Le 13 octobre, plus de 150 000 personnes ont défilé dans les rues de Madrid lors d’une manifestation historique pour le droit au logement. Avec des pancartes proclamant « Nous restons, dehors les vautours ! », « Baissons les prix, en route pour la grève des loyers ! » et « Un toit pour toutes. » En plus des slogans revendicatifs, on pouvait entendre le tintement de trousseaux dans les mains des manifestant·es, symbolisant le fait que les locataires détiennent les clés du changement.
Depuis l’éclatement de la bulle immobilière jusqu’à la crise actuelle des loyers, l’accès au logement dans l’État espagnol est devenu de plus en plus difficile. C’est dans ce contexte qu’en 2017 est né le Sindicato de Inquilinas (le Syndicat de Locataires, SdL), un collectif qui s’oppose à la spéculation immobilière croissante et à la hausse incontrôlée des prix des
loyers, en particulier dans des villes comme Madrid.
Un syndicat populaire
Le SdL est un mouvement populaire, basé sur l’auto-organisation, où toustes les adhérent·es participent activement aux décisions stratégiques. Celles-ci sont prises démocratiquement lors de l’assemblée annuelle, rompant ainsi avec les modèles traditionnels de syndicalisme de service. Le SdL se structure à la fois à l’échelle territoriale, avec des comités de quartier, et à la fois en sections qui s’opposent chacune à un grand promoteur immobilier (par exemple, contre de grands fonds vautours(1)Fonds vautour: une société d’investissement ou d’un fonds spéculatif qui achète des propriétés (ou des dettes) à des prix réduits, notamment dans des zones en crise économique, pour ensuite augmenter les loyers ou les revendre avec une forte plus-value, maximisant ainsi leur profit. tels que Nestar Azora, Lazora ou Blackstone). Ces groupes visent à apporter des réponses immédiates et concrètes aux problèmes des locataires. En outre, des commissions et des groupes de travail permettent de mettre en place des actions plus spécialisées.
Le SdL fait partie du mouvement pour le logement à Madrid, travaillant aux côtés des syndicats de logement locaux et des assemblées comme la Plataformas Afectadas por la Hipoteca (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire). Cependant, il se distinguent par son caractère autonome, étant également présent dans d’autres régions comme la Catalogne, Vigo, Ibiza et Malaga.
La marchandisation du logement : une réalité partagée mais diversifiée
Un des points clés soulevé par le syndicat est la manière dont la marchandisation du logement affecte différemment selon les territoires. Dans les zones côtières, le problème est lié à l’industrie du tourisme de masse, tandis que dans des villes comme Madrid, cela se reflète principalement dans l’augmentation continue des loyers et le rentisme, c’est-à-dire l’extraction de revenus de la classe ouvrière à travers le paiement des loyers.
Historiquement, l’État espagnol était une société de propriétaires. Toutefois, ces dernières années, une fracture importante s’est créée entre locataires et rentiers. Alors que d’autres pays disposent de mécanismes de négociation collective ou de réglementations dans le secteur immobilier, dans l’État espagnol, il n’y a aucune régulation efficace pour protéger les locataires. Dans cette situation, le rapport de force est beaucoup plus favorable aux propriétaires, rendant les syndicats de locataires d’autant plus pertinents et nécessaires.
Les défis juridiques du Syndicat des Locataires
Malgré son importance croissante, le SdL fait face à un obstacle majeur : il n’est pas reconnu légalement comme un syndicat, mais comme une association de consommateurices. Cela signifie qu’il n’a pas le droit à la négociation collective avec les propriétaires, les fonds vautours ou l’administration. La seule façon pour le syndicat de revendiquer des droits pour les locataires est par des actions directes : piquets, grèves partielles des loyers, qui peuvent devenir totales en dernier recours. Selon les adhérent·es, c’est le seul moyen d’imposer des négociations, car le droit de grève, d’affiliation ou de réunion n’est pas reconnu pour les locataires.
La crise des loyers : le déclencheur de la manifestation
L’élément déclencheur de la manifestation du 13 octobre est la situation critique des loyers dans l’État espagnol, particulièrement à Madrid. Ceux-ci ont atteint des niveaux insoutenables, représentant plus de 50 % des salaires des travailleur·ses. Pendant ce temps, les rentiers continuent de s’enrichir. Face à cette situation, le gouvernement central, bien que se déclarant progressiste, n’agit pas. De son côté, le gouvernement de la Communauté de Madrid, dirigé par Isabel Díaz Ayuso, continue d’appliquer des politiques favorables à la spéculation immobilière.
En réponse aux revendications du SdL et après la manifestation, le 15 octobre dernier, le président du gouvernement a été contraint de mettre en place une subvention de 200 millions d’euros pour aider les jeunes à payer leur loyer. Cependant, cette mesure est critiquable, car au lieu d’obliger les propriétaires à baisser les prix, le gouvernement injecte davantage d’argent dans le marché locatif, ce qui profite principalement aux rentiers. Des institutions comme la Fundación de Estudios de Economía Aplicada (FEDEA) ont souligné que ce type d’aide directe peut avoir l’effet d’augmenter les loyers si elle n’est pas accompagnée de politiques de régulation du marché ou d’une augmentation de l’offre de logements publics. Sans ce contrôle, les propriétaires sont incités à profiter des aides pour augmenter les prix, une dynamique qui, en fin de compte, favorise ceux-ci plutôt que les jeunes locataires, et qui correspond à un transfert de fonds publics vers les rentiers et les fonds vautours, renforçant encore le rentisme.
La manifestation ne visait pas seulement l’inaction des institutions, mais aussi le rentisme dans son ensemble. Le SdL demande des mesures claires et fermes : abaisser les loyers à moins de 50 % du salaire, exproprier les logements détenus par les fonds vautours, récupérer les millions de d’habitations vacantes (environ quatre millions sur l’ensemble des territoires) et les appartements touristiques pour les destiner à un usage résidentiel, et démanteler les entreprises qui harcèlent les familles pour les expulser illégalement de leur foyer.
Le SdL réclame également la démission de la ministre du logement, Isabel Rodríguez García, pour sa responsabilité dans l’échec de la loi sur le logement et son soutien au rentisme.
Vers la grève des loyers ?
Le SdL a clairement pris position : si des mesures ne sont pas mises en œuvre pour freiner la crise du logement, il appellera à une grève des loyers. Bien que ce mode d’action ne soit actuellement pas légal dans l’État espagnol, des solutions sont déjà explorées. L’objectif est de ne pas limiter ce mouvement à quelques individus, mais de coordonner un non-paiement massif de milliers de locataires pour transformer ce conflit en une question politique. Des expériences de ce type existent déjà, avec par exemple la lutte à Madrid contre le fonds vautour Nestar Azora, où plus de 900 personnes ont cessé de payer des clauses abusives de leur contrat, économisant ainsi environ 200 euros par mois.
La prochaine étape pour le SdL est de se coordonner avec d’autres organisations à travers l’État espagnol, comme en Catalogne, et de renforcer les mobilisations afin de construire cette grève des loyers à une échelle capable de faire plier le gouvernement et les rentiers.
Bruxelles, Madrid: même combat, différentes formes
À Bruxelles, les loyers ont également atteint des niveaux insoutenables, aggravant les inégalités sociales et compliquant l’accès à un logement décent. Comme dans de nombreuses grandes villes, le phénomène de gentrification des quartiers historiquement populaires est à l’œuvre et fait exploser les loyers et les prix de l’immobilier, ce qui a pour conséquence de chasser de leur logement des habitant·es de longue date, dans l’impossibilité d’assumer cette hausse. Tout comme dans l’État espagnol, les locataires à Bruxelles sont confronté·es à la pression des investisseurs, des propriétaires et des fonds immobiliers qui cherchent à maximiser leurs profits au détriment des habitant·es.
Alors que le droit au logement est un enjeu tout aussi crucial en Belgique, aucun des collectifs qui s’est emparé de cette question n’a rencontré le même écho que celui du SdL de l’État espagnol. Ce dernier incarne une forme de résistance collective qui montre toute la combativité et la radicalité qui peuvent émerger d’un mouvement large et démocratiquement organisé à la base, et qui lutte à la fois pour des solutions immédiates et des changements structurels.
Alors que les mobilisations s’intensifient dans l’État espagnol sous l’impulsion du SdL et de son combat à Madrid contre le rentisme et pour le droit au logement, la possibilité d’une grève des loyers pourrait marquer un tournant décisif et avoir des répercusions ailleurs dans le monde. La solidarité internationale est essentielle pour que les nombreuses luttes locales deviennent de larges fronts globaux. Organisons-nous partout sur nos lieux de vie et construisons collectivement ces mouvements de résistance capables de s’opposer aux parasites qui s’approprient nos salaires, et de mettre en place un droit universel à un logement digne pour toustes.
Notes