Contribution au débat politique au sein de Commune Colère, sur ses tâches, ses mots d’ordre, sa stratégie.
La politique, ce n’est pas seulement voter tous les X temps, donner un chèque en blanc à l’un.e ou à l’autre et se taire jusqu’aux prochaines élections. Ce n’est pas seulement l’art du politicien, des experts de cabinets ou des rhétoriciens. La politique, ce n’est pas seulement des discours, ce ne sont pas toujours des paroles en l’air et ce n’est certainement pas extérieur à nos vies.
Ça a tout à voir avec nos vies.
Avec comment nous allons pouvoir en jouir, avec l’usage que nous aurons de notre temps. La politique a tout à voir avec la qualité de l’air que l’on respire, avec le temps que nous avons à consacrer à voir grandir nos enfants, avec ce que seront leurs vies futures.
La politique organise nos vies, notre travail, notre avenir. Elle réécrit notre passé.
La politique est une chose bien trop sérieuse pour la laisser entre les mains des politiciens ; elle est l’affaire de tou·te·s. Aujourd’hui, plus que jamais.
C’est dans ce cadre que la Gauche anticapitaliste conçoit son rôle aujourd’hui au sein du mouvement social. Celui de la nécessité d’une politisation de pans toujours plus larges de la population, d’une politisation autour de mots d’ordre à la hauteur des enjeux du temps. Nous devons être capables de regarder la réalité objective de la période actuelle, d’une dangerosité toute particulière pour les classes populaires, et en tirer les conclusions qui s’imposent.
La première de ces conclusions, c’est qu’il convient de dire la vérité de la situation actuelle : la convergence des droites néolibérales et des extrêmes droites, et les risques vitaux pour le plus grand nombre qui accompagnent cette radicalisation de la bourgeoisie.
Cette vérité est aujourd’hui on ne peut plus mûre pour être comprise par le plus grand nombre, car elle est aujourd’hui visible à l’œil nu.
Dire cette vérité, c’est aussi dire que face aux grands maux, il faut opposer de grands remèdes. C’est dire que le « business as usual » des diverses forces progressistes est, en l’état, absolument incapable de faire face aux dangers qui nous attendent. C’est dire aussi que les faits sont têtus, et que le fascisme en devenir et le chaos écologique ne seront pas évités par compromission électorale ou par une seule taxe sur les millionnaires.
La droite accélère, nous devons accélérer aussi.
Cette vérité a urgemment besoin d’être entendue.
Pas simplement pour elle-même, pour le (dé)plaisir d’annoncer les mauvaises nouvelles, mais parce que de ce constat doit découler des conséquences, et donc une nouvelle forme de résistance, adaptée aux besoins du temps.
Ce qui constitue notre deuxième conclusion, celle qui vient poser le cadre de notre intervention réelle dans le mouvement social : la nécessité de bâtir, avec d’autres, une force sociale capable d’opposer les moyens de résistance nécessaires dans le cadre de l’intensification de la lutte de classe que l’on connaît actuellement (menée par la bourgeoisie), et capable de construire progressivement une issue politique à la situation, c’est-à-dire de partir de la défensive pour aller vers l’offensive.
C’est pourquoi, en tant que Gauche anticapitaliste, nous mettons toute notre énergie, toutes nos forces dans la construction de cadres collectifs, unitaires, avec toutes celles et tous ceux de bonne volonté qui partagent une approche de la résistance organisée par en bas, et la volonté de massifier. Si la construction de tels espaces est difficile, nécessite peut-être d’abord de rassembler des gens parmi les personnes déjà convaincues, elle est à terme peut-être la seule option qui permette d’essaimer des pratiques collectives et coordonnées de réappropriation politique de nos vies.
Pour nous, la première étape de la construction de cette force de résistance est défensive, et elle s’incarne aujourd’hui principalement dans Commune Colère. Une sorte de front des fronts, où se retrouvent syndicalistes, féministes, antifascistes, antiracistes, travailleurs et travailleuses, citoyennes et citoyens, et qui s’organise en rassemblant largement dans des assemblées générales ouvertes, dans plusieurs villes du pays.
Mais avant d’aller plus loin dans le « comment », et donc de parler plus de ce qu’est et pourrait devenir Commune Colère, revenons d’abord rapidement sur le « pourquoi », en développant brièvement l’analyse de la situation politique dans laquelle nous nous trouvons.
Du Néolibéralisme vers l’extrême droite
Ce à quoi on assiste aujourd’hui est bel et bien un basculement historique profond. Beaucoup le savent, le sentent, la période n’est pas ordinaire. L’extrême droite a pris le pouvoir dans la première puissance mondiale, et depuis, elle sature encore plus l’espace médiatique, suscitant sidération après sidération. L’objectif est clair, il a été théorisé, et aujourd’hui mis en pratique : il s’agit d’occuper les médias avec du contenu choquant, qui dépasse le cadre de la norme médiatique et politique de l’acceptable, jusqu’à ce que nous ne soyons plus surpris de rien. Ainsi, cette extrême droite pourra appliquer sa politique sans que plus grand monde ne soit étonné, et sans que l’indignation puisse être un moyen de réagir. Trump fera du Trump, comme hier, avant-hier, comme la semaine dernière… Qu’y pourrions-nous ? Lundi, il annoncera des déportations en masse ; mardi, il dira vouloir annexer le Groenland, le Canada, le canal de Panama ; mercredi, il annoncera vouloir faire de Gaza une Riviera ; jeudi, il empêchera les recherches sur le chaos climatique annoncé ; il s’en prendra aux minorités de genres, etc. Pendant ce temps-là, et alors que certaines de ces annonces deviendront effectivement réalité, la transformation profonde de l’État, la mise au pas des « garde-fous » (aussi limités aient-ils été), a commencé, initiant la possibilité d’une capture totale du pouvoir, bien au-delà de celle permise par une simple victoire électorale.
Si cette prise du pouvoir de l’extrême droite aux États-Unis est un point de basculement certain, elle est bien plus l’aboutissement d’un processus mondial de long terme qu’une grande surprise. Car ce type de gouvernement est aussi au pouvoir dans d’autres grandes puissances, comme en Inde, en Russie, en Turquie, et l’extrême droite a aussi pris le pouvoir dans de nombreux pays européens tout en jouant un rôle considérable au niveau de l’Union européenne, où ses trois groupes (ECR, ID, NI) font jeu égal avec le PPE, groupe majoritaire et déjà très droitier du parlement. Et oui, l’extrême droite impose son agenda (il suffit de regarder la politique migratoire mise en œuvre par l’UE), ses idées, sa vision du monde, reprises par nombre de partis dits « traditionnels ».
De plus, oui, l’extrême droite est aussi au pouvoir en Belgique. La N-VA, première force politique en Belgique et parti du Premier ministre, siège, au niveau européen, au sein du groupe ECR (European Conservatives and Reformists) aux côtés du parti Reconquête d’Éric Zemmour et de Fratelli d’Italia de Giorgia Meloni, pour ne citer qu’eux. Ce gouvernement, mené par la N-VA et le MR, incarne à lui tout seul cette union des droites, avec un programme néolibéral d’une violence inouïe, accompagné de mesures anti-migrants sidérantes faisant fi du droit international, d’attaques lourdes contre les corps intermédiaires, contre les syndicats, contre les associations, et s’accompagnant d’une rhétorique « antiwoke » qui s’encre tout à fait dans la logique de « guerre culturelle » menée par l’extrême droite au niveau mondial.
Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment des idées politiques mises au ban de l’histoire après la Seconde Guerre mondiale ont-elles pu revenir aujourd’hui au premier plan au sein des démocraties libérales occidentales ?
Tout cela est la conséquence de décennies de casses sociales organisées par ce que l’on a coutume d’appeler la révolution conservatrice, initiée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans les années 80, consacrant la doctrine néolibérale. Cette idéologie politique, au service du grand capital, n’avait fondamentalement qu’un seul objectif : mener la guerre de classe et tout mettre en œuvre pour faire en sorte que la richesse créée par notre travail retombe autant que possible entre les mains des puissants. On connaît bien sûr ses arguments principaux : la nécessité d’être compétitif, permettant de justifier les baisses de salaires, la multiplication des statuts précaires, la mise en concurrence des travailleuses et des travailleurs, l’octroi de cadeaux fiscaux aux grandes entreprises, mais aussi la nécessité de réduire les dépenses publiques (au motif que la dette serait insoutenable), permettant cette fois de s’en prendre à la sécurité sociale et d’affaiblir puis de privatiser les services publics.
Pour faire passer la pilule, il a fallu briser les résistances, mettre au pas les corps intermédiaires et, en premier lieu, les syndicats. Il a fallu nous monter les uns contre les autres, les travailleurs contre les « assistés », les anciens contre les jeunes, les CDI contre les intérimaires, mais aussi, progressivement, les « natifs » contre les « migrants ».
Car la conséquence de cette politique de dépossession est, entre autres, une crise politique profonde, qui consiste en une baisse du consentement à se soumettre aux décisions des décideurs politiques, au rejet de ces derniers de manière générale et en une baisse significative de l’adhésion au projet des démocraties libérales, perçu, à juste titre, comme étant une sorte de mascarade mise au service des puissances de l’argent. Le « tous pourris », la hausse de l’abstention, le désintérêt pour la politique, le développement du complotisme, tout cela procède fondamentalement de ce processus, soutenu par une entreprise de décrédibilisation systématique des alternatives politiques. « There is no alternative », disait Thatcher.
Là où le néolibéralisme a perdu en consentement, il a dû regagner par la répression et l’approfondissement de la division. C’est ainsi qu’au fur et à mesure, ces régimes sont devenus de plus en plus autoritaires, sécuritaires, violents (profitant de chaque crise pour accentuer cet autoritarisme) et ont intégré à leur rhétorique des discours issus de l’extrême droite, permettant, par le racisme, la LGBTphobie, la xénophobie, et par la confusion, de trouver les boucs émissaires nécessaires à leur maintien au pouvoir. Sauf qu’à terme, ces idées ont été intégrées au logiciel néolibéral, tandis qu’une partie des électeurs continue de préférer l’original à la copie, et se tourne donc vers une extrême droite qui surfe sur des discours anti-élites pour se poser en recours électoral. Les uns ont finalement légitimé les autres, mais aussi les ont très largement rejoints idéologiquement. Et comme l’extrême droite n’a pas de socle économico-idéologique spécifique (elle ira économiquement là où souffle le vent), l’alliance entre le néolibéralisme et l’extrême droite, entre les pouvoirs de l’argent et les propagateurs de haine, finit par se voir à l’œil nu. Car oui, la rhétorique contre les « assistés » (souvent associée aux immigrés), contre la sécurité sociale qui ne bénéficierait qu’à ces « profiteurs », contre l’impôt, contre les services publics, toutes ces « logiques » sont aujourd’hui au cœur des discours de l’extrême droite. Elles ont complètement embrassé le néolibéralisme, à la sauce préférence nationale. Quand elles ne vont pas plus loin encore ; notamment via une approche libertarienne de l’économie (popularisée récemment par les Milei et les Musk), alternative au système économique actuel, qui procède fondamentalement en une radicalisation supplémentaire du capitalisme, vers l’élimination de toutes formes de régulation qui viendrait entraver les possibilité d’accumulation. Nous y reviendrons dans un prochain article, la question méritant de s’y attarder plus que nous ne le faisons ici.
Comprendre cette convergence des droites et le nouveau seuil de radicalisation de certaines d’entre elles est essentiel pour ne pas tomber dans ce piège, entendu chez certains qui voudraient que « l’ennemi aujourd’hui soit le néolibéralisme, et non le fascisme, et que combattre ce dernier reviendrait à manquer l’ennemi principal ». Non, puisque les deux procèdent de la même logique de droitisation et se rejoignent de plus en plus idéologiquement, il faut les combattre d’un seul bloc.
Mais les combattre pour proposer quoi ? Où est cette fameuse alternative, justement ?
Face à l’offensive des droites, trouver une issue politique
Il est fréquent d’entendre que c’est précisément l’absence d’un tel projet qui fait défaut, alors que ces projets existent, sans aucun doute. Ce sont bien leur propagation et leur capacité à être perçus comme crédibles qui restent limitées, dans une période où les capitalistes et leurs serviteurs cherchent à convaincre les populations de se résigner devant une prétendue absence d’alternative. Le projet de société porté par la Gauche anticapitaliste et la Quatrième Internationale en est un (parmi d’autres), mettant sur la table une proposition crédible pour peu qu’on croie encore que l’avenir n’est pas encore écrit.
Il ne s’agit pas ici de développer cette proposition, mais plutôt d’avancer un élément stratégique essentiel pour être capable un jour de renverser la logique qui nous gouverne et de reprendre le contrôle sur nos vies. Cet élément, c’est la nécessité de se poser en rupture (et on parle bien d’une véritable rupture) avec la démocratie libérale, et de construire le véhicule capable de porter cette nécessité. Oui, la démocratie libérale est un système moins pire, sans conteste, que les projets d’extrême droite au bout desquels on trouve le fascisme. Mais non seulement c’est une forme extrêmement limitée de démocratie (et de plus en plus), qui permet aux riches de contenir les velléités égalitaristes qui traversent parfois le peuple, mais aussi il faut prendre au sérieux le rejet massif qui s’exprime vis-à-vis de ce système politique de démocratie limitée. Oui, il y a aujourd’hui un rejet profond de la démocratie libérale, et pour de bonnes raisons. Ce système est de plus en plus perçu pour ce qu’il est, à savoir foncièrement inégalitaire, au service d’une petite élite de pouvoir et d’argent, reposant sur des modalités électorales insuffisantes pour garantir l’expression de la volonté populaire. C’est en grande partie pour ces raisons que certains se désintéressent de la politique ou bien se tournent vers l’extrême droite, pensant trouver chez des « tribuns » médiatiques (et le cas de Trump en est une illustration parfaite) des personnes fondamentalement plus proches de l’expression populaire, et plus à même de défendre leurs intérêts que ne le font des représentants classiques dans le cadre des démocraties représentatives libérales. Un tyran, peut-être, mais un tyran comme nous, un tyran qui va faire « bouger les choses ». Un tyran qu’on entend parler comme nous à la télé. Alors on jette le bébé avec l’eau du bain : puisque la démocratie libérale est une escroquerie, c’est le principe même de démocratie qu’il faudrait rejeter.
Contrer ces mécaniques de radicalisation vers la droite en nous faisant les défenseurs des démocraties libérales à l’agonie ne peut pas être porteur sur le long terme.
Non seulement il y a un désir profond de changement, mais surtout ce changement est absolument nécessaire. Le chaos climatique arrive, et les logiques du marché et de la rhétorique électoraliste à courte vue sont incapables d’empêcher la catastrophe, et même incapables de nous préparer à y faire face. Continuer à croire qu’un patient travail de légitimation d’idées via les institutions peut nous sortir de cette situation est une folie. Les dés sont pipés, les démocraties libérales sont au service de la bourgeoisie, elles l’ont toujours été, elles le sont structurellement. Et l’intérêt de la bourgeoisie, eh bien c’est le capitalisme productiviste, loin devant la démocratie.
A nous donc de défendre comme projet l’établissement d’une véritable démocratie, radicale, transformant en profondeur les institutions et les pratiques politiques. Une démocratie qui ne s’arrête pas aux portes de l’entreprises, au sein de laquelle l’exercice de la citoyenneté ne se limite pas au l’octroi ponctuel du pouvoir à quelques représentants, mais soit bien un pouvoir exercé en continu, dans les questions sociales, économiques, et politiques, par le plus grand nombre.
C’est dans les périodes d’instabilité politique que l’alternative devient audible. S’agit-il encore d’accepter de crier, et de ne pas se contenter de demander des réformettes. Pour gagner la bataille idéologique, il faut la mener. Y compris dans un contexte défensif.
Challenger les partis installés et la bureaucratie syndicale
Si cette proposition de revendiquer une démocratie radicale n’est pas théorique mais bien stratégique, c’est qu’elle implique certaines dispositions pratiques absolument centrales sur l’organisation de la résistance pour la période actuelle. Car, s’il ne s’agit pas de dire ici que les dynamiques de résistance traditionnelle via les institutions de la démocratie libérale sont absolument inutiles, il s’agit de pointer à quel point elles paraissent insuffisantes pour ne serait-ce qu’enrayer la dynamique de droitisation actuelle.
La concertation sociale, via ses différentes instances de négociation entre gouvernement, patronat, syndicats et milieu associatif, ne peut pas fonctionner dans un contexte où les forces du capital ne veulent plus négocier, mais bien s’imposer. L’accord de gouvernement de l’Arizona en est un exemple marquant, puisqu’il s’agit pour le patronat de « récupérer, en quelques années, 20 ans de retard ». Sans rapport de force favorable, nombre d’instances de la concertation ne peuvent être que des lieux de consultations où nous sommes seulement capables de négocier les termes de nos défaites successives.
Que dire de l’opposition parlementaire ? Au sein d’une UE on ne peut moins démocratique, les gauches sont reléguées à un rôle de second plan (quand elles ne sont pas purement et simplement rejetées en dehors d’un « cordon sanitaire des droites »). Au sein de nos différents parlements nationaux, ces oppositions ne peuvent jouer, là aussi (Bruxelles exceptée ?), que des rôles de figuration, et ne peuvent prétendre agir en contre-pouvoir que lorsqu’elles se font les relais de mouvements sociaux forts.
La résistance véritable ne peut que venir du mouvement social. Le jeu des amis-relais politiques a démontré toutes ses limites, la résistance dont nous avons besoin ne dépend pas d’accords entre partis, ne peut se contenter de l’aménagement des défaites successives et des logiques corporatistes. La résistance doit pouvoir dépasser les limites imposées par les intérêts immédiats des uns et des autres, et pour ce faire elle doit venir du mouvement social et construire l’unité par en bas, dans un cadre absolument démocratique, construit autour d’assemblées capables d’agglomérer à elles, progressivement, toutes les forces prêtes à en découdre, sans jamais se couper des organisations de masse, seules capables de fournir au mouvement social les forces nécessaires pour l’emporter.
Il incombe aujourd’hui plus que jamais aux mouvements issus de la base de s’organiser de telle manière à être en mesure d’incarner un centre de bascule des luttes, capable de challenger les partis installés et la bureaucratie syndicale. Non pas avec la prétention de les remplacer (en tout cas en ce qui concerne les syndicats), mais plutôt dans le but de pousser les uns et les autres à converger vers une résistance dont le niveau d’intensité correspond aux nécessités de l’époque. Il s’agit ici d’être bien clair, et de ne pas confondre les travailleurs organisés au sein des syndicats et la bureaucratie qui contrôle ces structures. Car s’il s’agit bien de désavouer cette dernière, il faut, précisément, qu’elle le soit du fait de l’activité même de sa base, que ce reniement soit le fait des travailleurs et des travailleuses elles-même, par une réappropriation collective de ces outils de classe que sont les syndicats de travailleurs.
Mais une telle approche, radicalement démocratique (donc qui remet en cause la démocratie libérale), dans un contexte où le rapport de force est à ce point défavorable pour les travailleurs et travailleuses, ne risque-t-elle pas de cantonner cette résistance aux franges les plus radicales ?
Répondre à cette question revient à mettre en rapport la stratégie d’un mouvement qui cherche à organiser une résistance populaire large, ses méthodes d’organisation et ses tactiques d’action.
Une issue politique à construire dans la défensive
Trouver une issue politique à une situation aussi délétère que la situation actuelle ne se fait pas en un jour, et il ne s’agit bien sûr pas de faire du dépassement de la démocratie libérale le point principal des revendications immédiates. Il s’agit plutôt de dire que c’est la conclusion principale à laquelle le mouvement doit conduire.
Car oui, la logique première d’une résistance unitaire du type de Commune Colère doit être avant tout défensive. C’est d’ailleurs dans ce cadre-là que le mouvement s’est construit, ce cadre de la résistance à l’offensive réactionnaire néolibérale du gouvernement fédéral, et c’est dans cet esprit que le mot d’ordre principal de Commune Colère aujourd’hui doit être la chute du gouvernement Arizona.
Oui, nous devons assumer pleinement le caractère de défensive aggravée qui est celui de la situation actuelle, et nous devons donc privilégier d’abord des revendications immédiates, pour ne pas nous isoler du gros des travailleurs, et pour offrir des perspectives à court et moyen terme.
Ce mot d’ordre de chute du gouvernement permet de faire cela. Il va au-delà de celui des syndicats, qui cherchent fondamentalement à faire reculer le gouvernement sur certaines mesures, et à obtenir une « véritable négociation avec le patronat ». La perspective d’une chute du gouvernement pose donc un horizon combatif pour les travailleurs et les travailleuses qui ne se satisferaient pas d’une défaite aménagée. Et la question n’est pas tellement de savoir si nous sommes capables seuls d’accomplir cet objectif (non, Commune Colère ne renversera pas le gouvernement seule) mais plutôt de savoir si renverser le gouvernement n’est pas l’objectif juste que le mouvement social dans son ensemble aurait dû, et donc doit encore se fixer. Car, pour toutes les raisons avancées précédemment, négocier avec l’extrême droite et le patronat radicalisé est illusoire.
Ce mot d’ordre doit donc être poussé auprès des bases de travailleurs et auprès du mouvement social en général pour qu’il s’impose auprès des structures syndicales. Ce serait déjà une première étape dans l’exercice d’une pression interne et externe sur la bureaucratie syndicale, pour ne pas lui permettre trop facilement de se coucher comme en 2014. Par ailleurs, avoir « de l’avance » sur ce mot d’ordre, qui serait potentiellement repris, pose Commune Colère comme une force qui compte dans le paysage, et lui permettrait de récolter les fruits éventuels de sa reprise plus large, en termes de gain de crédibilité, de potentiel de mobilisation, etc.
La première étape du travail de Commune Colère doit être la popularisation (dans l’action) de ce mot d’ordre de chute du gouvernement, mot d’ordre défensif donc, dont le succès repose sur notre capacité à massifier derrière lui, en développant progressivement des modalités de résistance plus radicale. Ici, il devient nécessaire de clarifier cette question de la radicalité, et de la relation dialectique qu’elle entretient avec la massification.
Une chose est très claire : sans atteindre une certaine masse critique, il est impossible de l’emporter, et sans atteindre un certain niveau de détermination dans la lutte, il est là aussi impossible de l’emporter. La seule question que nous devons donc nous poser est comment atteindre (voir dépasser) à la fois le seuil de massification et le niveau de radicalité nécessaires pour pouvoir prétendre à la victoire.
Et par radicalité, comprenons bien que celle-ci ne se cantonne pas au niveau de violence des méthodes d’actions. Elle repose bien plus sur la logique qui sous-tend ces actions, en termes de niveau de revendication et de cohérence stratégique, comme en termes de détermination de celles et ceux qui les portent. Le choix des tactiques et le niveau de violence qui va avec, doivent toujours se poser au regard de l’effet recherché, au regard de l’objectif poursuivi à un moment donné, au regard du niveau d’adhésion qu’elles vont susciter dans le cadre d’une trajectoire de radicalisation.
On ne devient pas anticapitaliste du jour au lendemain, on ne réalise pas les conséquences stratégiques que cela impose du jour au lendemain non plus. C’est une trajectoire, un parcours, qui y conduit éventuellement. Et ce dont nous avons besoin, c’est de conduire un maximum de personnes à emprunter ce chemin de la radicalisation. Et si on commence par des formes de luttes qui ont, pour le moment, un effet repoussoir sur le plus grand nombre, alors l’objectif est manqué et on pousse les masses dans les bras des réformistes.
Soyons bien clairs, il ne s’agit en aucun cas de rejeter par principe l’expression d’une violence légitime. La vraie violence, elle est dans le camp de ceux qui nous prennent des années de nos vies et détruisent la planète pour gagner toujours plus d’argent et engranger toujours plus de pouvoir. Bien sûr que c’est révoltant, bien sûr qu’il est légitime de se défendre par la violence. Mais il faut garder la tête froide, et agir en n’ayant en tête que la victoire, et le chemin à parcourir pour y arriver. Ce qui impose de construire la radicalité dont nous avons besoin, au regard de la situation réelle du niveau de conscience et du rapport de force.
Et à mon sens, aujourd’hui, la radicalité dont nous avons besoin commence par la construction d’une lutte d’ampleur, où des travailleurs et des travailleuses appauvris par des décennies de politiques toujours plus antisociales seront prêts à perdre des jours et des jours de salaire pour lutter pour leurs droits en tenant tête aux patrons, aux huissiers, à la police. Où les travailleuses et les travailleurs seront prêts à mettre l’économie du pays à l’arrêt. Où nous prendrons collectivement conscience de notre force comme classe sociale.
Et c’est de ce processus d’installation d’une stratégie défensive, soutenue par des méthodes d’organisation démocratiques réelles, que se construira une politisation progressive du plus grand nombre. Et de cette politisation, de cette dynamique de résistance émergera la possibilité de passer à l’offensive, d’hausser le niveau de radicalité d’encore un cran. Et il est nécessaire de comprendre que cela ne se fera pas tout seul, et c’est pour cette raison qu’il semble essentiel de mettre en avant dans ce texte la nécessité de progressivement faire avancer la nécessité de nous poser en rupture avec la démocratie libérale. Parce que ce doit être une stratégie de politisation consciente, qui nous impose de ne pas seulement être tournés vers l’action, mais aussi de faire tout un travail de discussions, de débats politiques de fond dans le cadre des assemblées, des piquets de grève et ailleurs. Et ce travail de politisation, de radicalisation ne doit pas se faire après l’obtention éventuelle des revendications immédiates, mais doit bien se faire en parallèle de celles-ci. Car c’est dans la lutte et par la lutte qu’on se radicalise, parce qu’elle est le plus haut niveau de l’expression politique ; celui où chacun met sa personne au service de l’amélioration de la vie.
Pour faire tomber ce gouvernement d’union des droites radicalisée, pour récupérer le contrôle sur nos vies, nous disons : Commune colère partout !
Photo : Manifestation du 8 mars 2025 à Bruxelles. Crédit photo : Gauche anticapitaliste / CC BY-NC-SA 4.0