas directement en question ces articles ne peut jamais ouvrir la voie à un véritable pacte fédéral entre les peuples [3].
La réponse depuis la Catalogne ne s’est pas fait attendre : la manifestation d’hier, le 21 octobre, pour la liberté des deux « Jordis » s’est également transformée en une dénonciation massive et indignée de la décision du Conseil des ministres d’appliquer l’article 155 de la Constitution, ainsi qu’en une réaffirmation de la volonté de centaines de milliers de personnes (450.000 selon la police) de désobéir à ce qui est perçu comme un véritable état d’urgence et un démantèlement de leurs institutions d’autonomie (d’auto-gouvernement). En résumé, il s’agissait d’un coup porté à la démocratie, en somme, cela signifierait le retour à 1977, avant même l’instauration de la Generalitat qui, aujourd’hui, a quarante ans.
Cependant, la chose la plus grave réside dans l’alignement complet des rangs du régime, avec le soutien des grandes puissances économiques de l’IBEX 35 (indice de la Bourse de Madrid) et des principaux dirigeants de l’UE, un régime qui a reçu le plein soutien de la nouvelle direction du PSOE (Pedro Sánchez). Sont sapées ainsi les illusions qu’avaient générées la défaite électorale interne du felipismo (allusion à la défaite de Susana Diaz soutenue par Felipe Gonzales lors des primaires au sein du PSOE, en mai 2017) et le changement initial de discours de Pedro Sánchez avec sa reconnaissance timide de la plurinationalité face au nationalisme espagnol monocorde et exclusif de Rajoy.
Une fois de plus, au sein du PSOE, la « (sans) raison d’Etat » s’est imposée contre la raison démocratique. Il n’y a pas si longtemps, la défense de certains de ses dirigeants catalans s’exprimait au moins de la manière suivante : nous sommes en faveur d’un référendum consultatif. Heureusement, il n’a pas fallu trop longtemps pour que des premières critiques soient émises par des responsables publics du PSC (Parti socialiste de Catalogne) face à une décision qui, certainement, va impliquer la décomposition de ce parti en Catalogne et son identification, dans le reste de l’Etat, avec le PP, avec Ciudadanos dont le mordant ultranationaliste n’a plus besoin de se déguiser en libéral et, surtout, une identification avec ce que va impliquer l’enterrement définitif d’un Etat autonome, déjà agonisant.
« Que vas-tu faire ici ? », a demandé Maria del Mar Bonet (chanteuse de musique folk en catalan, ayant reçu plusieurs distinctions) lors de la manifestation du samedi 21 octobre à Barcelone. Elle a repris ainsi une chanson qui a environ 40 ans d’âge et l’a entonnée afin de dénoncer la répression policière survenue le jour du référendum du 1er octobre à Barcelone. Si, à l’époque, la dictature franquiste s’accrochait à sa force brutale pour empêcher le progrès de notre lutte commune pour les libertés, il semble évident, aujourd’hui, que beaucoup d’héritiers de ce régime entendent remonter le temps afin de laisser la démocratie en suspens… En vue de semer le désespoir parmi ces millions de personnes qui, en Catalogne, continuent à parier sur la désobéissance civile et institutionnelle face à un régime et face à un Etat qu’ils considèrent déjà comme illégitimes.
Nous savons que dans cette confrontation la relation de forces entre les deux blocs est très inégale. Mais ceux qui chantent aujourd’hui la victoire de l’Etat doivent savoir que la transformation de la citoyenneté catalane en un sujet (de cet Etat) va se heurter à un mouvement populaire qui a déjà démontré son énorme capacité de résistance et d’auto-organisation le 1er octobre dernier, et le 3 octobre. Le gouvernement (govern) et le parlement (parlament) seront-ils à la hauteur des exigences de ce mouvement en assumant le défi d’avancer dans le sens de la République catalane, tout en ouvrant un processus constitutif démocratique et participatif ? Saurons-nous générer un large mouvement de solidarité (dans les autres régions autonomes) et de convergence dans notre lutte commune pour les libertés, la démocratie et le droit de décider ?
Il ne sera pas facile de répondre à ces questions, mais comme nos référents classiques l’ont déjà écrit, « la seule chose certaine réside dans le combat ». Dans cette perspective, il en va, soit de mettre fin à la crise du régime par en haut, soit, au contraire, d’approfondir la fissure qui a ouvert le cycle de protestation le plus intense et prolongé qui s’est développé depuis les dernières années du régime de Franco en Catalogne et en dans tout l’Etat.
Jaime Pastor, Barcelone, le 21 octobre 2017
Article repris de À l’encontre
Notes
[1] Xavier Arbós, “El 155 no permite convocar elecciones en Cataluña”, El periódico, 20 octobre 2017.
[2] Javier Pérez Royo, “La castración del nacionalismo catalán”, eldiario.es, 20 octobre 2017.
[3] Como muy bien argumenta el ex-ministro socialista de Justicia Francisco Caamaño (“Presentación”, en Daniel Guerra (ed.), El pensamiento territorial de la Segunda República española, Athenaica, Sevilla, 2017.