Une nouvelle vague féministe internationale
Pour la troisième année consécutive, ce 8 mars, journée internationale de lutte pour les droits des femmes, a vu fleurir des grèves de femmes ainsi que de massives et joyeuses manifestations dans des centaines de villes, principalement en Amérique Latine et en Europe.
Cela reflète le rôle croissant que prennent les mouvements de femmes dans les luttes sociales un peu partout dans le monde, comme en Inde ou au Brésil avec la mobilisation Ele Nao; une nouvelle vague féministe parcourt le monde. Comme le rappelle le slogan du mouvement #NiUnaMenos#VivasNosQueremos : “Nous faisons grève, nous nous organisons et nous nous rencontrons entre nous; nous mettons en pratique le monde dans lequel nous voulons vivre.” C’est un féminisme de luttes contre le système, dénonçant le capitalisme et les multiples violences faites aux femmes que ce système met en place ou favorise, pour augmenter la domination et l’exploitation dont souffrent les femmes.
La grève massive des femmes espagnoles l’an passé a permis de démontrer que c’était possible. Les impressionnantes mobilisations en Argentine, en Italie, mais aussi dans tant d’autres pays ces dernières années ont permis de s’appuyer sur des exemples vivants, unis dans leur diversité pour rendre l’oppression des femmes visibles et la combattre. La libération de la parole générée par le #metoo a certainement aussi joué un rôle crucial et rendu cette large mobilisation possible.
Le mouvement des femmes n’est pas unifié, il est multiple, ce sont des centaines d’expériences accumulées et de collectifs qui se créent, divers en lieux et temps mais tous focalisés sur l’urgence d’arrêter toutes les formes de violences contre les femmes et les féminicides en cours, ainsi que la surexploitation et précarisation croissante: un puissant mouvement anticapitaliste.
Et en Belgique, pour la première fois …
Ce 8 mars, en Belgique, n’a pas rassemblé des centaines de milliers de femmes comme ailleurs. Mais on a vécu un moment historique: c’était la première grève nationale féministe de femmes. Une grève différente, basée sur 4 axes : grève du travail salarié, mais aussi grève des soins, une grève étudiante et une grève de la consommation, reprenant le slogan: « quand les femmes s’arrêtent, le monde s’arrête ». Il est difficile de chiffrer ce succès mais dans de nombreuses villes de Belgique, des milliers de femmes se sont mobilisées ou/et mises en grève et se sont rendues ‘visibles’ par leur absence dans leurs tâches quotidiennes. Les principaux syndicats, la CSC et la FGTB, ont soutenu la grève
Des ’autres actions ont eu lieu un peu partout tout au long de la journée: des piquets de grève dans plusieurs entreprises, des levées de cours, lecture des revendications, des arrêts de travail dans les secteurs très féminisés des maisons communales, hôpitaux, associations, maisons médicales, cpas, commerces, plannings familiaux, des perturbations de la collecte des poubelles dans plus de 10 communes de Bruxelles, une grève des travailleuses au Parlement européen, des actions de désobéissance civile (par exemple pour renommer tous les stations de métro de Bruxelles avec des noms de femmes), etc.
A Louvain-la-Neuve, 500 personnes ont manifesté, 500 autres ont participé au Festival de la Grève des Femmes* à Anvers. Il y a eu des rassemblements dans plusieurs villes comme Mons ou Tournai. 7.000 personnes ont rejoint la cycloparade féministe de Liège.
À Bruxelles, centre névralgique de la mobilisation, des activités ont eu lieu toute la journée, avec, en matinée, des assemblées consacrées à l’antiracisme, aux luttes L(g)BTQI, aux violences, au travail salarié, au care, à l’écologie … des prises de parole libres se sont organisées, faisant entendre la voix de femmes sans-papiers, de mères célibataires, de chaque femme qui avait envie de s’exprimer. L’ambiance était à la lutte mais aussi à la fête, avec des concerts. A 14h, un rassemblement avait lieu pour faire du bruit, exprimer nos colères et faire entendre nos voix. Un moment fort du rassemblement a été la lecture des revendications, en français, néerlandais, anglais, espagnol et arabe (par écrit, les revendications ont été traduites dans 8 langues). Les travailleuses en grève affiliées aux syndicats étaient aussi présentes sur place en front commun. En fin de journée, dans une ambiance revendicatrice et festive, près de 15.000 personnes ont rejoint la Manifestation organisée par la Marche Mondiale des Femmes. L’enthousiasme des manifestantes a entrainé un détournement du cortège, préférant couper la circulation des grands axes plutôt que défiler discrètement dans les petites rues du parcours officiel.
Les facteurs de réussite
Vers mai-juin 2018, est né le Collecti.e.f 8 maars (dont l’orthographe symbolise l’inclusion linguistique belge et la volonté de s’adresser tant aux francophones qu’aux néerlandophones) de l’initiative de quelques jeunes femmes inspirées par la grève espagnole quelques mois plus tôt. D’octobre à mars, ce collectif a organisé tous les mois des assemblées ouvertes, en non mixité annoncée d’emblée pour ouvrir un espace de paroles de femmes, prévoyant systématiquement une traduction, une garderie et une auberge espagnole et réunissant chaque fois une centaine de femmes (pas toujours les mêmes) Une autre caractéristique importante des assemblées étant l’organisation en non mixité annoncée d’emblée pour ouvrir un espace de paroles de femmes:
Le collecti.e.f s’est rapidement organisé en plusieurs commissions: actions, communication, revendications, syndicale, inclusivité, internationale, etc… Toutes les commissions étaient connectées par une coordination nationale. Quelques groupes de travail sur base thématique et géographique se sont aussi organisés. Une condition pour s’intégrer au Collecti.e.f était d’y participer en tant qu’individu, et pas au nom d’une organisation.
Construire collectivement un cahier de revendications
Il était important de clarifier ce qui motive cette grève des femmes et les objectifs de cette mobilisation. Il a été très vite évident que le 8 mars 2019 s’inscrivait comme la première étape d’une dynamique à construire sur le long terme pour créer un rapport de force qui permette des avancées concrètes pour toutes les femmes dans tous les domaines. Un manifeste de revendications a donc été construit collectivement pour détailler tout ça. On y parle violences, travail salarié ou reproductif, sexualité mais aussi migration, écologie et décolonisation. L’idée était de faire des revendications très amples pour que chaque femme ou groupe de femmes puisse se les approprier: en discuter, les affiner, les nourrir sur base de leurs propres expériences, ….
La construction des revendications s’est faite progressivement dans les assemblées mais aussi à travers la participation à d’autres mobilisations, comme les mobilisations antifascistes, syndicales ou climat. Par exemple, les discussions de la 3eme assemblée ont abouti à une prise de position antifasciste en réaction à une manifestation de 5.000 fascistes qui se déroulait ce jour là à Bruxelles.
Une étape importante pour la discussion des revendications a été l’organisation d’un week-end entier consacré à des ateliers thématiques: antiracisme, sur les violences, le care, le travail salarié (avec la participation notamment de travailleuses domestiques), les luttes LGBTQI. Pendant ce week-end, l’aspect créatif n’était pas en reste (et a perduré dans les actions qui ont précédé et qui ont eu lieu le jour même du 8 mars) : atelier sérigraphie pour fabriquer des foulards, atelier badges, reportages radio,…
Participation des syndicats
La commission “syndicats” a établi des contacts avec plusieurs militantes syndicales qui ont permis d’obtenir le soutien de leurs organisations, soutien plutôt inespéré pour cette première tentative de grève féministe. Ainsi, plusieurs centrales des principaux syndicats, la CSC et la FGTB, ont déposé un préavis, mobilisé leurs affiliées ou encore apporté un soutien matériel. Cet appui des structures syndicales, mais aussi des initiatives de convergence comme la cycloparade féministe organisée par le Collecti.e.f auprès des piquets de la grève nationale du 13 février, a facilité l’implication de travailleuses syndiquées, pour, à la fois, mener le débat sur l’opportunité de la grève et les modalités de mobilisation au sein des entreprises mais aussi nourrir le mouvement des préoccupations et revendications portées par les femmes salariées au sein de leurs secteurs et entreprises.
Cette convergence entre le Collecti.e.f et les militantes des syndicats a représenté un élément clé pour la croissance et visibilité du mouvement, en lui apportant du crédit via le soutien officiel des organisations syndicales, en faisant parler de la grève au sein des entreprises et en suscitant l’intérêt des médias qui, à leur tour, ont contribué à faire parler plus largement du mouvement un peu partout, dans les familles et les quartiers.
La mobilisation doit continuer
Cette journée de grève du 8 mars a été pour beaucoup une première expérience encourageante et une prise de conscience de la force des femmes et l’importance de la construction d’un mouvement autonome des femmes.
Comment expliquer un tel succès pour cette première édition de la grève féministe des femmes? Outre certains aspects évoqués plus haut, il est très clair que nous devons ce succès aux luttes féministes internationales. La présence même de nombreuses femmes argentines, espagnoles ou italiennes au sein du Collecti.e.f en est la preuve. Et on ne peut oublier le contexte politique et social actuel de ces milliers de jeunes mobilisés pour le climat chaque semaine et de la lutte des Gilets jaunes.
Ce succès interpelle aussi la nécessité de convergence des luttes, une question centrale, et complexe. Qui soulève la nécessité d’un féminisme intersectionnel, qui n’envisage pas de manière séparée ou hiérarchisée les luttes féministes et les luttes sociales, climatiques, indigènes, paysannes, antiracistes, décoloniales, internationalistes.
Dans la suite des ateliers organisés à Bruxelles le 8 mars, le Collecti.e.f s’est remobilisé pour participer à d’autres actions dans le mois de mars, comme les manifestations pour le climat et antiraciste. La Collecti.e.f a aussi organisé une contre-manifestation face au mouvement anti-avortement, le 31 mars. Lors de cette dernière activité plus de 300 femmes ont occupé l’espace, se sont réunies en assemblée sur la situation de l’avortement en Belgique et dans le monde, notamment en soutien aux femmes en lutte en Italie.
Sans s’essouffler sur la longueur, il s’agit dès à présent de préparer la grève du 8 mars 2020, pour qu’elle soit encore plus forte qu’en 2019. Plusieurs faiblesses constatées cette année sont à surmonter, notamment faire en sorte que le mouvement soit davantage accessible à toutes les femmes, que les revendications davantage porté par celles d’entre-nous qui vivent des oppressions multiples, davantage implanté hors de Bruxelles, …
Un féminisme pour les 99 %
Depuis 3 ans, circule un appel international pour organiser une grève des femmes. Cet appel a été relayé dans plus de 40 pays en 2019. Ce mouvement invente des nouvelles façons de faire grève et insuffle un nouveau type de politique à la forme même de la grève.
Les grèves des femmes qui se multiplient aujourd’hui partout dans le monde et s’emparent des problématiques telles que les salaires de misère, les systèmes publics inexistants ou dysfonctionnels, la catastrophe climatique, le rejet des migrant.e.s, les violences policières, etc. Ces mouvements témoignent le fait que les revendication féministes ne sont pas isolées de celles des autres mouvements.
En 2016, le mouvement “Ni una di meno” en Italie est devenu une des principales forces qui s’opposent au politiques anti migrants, racistes et fascistes de Salvini. En Espagne, le mouvement du 8 mars est impliqué dans les mobilisations contre les centres fermés pour personnes migrantes, pour un logement digne pour tous. En Argentine et partout ailleurs, le coeur des engagements du mouvement féministe bat contre toutes les formes de violences faites aux femmes mais aussi contre tous les types d’oppression et contre la destruction de la planète. Il faut combattre ce système qui nous broie, il faut imposer les changements radicaux que nous voulons.
Un manifeste pour un féminisme des 99 % circule internationalement. En termes simples et clairs, il appelle les femmes á se mobiliser localement et de manière internationale… Et a de quoi inspirer pour la suite, en Belgique aussi :
“C’est seulement en s’alliant avec les mouvements antiracistes, écologistes, militants pour les droit des travailleurs, des travailleuses et des migrant.e.s que le féminisme pourra relever les défis de notre temps”.
“Notre féminisme doit être à la hauteur de la crise actuelle. C’est une crise que dans le meilleur des cas, le capitalisme peut surmonter mais pas solutionner. La seule vraie solution exige un changement radical et complet de l’organisation sociale de la société”
Extrait du livre : Féminisme pour les 99%, un manifeste ; Cinzia Arruza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser