Par Simon Pirani. Sur base d’une intervention lors de la table ronde « Quelle paix ? » dans le cadre de la conférence internationale de Solidarité avec l’Ukraine, à Bruxelles les 26 et 27 mars 2025.

Simon Pirani est chercheur, écrivain, conférencier et auteur de « Burning Up : A Global History of Fossil Fuel Consumption ». Son principal domaine de recherche est la transition vers l’abandon des combustibles fossiles, en mettant l’accent sur l’évolution des systèmes technologiques, sociaux et économiques. Il tient également un blog.
Ses travaux antérieurs en tant qu’historien et chercheur en énergie ont porté sur la Russie, l’Ukraine et d’autres pays de l’ex-Union soviétique. Son livre The Russian revolution in retreat 1920-24 : Soviet workers and the new communist elite est une étude de l’histoire politique de la classe ouvrière. Il a également publié certains articles pertinents dans Communist Dissidents in Early Soviet Russia (Dissidents communistes dans la Russie soviétique primitive). Un autre livre, Change in Putin’s Russia : Power, Money and People (Le changement dans la Russie de Poutine : le pouvoir, l’argent et les gens), est basé sur son travail de journaliste.
Il est professeur honoraire à la School of Modern Languages & Cultures de l’université de Durham. De 2007 à 2021, il a été chercheur principal à l’Oxford Institute for Energy Studies, où il a travaillé sur le programme de recherche sur le gaz naturel.


« Quelle paix ? » est une vaste question. Pour la cerner, on peut se demander : de quel type de paix parle-t-on entre Ukrainiens ?

Interviewé sur les négociations Trump-Poutine et les perspectives d’un éventuel accord, notre camarade Denis Pilash, membre de Sotsialnyi Rukh, a déclaré ceci : « Les Ukrainiens ont deux choses en tête lorsqu’ils envisagent un accord : le sort des populations des territoires occupés et la manière d’empêcher la Russie de reprendre la guerre.»

Selon lui, ces points pourraient servir de base à des accords. Il a souligné que le gouvernement ukrainien ne reconnaîtra pas les annexions illégales, mais acceptera un cessez-le-feu suivi de négociations.

Concernant les garanties de sécurité, Denis a affirmé que l’adhésion à l’OTAN était non seulement problématique, mais aussi improbable. Cependant, « des garanties de sécurité impliquant des acteurs importants sont nécessaires pour garantir que la Russie ne reviendra pas envahir le pays ». Cela soulève à son tour des questions: qui peut garantir la sécurité de qui, et comment?

Pour y répondre, nous devons, je crois, examiner des questions plus larges et contextuelles. Voici des commentaires sur quatre d’entre elles.

1. Autoritarisme contre démocratie

Pour de nombreux Ukrainiens, la guerre a posé la question suivante: vivre sous le régime autoritaire de Poutine, ou dans une démocratie – même gravement défaillante? La réponse a été  une résistance obstinée de la société civile à l’invasion. Mais peut-on considérer cette résistance comme faisant partie d’une bataille internationale plus large entre autoritarisme et démocratie ? Cette formulation me semble problématique.

Les puissances d’Europe occidentale, dont le Royaume-Uni, qui ont promis de soutenir l’Ukraine suite au revirement de la politique américaine, comptent parmi les plus grands ennemis de la démocratie et des droits démocratiques. Non pas à cause de leurs systèmes politiques nationaux, où persistent de précieux droits et libertés démocratiques, acquis lors de luttes passées. Mais à cause de leur soutien à d’ignobles dictateurs qui défendent les intérêts du capital à l’échelle internationale.

Après tout, ces puissances avaient espéré continuer à collaborer avec le régime de Poutine avant et après 2014 – malgré la Tchétchénie et la Syrie – et n’ont révisé leur position qu’en 2022.

Gaza est le témoignage le plus flagrant de leur attitude envers la démocratie et les droits humains. Les gouvernements occidentaux continuent d’armer et de soutenir Israël, malgré 15 mois de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité incessants, commis quotidiennement à Gaza, et maintenant aussi en Cisjordanie, par un gouvernement d’extrême droite et de quasi-fascistes.

Nombre disproportionné de victimes civiles ; blocus délibéré des vivres et des fournitures médicales ; bombardements d’infrastructures civiles ; appels explicites des ministres israéliens au nettoyage ethnique : autant de crimes de guerre. Mais les gouvernements occidentaux continuent de fournir des armes à Israël et de mener une chasse aux sorcières contre leurs propres citoyens qui protestent. Cela signifie-t-il que nous devrions refuser le soutien apporté aux Ukrainiens qui résistent à l’agression russe par le facilitateur du génocide Keir Starmer ou la quasi-fasciste Georgia Meloni ? Non. Mais nous devons ouvrir les yeux sur leurs motivations.

Leurs prétentions à lutter contre l’autoritarisme sont des mensonges hypocrites. Les dirigeants politiques ukrainiens sont eux aussi coupables : ils ont profité de la guerre pour saper les droits démocratiques et syndicaux.

En outre, nous devons remettre en question la conception de la « sécurité » des dirigeants européens. Je crois qu’ils entendent par là la sécurité du capital et de ses structures de pouvoir. Cette même « sécurité » sous-tend leurs politiques meurtrières et racistes à l’encontre des migrants. Pour nous, la sécurité signifie la sécurité des personnes. Ce sont des choses différentes, opposées. Nous devons définir notre position collective sur ce point.

Le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux ont besoin d’un programme indépendant pour se mobiliser en faveur de l’Ukraine.

Notre génération n’est pas la première à devoir composer avec les difficultés liées à la conclusion d’alliances limitées avec nos ennemis de classe. Collectivement, nous devrions examiner les exemples des mouvements de résistance aux régimes d’occupation nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.

Nombre d’entre eux – en Grèce, dans les Balkans, en France et ailleurs – étaient principalement organisés par le mouvement ouvrier, mais travaillaient aux côtés des États bourgeois en exil, soutenus par la Grande-Bretagne et d’autres puissances occidentales, et en tension constante avec eux.

2. Réarmement

Suite au revirement de la politique américaine, les puissances européennes ont décidé de programmes de réarmement à long terme, c’est-à-dire d’importants investissements publics dans la fabrication d’armes.

Nous ne devons pas nous faire les chantres de ces programmes. Nous ne sommes pas tenus de les approuver pour soutenir politiquement l’approvisionnement de l’Ukraine par les États d’Europe occidentale en armes et munitions dont elle a besoin. Nous pouvons soutenir les acteurs non étatiques en Ukraine – bénévoles médicaux, groupes de la société civile soutenant l’armée, etc. – sans cautionner les stratégies de la classe dirigeante.

Dans un article récent sur le réarmement, le journaliste socialiste Owen Jones a soutenu que « les dépenses de défense doivent être examinées de près ». Je suis d’accord.

Jones a souligné qu’une part importante du budget de la défense britannique est consacrée aux missiles nucléaires Trident, qui n’ont aucun rapport avec la guerre en Ukraine ; que des milliards ont été dépensés pour des porte-avions et des véhicules blindés Ajax, que les spécialistes militaires jugent inutiles.

De plus, le gouvernement britannique a conditionné son réarmement à des coupes massives dans d’autres dépenses publiques.

Il s’agit d’un faux choix typiquement néolibéral : soutenir l’Ukraine ou les services publics. Ce choix est formulé par les politiciens traditionnels et soutenu par l’extrême droite poutinienne.

Nous devons le contester. Gagnons du soutien pour nos demandes d’annulation de la dette ukrainienne. Exigeons la saisie des avoirs financiers russes gelés, que les autorités européennes sont susceptibles de restituer cette année. Exigeons l’arrêt des livraisons d’armes à Israël. Taxons les riches pour financer les services publics.

3. La nature de la menace russe

Pour développer notre approche de ces questions, il nous fait aussi caractériser la nature de la menace russe. Pour nos amis ukrainiens et baltes, cette menace est immédiate. Nous devons solliciter leur avis.

Nous devons également évaluer dans quelle mesure l’Europe est confrontée à une menace plus large d’action militaire russe.

Un courant d’opinion au sein de l’establishment compare la situation actuelle à 1938 et prévient que l’apaisement envers Poutine mènera à une guerre ouverte. Cela recoupe dans une certaine mesure les politiques de réarmement.

J’ai des doutes à ce sujet. Après avoir concentré ses forces en Ukraine pendant trois ans, la Russie a échoué non seulement à prendre Kiev, mais aussi à conquérir plus qu’un cinquième du territoire ukrainien. A un coût énorme – notamment l’abandon de son plus proche allié au Moyen-Orient, Bachar el-Assad.

Il faut également constater la montée des mouvements sociaux contre certains régimes poutiniens d’Europe de l’Est, en Slovaquie, en Serbie et en Hongrie. Nous devons non seulement nous demander si le Kremlin, poussé par un nationalisme dément, souhaite lancer des attaques plus larges à l’ouest de la Russie, mais aussi dans quelle mesure il en est CAPABLE. Il semble plus probable qu’il ait recours à la cyberguerre, au sabotage de bas niveau et, bien sûr, au soutien aux partis d’extrême droite en Europe.

Je n’ai pas de réponses à ces questions. Mais si nous n’en discutons pas, nous n’élaborerons pas de stratégies efficaces.

4. Que peuvent faire efficacement le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux ?

J’espère que cette conférence abordera non seulement ce que les gouvernements peuvent ou veulent faire – notre influence sur eux, celle de la société civile, est toujours limitée – mais aussi ce que nous pouvons faire indépendamment des gouvernements.

Bien sûr, nous devons lier le soutien à la résistance ukrainienne et à une paix juste à des luttes plus larges pour la justice sociale, contre les politiques anti-migrants et pour une action efficace contre le changement climatique. Chacun ici connaît ces arguments.

Au-delà de cela, je n’ajouterai qu’un point. Comparons les manifestations contre le soutien à l’Ukraine – auxquelles ont participé au Royaume-Uni cent ou deux cents campistes staliniens et excentriques – aux manifestations contre le génocide israélien, auxquelles participent régulièrement des centaines de milliers de personnes au Royaume-Uni.

Quand nous participons à ces manifestations avec une banderole qui dit « De l’Ukraine à la Palestine, l’occupation est un crime », la sympathie de la foule est immense.

Cette foule est composée en grande partie de jeunes qui croient en un avenir meilleur, libéré de la guerre, de l’oppression et de la menace d’une catastrophe climatique.

Faire cause commune avec eux est crucial si nous voulons renforcer le soutien en Europe occidentale à la résistance ukrainienne et à une paix juste.

Merci au Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine de m’avoir invité à intervenir lors de la table ronde du mercredi 26 mars.


Traduction : DT