Le livre d’Éric Toussaint constitue une analyse fortement étayée et détaillée de l’histoire de la Banque mondiale et de son action.

L’auteur rappelle le contexte dans lequel ont été créées la Banque et son « jumeau », le FMI : les États-Unis sont sortis considérablement renforcés de la guerre, politiquement et économiquement mais leur industrie a besoin de débouchés et les dirigeants américains veulent éviter que l’économie mondiale ne plonge dans une dépression comme celle des années 30 (ce qui pourrait ébranler le nouvel ordre mondial que l’impérialisme veut ériger face à l’URSS). Pour cela, il faut fournir aux autres pays les moyens d’acheter des produits américains en leur prêtant les fonds nécessaires. Ce sera le rôle, outre de crédits directement consentis par les États-Unis, de la nouvelle Banque internationale pour la reconstruction et le développement (dénomination officielle de la Banque mondiale) créée en décembre 1945. Le FMI, pour sa part, ayant pour mission la stabilisation des taux de change. Contrairement à ce qui est le cas pour l’ONU, les droits de vote à la Banque mondiale et au FMI ne sont pas également répartis mais assurent l’hégémonie américaine : en 1947, à eux seuls, les États-Unis ont 34,23 % des voix à la Banque mondiale ; aujourd’hui, leurs droits ont été réduits à 15,44 % ce qui leur donne encore une possibilité de veto (car la majorité nécessaire pour diverses décisions est de 85 %). Par ailleurs, il est convenu que le président de la Banque soit toujours un Américain. À travers plusieurs exemples, Éric Toussaint montre comment les décisions de prêts de la Banque mondiale sont largement déterminées par le gouvernement américain qui utilise en fait la Banque pour soutenir ceux qu’ils considèrent comme étant de bons partenaires des USA (l’Indonésie, le Zaïre de Mobutu) ou pour punir les « mauvais » (cf. l’Égypte de Nasser ou le Chili de l’Unité populaire). Ceci bien que la charte de la Banque lui interdise de prendre en compte des considérations « non économiques ».

Au départ, l’action de la Banque (qui se finance en empruntant sur les marchés financiers ou auprès des banques) était essentiellement tournée vers la reconstruction de l’Europe ravagée par la guerre, centre des préoccupations américaines (les États-Unis lançant par ailleurs le plan Marshall). C’est la révolution chinoise en 1949 qui amènera les États-Unis et donc la Banque à se préoccuper des pays « en développement » (PED). Les États-Unis accordent alors une aide massive sous forme de dons à deux pays considérés comme stratégiques : la Corée du Sud et Taiwan qui s’industrialisent, pour une large part grâce à une intervention massive de l’État.

Ce seront d’une certaine façon des exceptions : les prêts accordés par la Banque aux PED ont eu pour objectif fondamental le renforcement de leur capacité à exporter matières premières, combustibles et produits tropicaux. Par ailleurs, l’essentiel de l’argent prêté repart vers les pays industrialisés en achat de biens et services.

Le modèle économique que la Banque mondiale promeut auprès des « pays en développement » depuis les années 60 met l’accent sur la nécessité pour eux de recevoir des capitaux étrangers ce qui correspond à l’objectif essentiel de la Banque et des États-Unis : les confiner à un mode de développement conforme aux normes capitalistes. Et les enferme à la longue dans un « piège de l’endettement » très rentable pour les créanciers mais facteur d’instabilité pour le système financier international : les grands pays endettés passent par des crises financières (notamment le Mexique et l’Argentine) et connaissent des ébranlements majeurs tandis que les annulations partielles de dettes consenties à certains des pays les plus pauvres n’apportent aucune solution durable.

Le début des années 2000 voit émerger une série des débats attisés par des mouvements populaires dans les pays en développement contre les « plans d’ajustement structurel » et leurs conséquences pour les couches populaires. Il en résulte un ravalement de façade du discours de la Banque qui insiste désormais sur la réduction de la pauvreté. Éric Toussaint insiste sur le fait que les principes ultralibéraux continuent en fait de gouverner la politique de la Banque. Plus récemment, tout en prétendant contribuer à la lutte contre le changement climatique, la Banque continue de subventionner des projets de développement d’énergies fossiles.

En conclusion, Éric Toussaint plaide, outre l’abolition des « dettes odieuses », pour une nouvelle architecture internationale, démocratique et favorable à un développement socialement juste et respectueux de la nature mais cela ne se fera pas sans que des luttes majeures mettent fin à l’ordre économique mondial actuel.


Éditions Syllepse, 536 pages, 25 euros.

Enseignant et économiste, Éric Toussaint est connu pour son action militante au sein du CADTM – Comité pour l’abolition des dettes illégitimes.