Dans cette première partie d’une étude sur la situation politique et sociale au Portugal (publiée en anglais pour la fondation Rosa Luxemburg), Catarina Príncipe revient sur les effets du régime austéritaire imposé à la population portugaise suite à la crise financière de 2007-2008. Elle interroge également l’échec des mouvements sociaux à faire reculer la classe dirigeante malgré l’ampleur des coupes budgétaires et leur impopularité, ainsi que les hauts et les bas de la gauche radicale.
Catarina Príncipe est une militante de la gauche radicale et des mouvements sociaux au Portugal, qui contribue régulièrement à Jacobin et a co-dirigé avec Bhaskar Sunkara le livre Europe in Revolt. Mapping the New European Left (Haymarket Books, 2017). On pourra également lire un article précédemment publié sur Contretemps.
L’austérité et ses conséquences pour le Portugal
L’austérité est un régime d’exception que le Portugal connaît depuis 10 ans. Revêtant initialement, suite à la crise financière de 2007-2008, la forme de petits programmes d’ajustement mis en place par un gouvernement socialiste (PS) en minorité – renflouement des banques, baisse de salaires, et réduction permanente des services sociaux – il s’est transformé en une offensive déterminée envers les travailleur·euse·s entre 2011 et 2014. La coalition de droite, à la tête du gouvernement pendant ces quatre années, a appliqué à la lettre le Memorandum qu’elle avait signé avec la Troïka (FMI, BCE et UE), dans ce qu’on peut aujourd’hui considérer comme le processus de néolibéralisation le plus rapide et sévère que le pays ait jamais connu.
L’austérité est un régime d’exception, à divers niveaux. Tout d’abord, comme pendant toute période politique « exceptionnelle », de nombreuses mesures peuvent être prises sans grande contestation sociale. Le récit officiel du TINA – pour « There Is No Alternative » ; en français, « Il n’existe pas d’alternative » – a fait son chemin dans les mentalités et a rendu plus difficile à la gauche l’articulation d’alternatives possibles.
Deuxièmement, parce que cet état d’exception justifie l’application de politiques exceptionnellement rigoureuses de dévaluation du travail, réduction des aides sociales, et appauvrissement. Dans ce cas, l’austérité a signifié l’appauvrissement de la majeure partie des travailleur·euse·s et retraité·e·s ; l’augmentation des impôts directs et indirects ; la privatisation des biens et services publics ; ainsi qu’une attaque à visage découvert contre la législation du travail dans laquelle le principe de négociation collective a tout simplement disparu du paysage politique.
Troisième et dernier niveau, et non des moindres, l’austérité comme régime d’exception a fait son entrée dans les interactions sociales et interpersonnelles. Des idées et politiques plus conservatrices, voire réactionnaires, ont pris le dessus, permettant ainsi le déclin des politiques progressistes en matière d’éducation, sexualité, droits des femmes et des LGBT, et racisme.
La transformation du tissu social, dans un contexte qui rend les gens plus vulnérables et dépendants des structures privées – par exemple la cellule familiale – a provoqué une montée de la violence contre les femmes et les minorités, ainsi qu’un rapport plus conservateur et protectionniste à la société, y compris envers l’économie. Parce que les gens ont peur, ils consomment et dépensent moins (même s’ils ont encore le pouvoir d’achat nécessaire), ce qui modifie les habitudes de consommation, diminuant alors les chances de reprise économique. Aussi, quand on aborde le thème de l’austérité et le rôle que les politiques de gauche sont censés jouer pour y mettre fin, il nous faut comprendre précisément les différents niveaux d’analyse et de transformation auxquels ces politiques doivent répondre.
Des larges mouvements, mais une organisation faible
Ces violentes attaques néolibérales n’ont même pas donné lieu à une augmentation des mouvements de résistance. Ce n’est qu’au cours des dernières années qu’ont eu lieu des mobilisations de masse, avec en tête les immenses manifestations contre l’austérité les 15 septembre 2012 et 2 mars 2013. Cependant, ces mouvements n’ont pas su se transformer en résistance de masse, capable de faire peser la balance en faveur des travailleur·euse·s portugais·es.
Les raisons de cette incapacité sont diverses : tout d’abord, l’absence d’enracinement du mouvement social au Portugal. En effet, les mobilisations de masse s’inspiraient des expériences d’organisation précédentes, assez éloignées du monde du travail ou des communautés (des pratiques qui ne sont pas très communes au Portugal, en dehors de la période révolutionnaire de 1974 et 1975), ce qui a mené à un phénomène contradictoire en matière de conflit social : d’un côté, les gens ont trouvé un espace et un moment collectif pour exprimer leurs doléances envers l’austérité ; d’un autre côté, l’absence de structures d’organisation quotidienne a incité les gens à quitter le mouvement, se trouvant dans l’incapacité de poursuivre – à un niveau plus local – la nécessaire organisation qui aurait permis de changer le rapport de forces dans la société.
Les raisons de ce manque d’enracinement sont à trouver dans le rôle que le mouvement syndical a joué au cours de la dernière décennie. Confrontés à un nombre toujours croissant de travailleur·euse·s précaires, les syndicats ont perdu nombre d’adhérent·e·s, ainsi que leur capacité à organiser les luttes au travail. On compte au Portugal plus de chômeur·euse·s que de travailleur·euse·s syndiqué·e·s, et la plupart des travailleur·euse·s précaires ne sont pas syndiqué·e·s.
La principale centrale syndicale du pays, la CGTP (Confederação Geral dos Trabalhadores Portugueses, soit Confédération Générale des Travailleurs Portugais), n’a pas su répondre correctement à ce problème avant récemment, et a ainsi créé un vide dans le paysage politique. Vu la faiblesse des luttes et le manque de connexions aux syndicats, le mouvement a choisi de s’organiser en dehors des lieux de travail.
La CGTP est une centrale syndicale très militante et politiquement très proche du Parti Communiste Portugais (PCP). C’est un organe très fermé, doté d’une structure bureaucratique, et réputé pour être méfiant envers toute activité extérieure à l’organisation. De plus, la majeure partie des jeunes activistes qui ont lancé le mouvement anti-précarité au Portugal sont des proches ou des membres du Bloc de gauche (Bloco de Esquerda) ou d’organisations plus autonomistes, et n’ont donc que peu ou pas de d’influence au sein des syndicats.
Dans une telle situation, on peut facilement imaginer qu’une collaboration entre la direction syndicale et le mouvement était quasiment impossible. A l’exception des structures d’organisation traditionnelles, le mouvement a été forcé de s’adapter en structurant les travailleur·euse·s précaires loin de leur lieu de travail. Ce fut une décision pertinente et nécessaire, motivée par une faiblesse, et non par une force.
Pendant les années d’austérité, les syndicats ont organisé plusieurs grèves générales et sectorielles. Cependant, leurs relations avec les autres mouvements, et leur rapport aux temps de mobilisation de masse – pendant lesquels sont apparus de nombreuses personnes non organisées – ont toujours été tendus. L’incapacité des syndicats à véritablement incorporer ces nouvelles dynamiques et à donner des réponses organisationnelles au capital croissant de protestation issu de la société, est une raison essentielle pour expliquer l’affaiblissement des capacités d’organisation dans un pays frappé par l’austérité.
C’est pourquoi il est aujourd’hui devenu crucial que l’adhésion à un syndicat ne soit plus conditionnée par un contrat ou un emploi, salarié ou non. Il est nécessaire de coordonner les interventions des syndicats avec les besoins de la communauté et de faire rejoindre les politiques anti-austérité à la lutte des travailleur·euse·s. Nous avons besoin d’une coordination entre les mouvements et les syndicats, qui permette de faire coïncider les doléances économiques et politiques et construire un front anti-austérité – et anti-capitaliste. Un front capable de multiplier les forces vives à même de renverser le rapport de forces entre le travail et la capital.
Hauts et bas de la gauche radicale au Portugal
Les partis de gauche radicale n’ont pas été épargné par ce temps politque. Après une première grande manifestation de masse du 12 mars 2011 contre la précarité et coupes dans les budgets sociaux, et les élections anticipées du 5 juin 2011, la gauche n’a pas su capitaliser sur le mécontentement naissant à la fois contre le gouvernement de minorité socialiste et la signature du Memorandum avec la Troïka par les trois principaux partis – PS, PSD (Parti social-démocrate) et CDS-PP (pour Centre démocrate-social – Parti populaire).
Ceci est particulièrement vrai pour le Bloc de gauche, dont les intentions de vote dans les sondages ont chuté de 9,8% en 2009 à 5,2% en 2011. Le PCP, quant à lui, a maintenu ses résultats électoraux (7,9% en 2009 comme en 2011), ce qui montre que le parti reste relativement épargné par les grands changements de scénario politique, fort d’une base d’adhérents et d’un soutien très stables.
Les raisons de la déroute du Bloc de gauche en 2011 sont variées. La première est globale : le storytelling du TINA a contaminé la société portugaise et n’a laissé à la gauche qu’un espace minime pour manœuvrer, comme on l’a déjà vu plus haut. En ce sens, un parti qui avait refusé de signer le Memorandum ne pouvait être considéré comme une alternative crédible, puisque les gens pensaient qu’il n’existait pas d’autre option que les programmes de renflouement. Puis les années de sévère austérité ont, bien entendu, mené les gens à réaliser le contraire (le prochain chapitre analysera plus profondément cette question). En somme, 2011 fut une année difficile pour la gauche.
Deuxièmement, il est important de noter que le Portugal n’a pas vécu l’expérience de la Grèce, où le parti social-démocrate traditionnel (aujourd’hui libéralisé) participait à un gouvernement d’austérité. Aussi, c’est pourquoi le PS était toujours perçu comme une alternative viable pendant les années du Memorandum, bien qu’il l’ait signé. Cette situation a créé les conditions favorables aux résultats des élections d’octobre 2015.
Troisièmement, et c’est sans doute la raison stratégique principale, le Bloc de gauche s’est retrouvé dans un dilemme du type « être ou ne pas être », que j’appelle ici les difficultés d’une « stratégie duale ». Le processus de recomposition de la gauche dans les différents pays européens a revêtu des formes similaires – bien qu’assez variées. Les nouveaux partis de gauche élargie, ou « partis d’un nouveau genre » – puisqu’ils ne sont pas basés sur des idéologies claires, mais sont plutôt caractérisés par un caractère idéologique diffus – sont venus remplir le vide politique qu’a laissé la gauche social-démocrate traditionnelle désormais libéralisée.
Pour autant, leur objectif n’était pas simplement de devenir « un parti comme les autres » en vue de rallier les déçus des anciens partis partisans (ou de travailleur·euse·s). En effet, puisque l’expérience qui a façonné ces partis recomposés ne peut être séparée des expériences des forums sociaux et du mouvement anti-globalisation, leur idée ne se résumait pas uniquement à l’élargissement de leur agenda politique à des thèmes traditionnellement vus comme extérieurs à la sphère de la gauche organisée, mais bel et bien de créer un nouvel outil organisationnel qui permette la synthèse et la continuité pour tous ceux qui ont participé aux mouvements précédents.
C’est justement une des particularités de ces nouveaux genres de groupes politiques : leur relation au mouvement social et au « milieu anti-capitaliste » – ou aux individus qui critiquent le développement du système politique parlementaire « normal » – est au cœur de leur stratégie de construction de leur base électorale et militante. Il s’agit pour eux de faire le pont entre les formes politiques traditionnelles (partis, parlement et institutions) et les mouvements sociaux qui leur ont donné cette nouvelle forme d’organisation, et ce nouvel agenda politique.
Cependant, ce changement ne se fait pas sans difficultés. Ce que beaucoup de ces partis ont enduré, à la fois à travers la fluctuation dans les sondages et / ou leur incapacité de grandir au-delà d’un certain niveau, provient de ce qu’on peut appeler leur « stratégie duale » : d’un côté, ces partis ont besoin d’accéder à un certain niveau institutionnel afin de bénéficier d’une crédibilité auprès des électeurs de centre-gauche ; de l’autre, ils doivent réussir à attirer une large population des déçus de la politique institutionnelle et s’efforcent donc de se présenter – dans la forme comme le contenu – comme des organes différents des partis qui sont encore au cœur du système politique.
D’autre part, la stratégie duale s’avère compliquée à maintenir au niveau politique : comment lutter pour des réformes qui pourraient améliorer le système, tout en taxant ces réformes d’insuffisantes pour atteindre l’objectif affiché d’une profonde transformation du système global. Les difficultés de cette stratégie sont clairement visibles dans l’exemple du Bloc de gauche : aux yeux des anciens électeurs du PS, ce genre de partis apparaît comme trop « en dehors » du système politique, tandis que pour la masse de gens qui montre du scepticisme à l’égard du système politique en général, ces partis ne sont qu’un organe traditionnel de plus parmi les autres.
Les difficultés de cette « stratégie duale », couplées à l’absence d’enracinement des mouvements et du parti lui-même, peuvent expliquer la fluctuation des résultats électoraux. Par ailleurs, dans une société qui vit de grands temps de mobilisation sans que ceux-ci soient nécessairement traduits en une résistance quotidienne organisée et en transformations politiques, le sentiment que le changement ne peut venir que des urnes finit par provoquer l’instabilité des résultats électoraux.
Traduit par Nicolas Sergère Tavares Sousa pour le site Contretemps.