A Bruxelles près de 100.000 habitant·es qui font vivre la ville-Région sont invisibles et presque sans droits. Ce sont les personnes sans-papiers. Elles et ils soignent, cuisinent, livrent, réparent, construisent, etc. Ce sont des travailleur·euses et leurs proches, car les super-riches peuvent, eux, circuler librement. Or, de sombres nuages s’accumulent sur leurs existences avec les intentions racistes décomplexées de l’Arizona, bien préparées par la politique raciste contrariée de la Vivaldi, feu coalition du « avec nous, c’est pire qu’avant, mais on vous soutient, bisous ». A l’heure où l’éléphant dans la pièce d’un gouvernement de gauche à Bruxelles hante tel un spectre l’ensemble du paysage politico-médiatique, il n’est pas inutile de faire le lien entre cette question de majorité gouvernementale et celle des droits des sans-papiers.
On pourrait en effet croire que la Région bruxelloise n’aurait « pas de compétence » en matière de sans-papiers. Cette première impression ne sort pas de nulle part : au sens strict, la régularisation, l’asile ou les expulsions relèvent de l’État fédéral. Mais ce n’est qu’une partie de la vérité qui sert de prétexte à l’inaction : dans les faits, une Région peut faire beaucoup pour soutenir les personnes sans-papiers, améliorer leurs conditions de vie et limiter leur exposition aux violences administratives. À condition de le vouloir et de mettre les moyens nécessaires, bien sûr. Passons en revue une série d’exemples.
Agir contre la mise à la rue organisée
Commençons par le logement. C’est une compétence régionale clé, dans une ville où les sans-papiers représentent une part importante des personnes à la rue, cibles vulnérables des trafiquants de drogue et d’autres sont victimes de marchands de sommeil. Quels seraient les moyens d’un gouvernement bruxellois solidaire : d’abord, la possibilité concrète de renforcer le financement des dispositifs d’hébergement d’urgence, en conditionnant ses subsides à l’accueil inconditionnel, sans tri selon le statut administratif. Il pourrait aussi mettre à disposition des bâtiments publics inoccupés, via des conventions d’occupation temporaire avec des associations, pour éviter que des familles vivent dans des squats insalubres. Il pourrait également soutenir le développement de formes de logement communautaire, en dehors du marché privé, avec une attention particulière aux femmes, aux personnes LGBTI+ ou aux sans-papiers malades, surexposées à la violence sociale et institutionnelle.
Dans les logements sociaux, la Région pourrait enfin permettre des formes de sous-location encadrée ou de domiciliation temporaire, en reconnaissant que la protection du droit au logement prime sur le contrôle des statuts.
Santé : garantir l’accès effectif aux soins
On s’en souvient avec l’émergence du Covid : la santé est aussi une compétence (entre autres) régionale. C’est un levier important. La Région bruxelloise finance déjà de nombreuses structures de première ligne : maisons médicales, centres de santé mentale, projets mobiles. Elle peut donc décider d’augmenter leurs moyens et d’y renforcer la présence de médiateurs interculturels, d’interprètes communautaires, ou de personnel formé aux droits des personnes sans-papiers.
Face aux intentions criminelles et antisanitaires de l’Arizona, la Région bruxelloise peut également soutenir activement les CPAS qui appliquent une interprétation élargie de l’« aide médicale urgente » : cette aide ne devrait pas se limiter à la survie ou aux soins post-trauma, mais inclure les maladies chroniques, les soins psychiques, les suivis préventifs. En somme, garantir une santé digne, pas une survie minimale.
Formation, éducation, inclusion : multiplier les passerelles
La Région peut s’assurer que la domiciliation ne soit jamais un frein à l’inscription scolaire, en appuyant les initiatives citoyennes de médiation et d’accompagnement des familles. En parallèle, les services jeunesse, les centres culturels ou les écoles de devoirs peuvent être soutenus pour garantir un accueil inconditionnel des enfants et des jeunes sans-papiers, y compris dans les activités extrascolaires ou sportives.
Pour les adultes, Bruxelles Formation ou les missions locales pour l’emploi peuvent adapter les programmes pour accueillir les personnes sans-papiers, que ce soit en langues, en alphabétisation ou pour différents métiers. Des programmes existent déjà pour des publics exclus du droit au travail – rien n’empêche de les élargir.
Travail : sortir de la surexploitation
Légalement, une personne sans titre de séjour n’a pas le droit de travailler. Mais dans les faits, nombre d’entre elles travaillent déjà – dans le nettoyage, la livraison, le bâtiment, l’aide à domicile – dans des conditions d’exploitation extrême. Rappelons-le : réprimer la migration, en plus de profiter aux marchands de sommeil, ça permet aussi de créer une main d’œuvre vulnérable aux patrons surexploiteurs. Un gouvernement régional réellement de gauche pourrait soutenir des dispositifs de mise à l’abri économique. Comment ? Par des campagnes de régularisation par le travail, en généralisant le permis unique pour les travailleur.se.s sans-papiers avec une autorisation de séjour, porte d’entrée pour les droits fondamentaux. C’est la revendication portée depuis des années le Comité des travailleurs sans-papiers et la Ligue des travailleuses domestiques, organisés dans la CSC Bruxelles avec le soutien du MOC Bruxelles. Une revendication soutenue en théorie par le PS, Ecolo, Vooruit, Groen et le PTB-PVDA. Cela permettrait aux concerné.e.s de pouvoir déposer plainte contre un employeur abuseur sans peur d’être expulsé.e, favorisant ainsi la lutte contre les infractions au droit social et au droit du travail le respect de conventions internationales sur la protection des victimes de violences.
Non-collaboration avec l’Office des étrangers : jusqu’où peut-on aller ?
La Région ne peut pas empêcher une expulsion décidée par l’État fédéral. Elle ne peut pas créer un droit au séjour régional. Mais elle peut refuser de collaborer activement à la machine à expulser. Et c’est loin d’être négligeable.
Dans les services qu’elle finance, elle peut interdire le signalement automatique des personnes sans-papiers à l’Office des étrangers. Elle peut refuser de fournir ses bâtiments pour des opérations d’arrestation administrative. Elle peut demander aux CPAS de ne pas conditionner l’aide médicale à une enquête de résidence intrusive. Elle peut aussi appuyer les communes qui adoptent des protocoles de non-collaboration, comme cela a pu se faire à Gand ou à Liège.
Il ne s’agit pas ici de désobéir à la loi, mais de ne pas aller au-delà de ce qu’elle impose. De ne pas faire le sale boulot à la place de l’État fédéral. Et de créer des zones de respiration dans un contexte répressif.
Investir dans les alliances et les solidarités
Enfin, la Région peut jouer un rôle de catalyseur en soutenant les associations, les collectifs et les réseaux citoyens qui viennent en aide aux sans-papiers. Cela passe par des financements pluriannuels, la mise à disposition de lieux, ou la reconnaissance du rôle essentiel de ces acteurs dans la défense des droits fondamentaux.
Elle peut aussi impulser une coordination entre communes « hospitalières », maisons médicales, syndicats et mouvements sociaux, pour mutualiser les bonnes pratiques et construire un véritable front de résistance institutionnelle.
Une question de choix politique
Ces mesures ne régleront pas tout. Elles ne remplaceront ni une régularisation large, ni la fin des centres fermés, ni une politique migratoire digne de ce nom. Mais elles permettent de desserrer l’étau, de protéger concrètement, d’éviter le pire. Et surtout, elles affirment qu’il est possible de faire autrement, même dans un État fragmenté.
Ne pas agir aujourd’hui, au nom du respect des compétences, c’est accepter que des femmes, des enfants, des travailleur·ses soient exclus de tout droit, de toute protection. Un gouvernement régional bruxellois peut choisir de ne pas fermer les yeux. Encore faut-il en faire une priorité politique. Et l’assumer dans les actes, pas seulement dans les discours.
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Pour aller plus loin
- CIRÉ (2021), Que peut faire une commune hospitalière ? Guide pratique, https://www.cire.be
- Coordination des sans-papiers, MRAX, FGTB, Ligue des droits humains (2019), Régions et sans-papiers : leviers d’action en Belgique, mémoire commun
- Médecins du Monde (2020), L’aide médicale urgente : entre droit et déni, Observatoire de l’accès aux soins
- Myria (2023), Rapport annuel sur la migration – Droits fondamentaux des personnes sans séjour légal, https://www.myria.be
- Observatoire de la santé et du social (2020), Sans chez-soi en Région bruxelloise, Bruxelles
- Pilet J.-B. et al. (2013), Gouverner Bruxelles, ULB Éditions
- Ville de Gand (2020), Protocole de non-coopération avec l’Office des étrangers
- Ville de Liège (2021), Plan communal pour une ville hospitalière
- De Smedt F. & CIRÉ (2021), Les communes hospitalières : marges locales d’action face à la politique migratoire fédérale, article et conférences (ULB, CIRÉ)
Crédit photo : Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0