« La crise consiste précisément dans le fait que l’ancien est en train de mourir alors que le nouveau ne peut pas encore naître. Et pendant une telle période intermédiaire, toute une série de formes morbides apparaissent » – Antonio Gramsci.
Il y a trente ans, le Vlaams Blok, parti d’extrême droite, réalisait sa percée électorale. Depuis, après avoir été condamné pour racisme, il s’est recyclé en Vlaams Belang et il se porte hélas toujours très bien dans les sondages. En plus, leur succès ne se limite plus désormais aux seules élections : de plus en plus de gens sont séduits au point de participer à des manifestations dont l’extrême droite tire les ficelles – tantôt ouvertement, tantôt secrètement.
Quelques-unes de ces manifestations resteront dans les mémoires, ainsi celle du 27 septembre 2021, où environ 15.000 personnes ont participé à une caravane contre le gouvernement dit « Vivaldi », nouvellement formé au niveau fédéral. Autre exemple, lorsqu’après avoir volé des armes lourdes dans la caserne de Leopoldsburg le 17 mai 2021, Jürgen Conings disparaissait dans la nature avec ses projets d’assassinat (entre autre d’un éminent virologue), des milliers de personnes ont déclaré sur les réseaux sociaux leur vibrant soutien à l’extrémiste qui accédait quasiment au statut de martyr. Le 21 novembre 2021, une sinistre manifestation « pour la liberté » (mais surtout contre le Covid Safe Ticket) comptait quelque 35.000 participant.e.s d’horizons très divers, protestant avec véhémence contre les prétendues « conspirations » dans le cadre de la pandémie de Coronavirus. Comment expliquer ces pulsions mortifères ? Que pouvons-nous faire pour ramer à contre-courant ?
L’héritage Thatcher, une société atomisée
Pour comprendre sur quel terreau a pu fleurir toute cette confusion et son instrumentalisation, il faut remonter aux années 80. En 1987, Margaret Thatcher proclamait avec beaucoup d’aplomb : « La société, ça n’existe pas ! » (There is no such thing as society). Selon sa conception, ce qui existe réellement, ce sont des individus et des familles autonomes et responsables de ce qu’ils font de leur vie, dans le contexte d’un environnement global dans lequel seul le marché (dans le meilleur des cas) peut assurer un équilibre, même très précaire.
Joignant le geste à la parole, Thatcher privatise des pans entiers de l’appareil d’État et des services publics (e.a. les chemins de fer), contraint le NHS (le service national de santé) à un carcan budgétaire et brise l’épine dorsale du mouvement ouvrier britannique (le syndicat combatif des mineurs). Ce faisant, elle menait exactement la même politique que Ronald Reagan aux États-Unis.
Sur le continent européen également son approche politique était suivie avec enthousiasme au point que même la pseudo gauche social-démocrate lui emboîtait le pas. Toute la politique centriste, quel que soit le parti qui l’infligeait aux populations, allait se convertir à la pensée unique néolibérale illustrée par son tristement célèbre TINA, (l’autre formule-choc de Thatcher) : « There is no alternative ! » (Il n’y a pas d’alternative).
Le résultat concret de ce type d’« extrémisme du centre » est que seuls les très riches peuvent se permettre d’être insouciants, pour tous les autres, la vie se transforme chaque jour un peu plus en océan d’incertitude. Alors que le néolibéralisme prétend défendre la « liberté » débridée de l’individu dans une économie de marché non ou à peine réglementée, le résultat pour des millions de gens ordinaires est, dans une certaine mesure, paradoxalement le même que celui du fascisme ou du stalinisme avant la Seconde Guerre mondiale : il crée des sociétés atomisées, où les individus sont renvoyés à eux-mêmes, sans liens sociaux. Elle crée donc non seulement un sentiment de solitude généralisé, mais surtout un sentiment de désespoir et d’impuissance.
Effet Covid : mise à nu de la politique de démolition néolibérale
Et voici que la crise sanitaire se transforme en crise tout court et vient exacerber ces sentiments. Car le plus gros problème n’est même pas la pandémie ou le virus lui-même, non, ce qu’on commence seulement à comprendre c’est que nos institutions de soins de santé sont d’autant moins préparées à ce type de catastrophe qu’elles ont été sous-financées par les politiques de démolition néolibérales et qu’en conséquence, les effectifs de soignant.e.s sont trop faibles et que tout ce secteur est sous financé. Et soudain, il devient tragiquement clair que les soins pour toutes celles et tous ceux qui en ont besoin (donc surtout les plus pauvres) ne peuvent plus être garantis.
De plus, à mesure que les vagues de la pandémie se succèdent, les politiques des nombreux gouvernements qui composent notre petit pays passent d’une approche tiède à une autre. Car leur préoccupation majeure demeure, envers et contre tou.te.s (!), la sauvegarde des entreprises capitalistes. Pour celles-ci, le « libre » accès au marché et la recherche du profit ne souffrent aucun compromis, fût-ce au prix de la sécurité et du bien-être de leurs employé.e.s. Le néolibéralisme dans le domaine des soins de santé accélère donc les tendances autoritaires inhérentes au néolibéralisme : priorité à l’économie, élimination de celles et ceux qui font obstacle au profit.
Le licenciement des soignant.e.s non vacciné.e.s est la dernière goutte d’eau d’un vase qui a été rempli pendant un an et demi par d’énormes quantités d’arrogance, d’incompétence, de myopie, de manque d’intelligence et de violence de la part des politicien.ne.s contre la vie des gens. Résultat : 35.000 personnes dans les rues de Bruxelles, et l’extrême-droite comme un poisson dans l’eau, diffusant ses thèmes populistes favoris (complots, « faits alternatifs », racisme, « mensonges médiatiques », « tout et tous pourri », etc.)
La crise climatique ajoute un turbo…
La crise climatique est un turbo supplémentaire. Les inondations qui ont frappé certaines régions de notre pays montrent clairement que même celles et ceux qui possèdent des maisons modestes ne peuvent être sûrs d’être protégés. Aucune mesure réelle n’est prise (ni pour combattre la crise climatique ni pour faire face à ses conséquences). Au lieu de cela, on assiste au spectacle hallucinant de politicien.ne.s se chamaillant à qui mieux mieux, tel l’orchestre cacophonique d’un Titanic en train de sombrer.
…boosté par les prix de l’énergie
L’ explosion des prix de l’énergie alimente encore le turbo. Innombrables sont celles et ceux qui sentent monter l’angoisse : comment pourront-iels continuer à payer les factures ? Et on ne peut même pas rêver d’une augmentation de salaire pour compenser un peu, puisqu’il faut se contenter de l’aumône permise par la loi de 1996 sur leur gel… Bon, il y a bien quelques vagues promesses sur l’introduction d’un « système du cliquet inversé », que seul.e.s les initié.e.s peuvent vraiment comprendre et dont l’impact réel reste à prouver.
Basta des « compromis à la belge » !
Une société digne de ce nom ferait tout ce qui est en son pouvoir pour éliminer l’incertitude généralisée en prenant des mesures claires et décisives dans l’intérêt de la grande majorité de la population. Or, ce n’est pas le cas, les mesures qui sont prises – contre la pandémie, contre le changement climatique, contre la hausse des prix de l’énergie – sont toutes des compromis mous et inefficaces, arrachés lors de réunions à huis clos et dans l’espoir que la grande majorité de la population s’y soumettra en silence. Il ne s’agit pas ici de jeter le bébé avec l’eau du bain, réaffirmons que certaines de ces mesures peuvent être utiles et même nécessaires en elles-mêmes (vaccins, masques, primes…). Mais le fait est que ni la population, ni les masses, même via leur expression organisée, ne sont impliquées. En outre, aucune perspective réelle n’est réellement proposée. De nombreuses personnes ont donc l’impression de marcher sur des sables mouvants.
S’unir et rattraper les occasions manquées
La société – qui, n’en déplaise à Margaret Thatcher, existe bel et bien ! – compte des centaines de milliers d’individus, prêts à s’unir à toutes celles et ceux qui cherchent de vraies solutions. Il ne leur manque qu’un programme et un mot d’ordre pour s’organiser autour de celui-ci, pour qu’il devienne évident que la puissance de leur nombre peut faire levier. À l’automne 2014, le front commun syndical avait bien exprimé la puissance de ce nombre. Pendant plusieurs mois, les syndicats ont dominé l’opinion publique et donc le débat sociétal. Ce plan d’action a malheureusement été abandonné « pour donner une chance à la concertation sociale ». On sait aujourd’hui dans quelle impasse ce renoncement nous a mené.e.s. Une véritable occasion manquée !
Au fond, qui étaient ces 35.000 manifestants ?
C’est donc à la fois la montée en puissance d’une insécurité multiforme et oppressante, tout autant que l’absence d’un contre-pouvoir organisé, émancipateur et surtout mobilisateur, que des forces inquiétantes tentent d’exploiter. Voilà la véritable raison pour laquelle 35.000 personnes de tous horizons (anti-vax, citoyens apolitiques, hippies désorientés, libertaires bornés, skinheads, fanatiques religieux, spiritualistes [et spiritistes] de type « new age », etc.) se sont laissées entraîner dans une manifestation organisée et instrumentalisée dans l’ombre par des forces d’extrême droite.
Manifestation qui, en outre, ne peut accoucher d’aucun espoir : à part libérer une colère qui se trompe de destinataire, cet événement n’a pas proposé une seule solution concrète à un quelconque problème. Cet événement n’a fait qu’invoquer un mythe : « Je » sais mieux que quiconque ! Mieux que tou.te.s celles et ceux qui pensent. Mieux que toute la science. Mieux que tou.te.s celles et ceux qui font des propositions. Ces manifestant.e.s confus.e.s ne veulent pas choisir entre différentes opinions, qui (il faut bien l’admettre !) ne sont pas simples. En poussant leur cri pathétique de « liberté » (pour elleux-mêmes !), iels élèvent leur moi atomisé comme mètre-étalon à mesurer tout et n’importe quoi.
Dynamique pernicieuse d’un individualisme perverti
Ce n’est pas la première fois que cela se produit dans l’Histoire. Vers le milieu du XIXe siècle, les « jeunes hégéliens » de Prusse se déchaînent philosophiquement contre le pouvoir de l’État. L’un de ces philosophes (Max Stirner) a fait de son impuissance une vertu (discutable) en rejetant tout ce qui pouvait être collectif, au nom de « l’unique et de sa propriété ». Mais pour ceux qui pensaient que la critique mordante de Karl Marx et Friedrich Engels (dans leur ouvrage La Sainte Famille) avait définitivement mis fin à ce type de plaidoyer pour le repli individualiste, l’heure d’un réveil brutal allait sonner dans le courant des années 1920. À cette époque, les partisans du fasciste Benito Mussolini déclaraient fièrement : « Nous n’avons pas d’arguments, seulement la croyance dans un mythe », « nous ne pensons pas car la pensée ne fait que convaincre, mais n’inspire pas », « la science prétend être capable d’expliquer les miracles, mais aux yeux des masses, le miracle existe toujours : il séduit et crée des adeptes ». Cela rappelle parfois l’hymne bouffonesque « nous sommes tous des individus » dans le film La vie de Brian des Monty Python. Risible sur le grand écran ; effrayant dans la réalité.
Cette dynamique pernicieuse se reflète à nouveau aujourd’hui. C’est la même dynamique qui a porté Donald Trump au pouvoir aux États-Unis. La même dynamique qui a conduit au Brexit et à la défaite du Labour de Corbyn au Royaume-Uni. La même dynamique qui a propulsé l’Alternative für Deutschland (AfD) en Allemagne et Eric Zemmour et Marine Le Pen en France. La même dynamique qui, il y a trente ans, a conduit à la percée du Vlaams Blok, puis à la montée de la N-VA et aujourd’hui à la nouvelle montée du Vlaams Belang. C’est une dynamique qui menace de rayer de la carte tout espoir d’un avenir meilleur et plus juste. Si… on laisse faire cela. Et maintenant, la question reste, comme toujours : que faire ?
Pour une approche sans condescendance
Dans certains milieux progressistes et de gauche, on a vite tendance à traiter de connards ou de débiles tou.te.s celles et ceux qui se laissent séduire par ce genre de dérapage individualiste, négationniste ou croyant aux solutions miracles proposées par des charlatans. Ce faisant, ils commettent la même erreur qu’Hillary Clinton lorsqu’elle a qualifié les partisans de Donald Trump de « déplorables ». Une attitude condescendante qui a conduit toujours plus de mécontent.e.s directement dans les bras du réactionnaire-populiste américain.
Nous devons essayer de comprendre qu’il n’existe pas de recette unique pour répondre à l’insécurité généralisée, à la méfiance et au désespoir croissants qu’elle génère. D’une part, nous devons continuer à faire appel à la raison, ce qui nous permettra de convaincre certaines personnes avec des arguments. En revanche, nous devrons lutter contre ceux qui ne veulent pas être convaincus et qui s’accrochent à toutes sortes de théories conspirationnistes farfelues, tout comme les partisans de l’extrême droite.
La grande majorité des gens qui ont manifesté se sent, à juste titre, abandonnée par tous les pouvoirs en place. Elle se méfie à juste titre du gouvernement (l’État, pour employer le terme !), tout comme elle se méfie de ces grandes multinationales des secteurs pharmaceutique et énergétique. Tous ces gens pourraient, pourquoi pas, se muer en alliés potentiels mais pour ça… il faudrait qu’iels puissent nous voir en action ! Parce que nous ne pouvons plus laisser le terrain de la « société », le terrain de la mobilisation, à la droite et à l’extrême droite.
Repolitiser pour faire face à trois menaces
Ce ne sera pas facile. Commençons par nous débarrasser de l’idée qu’il serait « préférable de dépolariser ». Non ! Nous devons contre-polariser ! Nous devons, pour ainsi dire, « polariser les polarisateurs » ! En fait, cela signifie re-politiser ! Nous ne pouvons y parvenir de manière significative qu’en unissant nos forces. Nous devons construire un vaste mouvement qui remet en question le désordre ambiant et le remplace par un ordre différent, meilleur, plus juste et émancipateur. Nous devons convaincre nos syndicats de remplacer les luttes sans objectifs clairs et menées en ordre dispersé par des luttes unifiées et stratégiquement préparées. Nous devons créer un programme d’urgence anticapitaliste qui offre une véritable réponse à l’insécurité croissante et qui soit – relevons le défi – convaincant. Là est l’urgence car il y a désormais trois dangers de nature différente, mais qui sont étroitement liés auxquels nous devrons faire face : le danger sanitaire de la pandémie, le danger autoritaire du néolibéralisme (qui s’exprime aussi dans la politique sanitaire !) et le danger socio-politique de la dérive populiste à la Trump.
Se mobiliser « par en bas » et se reconnecter à la « Charte 91 »
Pour contrer ces trois dangers, il n’y aura pas de solution venant d’en haut, des partis, des coalitions qui souhaitent gérer le capital ni, bien sûr, des patrons et capitalistes eux-mêmes. C’est à la base, dans les organisations, les syndicats et les associations du mouvement social que nous devons (re)prendre la direction de la lutte, en approfondissant et élargissant le débat démocratique, la solidarité et l’entraide. Ce ne sera pas facile, car si le virus covid-19 est bel et bien présent, le virus du néolibéralisme a infecté de nombreuses structures, de nombreux dispositifs, quant au virus populiste, il a déjà bien entamé son travail de sape de nombreux fondements sociétaux.
Aujourd’hui, à l’occasion du 30° anniversaire du « Dimanche noir » (1)En référence au dimanche 24 novembre 1991, qui marqua la première percée électorale du Vlaams Blok en Flandre, NDLR., référons-nous une fois de plus à ce que disait déjà en 1991 la « Charte 91 » (2)Appel de nombreuses associations flamandes et francophones à l’origine du concept de cordon sanitaire contre l’extrême droite, NDLR. : « Nous croyons que la marée de l’extrémisme de droite ne peut être renversée qu’en regroupant les progressistes autour d’un projet de solidarité, d’ouverture et de créativité. Bien que de nombreux éléments d’un tel projet soient déjà présents en différents endroits et sous différentes formes, il y a un manque de cohésion. Une telle chose ne peut être réalisée à la hâte. Mais la situation est trop préoccupante pour que nous hésitions plus longtemps ». Il n’y a pas d’autres chemins.
Article original publié en néerlandais le 29/11/2021 sur notre site SAP-Antikapitalisten.
Traduction : Hamel Puissant. Adaptation : François Houart
Photo : Dominique Botte.
Notes