Dans les années 1920, suite aux défaites des mouvements ouvriers révolutionnaires (en Allemagne, en Hongrie ou encore en Italie), l’Internationale communiste enrichit ses perspectives stratégiques à partir des axes de front unique et de gouvernement des travailleurs. Il s’agissait alors de penser la mise en action de la classe travailleuse en prenant sérieux l’ancrage durable et profond des organisations (et illusions) réformistes en leur sein. Cet héritage stratégique demeure méconnu. Pourtant, revenir sur ces débats – comme le fait ici Martin Mosquera, animateur de la revue Jacobin América Latina – peut enrichir les discussions actuelles sur la stratégie de la gauche, en particulier en France où se pose de manière brûlante la question des alliances, de l’orientation stratégique et programmatique de son aile radicale, et des rapports avec les mouvements sociaux et l’action de masse.


On assiste depuis quelques années à un certain renouveau des discussions stratégiques, le plus souvent orientées dans la même direction : les débats autour d’une possible  » voie démocratique vers le socialisme  » – alternative au léninisme et à la social-démocratie – la redécouverte de Nicos Poulantzas (1936 – 1979) en Amérique latine et en Europe et la revalorisation plus originale du Kautsky (1854 – 1938) d’avant 1910 dans la nouvelle gauche anglophone.

Ce renouveau est sain et exprime un nouveau climat politique. Souvent, cependant, les débats qui visent à actualiser la stratégie socialiste se caractérisent par une description simplifiée de la tradition qu’ils cherchent à dépasser. Cela peut avoir une utilité expositive dans la mesure où cela permet de mettre en évidence les nouveautés et les points de rupture. Mais une reconstruction appauvrie de la tradition nous prive de références qui sont encore utiles pour les débats contemporains et cache plus qu’elle n’éclaire.

Dans le cadre de cette reconstruction simplifiée, un récit omniprésent s’impose : la réduction de la politique de l’Internationale Communiste (IC) à une simple répétition de la stratégie insurrectionnelle qui s’est déroulée en Russie. Il est vrai que la généralisation de l’expérience russe a dominé les deux premières années de la politique de l’IC, qui espérait que la force propulsive d’Octobre conduirait à une révolution européenne imminente.

Il est également vrai que la majeure partie de la gauche révolutionnaire a fait d’Octobre son modèle stratégique. Mais il n’est pas exact de dire que toute la politique de l’IC s’est réduite à une tentative de répéter la révolution russe, ce qui reviendrait à ignorer les débats et les tournants politiques qui ont commencé en 1920 en Allemagne autour du Front Unique (FU) et du gouvernement des travailleurs, et qui ont été condensés dans les IIIe et IVe congrès de l’IC.

Ce n’est pas un hasard si c’est en Allemagne, pays développé, avec un État plus complexe, un mouvement ouvrier plus établi et des formes parlementaires plus développées qu’en Russie, que les débats qui ont conduit à la tactique du Front Unique ont émergé, tout d’abord pour des raisons et des besoins très pratiques. Comme l’a dit Karl Radek, délégué de l’IC en Allemagne, lorsque l’idée du Front Unique a été lancée pour la première fois :  « Si j’avais été à Moscou, cela ne m’aurait même pas traversé l’esprit ».

Les débats sur le Front Unique ne sont pas simplement un précédent historique pour des débats contemporains plus sophistiqués. Ils ne constituent pas non plus un modèle stratégique alternatif cohérent auquel se référer. Cependant, à mon avis, ils contiennent quelques leçons qui fonctionnent comme un signal pour des résolutions possibles de certaines des faiblesses qui caractérisent la « voie démocratique » dans ses formulations conventionnelles (Nicos Poulantzas, Ralph Miliband, Leo Panitch).

Dans ce qui suit, je vais souligner certains de ces aspects, sans être exhaustif pour des raisons d’espace (je dois laisser de côté l’aspect crucial de la relation entre le gouvernement des travailleurs et la dualité du pouvoir).

Le Front Unique : une première approche de la révolution en Occident

En mars 1920, une formidable grève générale met en échec la tentative de coup d’État réactionnaire connue sous le nom de putsch de Kapp, produisant un rapport de force favorable à la classe ouvrière et une crise politique aiguë. La jeune République de Weimar connaît un grand vide politique qui met en lumière l’échec du premier gouvernement social-démocrate d’Ebert et Noske, et la formation du nouveau gouvernement est suspendue pendant plusieurs jours sous la pression de la grève générale (Pierre Broué).

Il s’agit d’une crise très aiguë mais très différente du février russe : l’échec du putsch de Kapp est suivi d’une vacance du pouvoir et d’une désorientation de la bourgeoisie, mais il n’y a pas de structure de soviets à laquelle se référer comme alternative de pouvoir (les « comités d’action »qui couvrent le pays n’ont pas cette force ni cette nature) et l’État ou l’armée n’ont pas non plus subi d’effondrement général (Riddell, 2011). Dans ce contexte, le dirigeant syndical social-démocrate Carl Legien (1861-1920) postule la nécessité d’un gouvernement des travailleurs composé des deux partis sociaux-démocrates (SPD et USPD) et des syndicats, sans la participation de partis ou de ministres bourgeois.

Le Parti Communiste allemand (KPD), sous la direction de Paul Levi (1883-1930), a d’abord répondu qu’il soutiendrait la formation d’un tel gouvernement dans la mesure où  « il ne porte pas atteinte aux garanties qui assurent à la classe ouvrière sa liberté d’action politique, et dans la mesure où il combat par tous les moyens la contre-révolution bourgeoise ». Il ajoute que le KPD se limitera à développer une  « opposition loyale », c’est-à-dire qu’il renoncera à toute tentative de renversement du gouvernement par des moyens révolutionnaires tant que ces conditions seront maintenues. Ce positionnement constitue la première tentative d’application de ce qui sera plus tard considéré comme le slogan transitoire du gouvernement des travailleurs : le soutien, dans un contexte de rapports de force exceptionnels, à un gouvernement dominé par des organisations ouvrières réformistes (Gaido, 2015).

Cette première tentative de former un gouvernement des partis ouvriers échoue, mais les révolutionnaires allemands maintinrent un cap hétérodoxe dans leur politique. Dans la Lettre ouverte publiée le 8 janvier 1921, considérée par la suite comme la première tentative systématique d’appliquer la politique de Front Unique ouvrier, le KPD, nouvellement unifié avec l’aile gauche de l’USPD, propose à toutes les organisations ouvrières de mener des actions communes chaque fois que des accords pratiques sont possibles.

Ces politiques, qui impliquaient des innovations pratiques par rapport aux références stratégiques héritées, susciteront de vives controverses au sein de la gauche révolutionnaire, mais allaient finalement s’imposer au sein de l’Internationale Communiste, bien qu’avec des résistances importantes. La résolution finalement adoptée par l’IC sur le Front Unique rédigée par Trotsky en mars 1922 pour le Plénum du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, est la suivante :

Si Le Parti embrasse le tiers ou la moitié de l’avant-garde du prolétariat, il s’ensuit que l’autre moitié ou les deux tiers font partie des organisations réformistes ou centristes. Mais il est tout à fait évident que les ouvriers qui soutiennent encore les réformistes et les centristes sont tout aussi intéressés que les communistes à la défense de meilleures conditions d’existence matérielle et de plus grandes possibilités de lutte. Il est donc nécessaire d’appliquer notre tactique de telle manière que le Parti Communiste qui est l’incarnation de l’avenir de la classe ouvrière entière n’apparaisse pas aujourd’hui – et surtout ne le soit pas en fait – un obstacle à la lutte quotidienne du prolétariat.Le Parti Communiste doit faire plus que cela : il doit prendre l’initiative d’assurer l’unité de cette lutte quotidienne. C’est uniquement ainsi qu’il se rapprochera des deux autres tiers, lesquels ne marchent pas encore avec lui et n’ont pas encore confiance en lui parce qu’ils ne le comprennent pas. Ce n’est que par ce moyen qu’il en fera la conquête. (1922)

En réponse à la réticence des sections de l’IC qui exigeaient une unité d’action exclusivement avec la base des partis sociaux-démocrates et non avec les partis en tant que tels (une exigence qui incluait des dirigeants tels que Bela Kun, Ruth Fischer, Amadeo Bordiga et Nicolas Boukharine), la résolution ajoutait :

L’unité du Front s’étend-elle seulement aux masses ouvrières ou comprend-elle aussi les chefs opportunistes ? Cette question est le fruit d’un malentendu.

Si nous avions pu unir les masses ouvrières autour de notre drapeau ou sur nos mots d’ordre courants, en négligeant les organisations réformistes, partis ou syndicats, ce serait, certes, la meilleure des choses. Mais alors la question du Front Unique ne se poserait pas dans sa forme actuelle.

Sur la question du gouvernement des travailleurs, une résolution ultérieure de l’IC, correspondant au Quatrième Congrès de novembre 1922, dira :

Le gouvernement des travailleurs (éventuellement le gouvernement paysan) devra partout être employé comme un mot d’ordre de propagande générale. Mais, comme mot d’ordre de politique actuelle, le gouvernement des travailleurs présente la plus grande importance dans les pays où la situation de la société bourgeoise est particulièrement précaire, où le rapport des forces entre les partis ouvriers et la bourgeoisie met la solution de la question du gouvernement des travailleurs à l’ordre du jour comme une nécessité politique.

Dans ces pays, le mot d’ordre du « gouvernement des btravailleurs » est une conséquence inévitable de toute la tactique du front unique. (…) Un gouvernement de ce genre n’est possible que s’il naît dans la lutte des masses mêmes, s’il s’appuie sur des organes ouvriers aptes au combat et créés par les couches les plus vastes des masses ouvrières opprimées. Un gouvernement ouvrier résultant d’une combinaison parlementaire, peut aussi fournir l’occasion de ranimer le mouvement ouvrier révolutionnaire.

Mais il va de soi que la naissance d’un gouvernement véritablement ouvrier et l’existence d’un gouvernement faisant une politique révolutionnaire doivent mener à la lutte la plus acharnée et, éventuellement, à la guerre civile contre la bourgeoisie. La seule tentative du prolétariat de former un gouvernement des travailleurs se heurtera dès le début à la résistance la plus violente de la bourgeoisie. Le mot d’ordre du gouvernement des travailleurs est donc susceptible de concentrer et de déchaîner des luttes révolutionnaires.

La politique du Front Unique a été considérée comme une tactique dans un contexte de stabilisation partielle du capitalisme et donc de renforcement des organisations réformistes. Elle n’a pas conduit à une adaptation au réformisme, comme le prétendaient ses détracteurs, mais à la reconnaissance que la conquête de l’hégémonie de la classe ouvrière ne pouvait être que le résultat d’une lutte prolongée dans laquelle les tactiques unitaires joueraient un rôle, et non d’une offensive permanente fondée exclusivement sur la confrontation directe avec le réformisme.

Le Front Unique répond, en premier lieu, au fait que les masses apprennent sur la base de l’expérience pratique et que, pour les mobiliser, il est nécessaire de mettre en œuvre des leviers unitaires qui facilitent leur passage à l’action. Deuxièmement, et c’est tout aussi important, les révolutionnaires sont mieux placés pour mettre en évidence les incohérences des directions réformistes en étant l’aile la plus résolument unie du mouvement ouvrier, et non en commettant l’erreur d’affaiblir la force de la classe ouvrière sur la base de délimitations purement propagandistes.

Si, au contraire, les différences idéologiques avec les réformistes sont utilisées pour éviter d’avancer dans une lutte commune, les révolutionnaires apparaissent devant les masses comme un facteur de division, affaiblissant la lutte, favorisant leur propre marginalisation et renforçant les directions réformistes. A travers le Front unique, la délimitation avec les directions réformistes est avant tout un sous-produit de l’incapacité des réformistes à mener une lutte commune.

La valeur sous-jacente des débats autour du Front unique au sein de l’IC est souvent sous-estimée. Il ne s’agissait pas d’une simple question d’unité d’action défensive avec les réformistes, mais d’un véritable tournant stratégique, certes limité, empirique et non dépourvu de confusions. Autour de la question du Front unique, des revendications transitoires, de la tactique du gouvernement des travailleurs, apparaît la tentative d’un réexamen stratégique fondé sur la perception des conditions particulières de l’Occident européen : un poids plus important des traditions réformistes dans le mouvement ouvrier, un contexte de légalité pour la lutte politique, une crise plus lente de l’État, une hégémonie plus solide des classes dominantes. Plus précisément : des conditions de la lutte révolutionnaire dans un État capitaliste (qui, dans sa forme « normale », est un État démocratique représentatif), alors que la révolution d’octobre avait affronté le régime absolutiste du tsarisme.

Gramsci, pour sa part, a pris la mesure du tournant impliqué dans ces débats et a affirmé : « Il me semble que Lénine a compris qu’il fallait passer de la guerre de manœuvres, appliquée victorieusement à l’Est en 1917, à la guerre de positions, seule possible à l’Ouest (…) C’est ce que signifie, à mon avis, la formule du ‘Front Unique’ (…) Il s’avère seulement que Lénine n’a pas eu le temps d’approfondir sa formule » (1999 : 157). Perry Anderson perçoit , de même, l’importance du Front Unique et le définit comme « le dernier conseil stratégique de Lénine au mouvement ouvrier occidental avant sa mort »(2018 : 157).

La question gouvernementale d’un point de vue transitoire

Lorsque « la situation dans la société bourgeoise est particulièrement précaire », dit la résolution de l’IC, le « gouvernement des travailleurs » peut devenir la « conséquence inévitable de toute la tactique du Front Unique ».

Le gouvernement des travailleurs est présenté comme la possibilité que, dans le cadre d’une crise générale du système de domination, mais dans laquelle les institutions de l’ancien État évitent un effondrement général (contrairement à la Russie), une accession au gouvernement dans le cadre de l’État bourgeois par les partis ouvriers (même avec une majorité réformiste) peut être le point de départ de ruptures plus décisives avec le capitalisme.

Il s’agit d’une approche transitoire de la question gouvernementale, différente de l’issue rapide sur la base de l’effondrement de l’État dans le cas russe, et donc d’un gouvernement intermédiaire et transitoire dans le processus de conquête du pouvoir. De même qu’un « mot d’ordre transitoire » (économique, démocratique) peut servir de pont entre l’état de conscience actuel des masses et la lutte pour le pouvoir, le gouvernement des travailleurs est l’approche transitoire appliquée à la question gouvernementale elle-même.

La nécessité d’une approche transitoire de la question gouvernementale dans les pays occidentaux est évidente. Lorsqu’un processus de radicalisation sociale se produit dans les États démocratiques, les masses luttent d’abord pour un gouvernement qui exprimera leurs aspirations dans le cadre des institutions existantes, et non pour le renversement du pouvoir de la bourgeoisie, tout comme elles luttent d’abord pour une augmentation de salaire sur leur lieu de travail et non pour l’expropriation des moyens de production.

Dans certaines conditions, l’accès électoral au gouvernement des forces socialistes, qu’elles soient modérées ou réformistes, peut jouer un rôle de relais entre les aspirations populaires et la lutte pour le pouvoir. A un moment donné, le nouveau gouvernement se heurte à la résistance de la bourgeoisie et cela met en évidence la nécessité de radicaliser le processus vers une rupture anticapitaliste.

Front unique et le Front populaire

Combien de fois dans l’histoire avons-nous vu des gouvernements des travailleurs du type de celui préconisé par l’IC ? Les gouvernements régionaux de Saxe et de Thuringe, qui ont été les seuls cas concrets où l’IC a appliqué cette tactique, constituent une expérience unique et difficilement reproductible. La norme de ce que l’on appelle le gouvernement des travailleurs n’est peut-être pas aussi exigeante que celle de l’Octobre allemand, où le KPD avait un poids gouvernemental décisif, au point de prendre le contrôle de la police.

Mais même dans ce cas, un problème apparaît. Lorsqu’une poussée de la lutte des classes se traduit, d’une manière ou d’une autre, sur le terrain électoral et gouvernemental, nous rencontrons le plus souvent des gouvernements qui se situent dans un entre-deux instable entre un gouvernement des travailleurs et un gouvernement de conciliation de classes. Si l’on se réfère à certaines expériences historiques, on peut citer l’Unité populaire au Chili ou le gouvernement issu de la révolution des Œillets au Portugal comme exemples de ce type intermédiaire plus fréquent.

À cet égard, l’IC a fait une distinction pertinente qui passe souvent inaperçue. Dans ses discussions, elle a pris en compte un type de gouvernement qui n’était pas un gouvernement des travailleurs, mais qui n’était pas non plus un gouvernement conventionnel de collaboration de classes. L’IC faisait référence à ces situations dans lesquelles la direction du gouvernement n’a ni la volonté ni la capacité d’aller de l’avant dans une confrontation décisive avec la bourgeoisie, mais qui, en raison de ses liens avec la classe ouvrière, de sa propre faiblesse politique ou de ses hésitations, ne peut éviter une aggravation de la crise de l’ordre social et une plus grande radicalisation politique.

Nous nous trouvons ici face à une situation paradoxale que l’IC a bien caractérisée : les dirigeants cherchent à contenir la société (ou du moins ne poussent pas délibérément à la radicalisation), mais l’évolution générale du processus est, au moins dans un premier temps, progressive en raison de l’incapacité des dirigeants à stabiliser la situation. La dynamique politique qui s’ouvre renforce le pouvoir social des classes populaires et leur antagonisme avec la bourgeoisie, même si l’objectif du gouvernement va dans le sens contraire.

Au congrès de l’IC de novembre 1922, le cas qui est pris comme référence se réfère à l’expérience russe, comme presque tout dans les débats de l’IC, et il s’agit du gouvernement provisoire Menchevik-SR issu de la révolution de février. Elle se caractérise par le fait que ce gouvernement, au-delà de ses propres intentions, a favorisé le tourbillon révolutionnaire. Raisonnant à partir de cette expérience, Zinoviev va jusqu’à reprendre une phrase de Plekhanov qui définissait les mencheviks comme des « demi-bolcheviks » pour la faveur inconsciente qu’ils ont faite à la révolution : ( « objectivement, le gouvernement menchevik était le plus apte à ruiner le jeu du capitalisme, à rendre sa situation impossible », déclarait-il dans son rapport à l’IC.

Zinoviev est également allé jusqu’à postuler, avec exagération, la possibilité qu’un futur gouvernement travailliste australien (qui, dans la classification de l’IC, était considéré comme un exemple de « gouvernement ouvrier libéral ») aboutisse à un résultat similaire. Un tel gouvernement, disait-il, pourrait être le point de départ d’une « révolution dans le pays », pourrait prendre de nombreuses mesures « objectivement dirigées contre l’État bourgeois » et « pourrait finir entre les mains de la gauche ».

En d’autres termes, une accession électorale des partis ouvriers au gouvernement peut être le point de départ d’une situation révolutionnaire non seulement dans le cas où ils adoptent un cours décisif de rupture avec la bourgeoisie, mais aussi dans la situation historiquement plus récurrente où ils enclenchent une dynamique sociale qui les déborde. Je pense qu’il existe une expérience classique qui peut servir de référence à cet égard : celle du Front populaire français.

Cela vaut la peine de revoir les indications de Trotsky à ses partisans français à l’époque. Si Perry Anderson a raison de dire que dans les textes des années 1930 sur la France et l’Espagne, Trotsky commet des erreurs sectaires qui les placent en dessous de ses écrits sur la lutte antifasciste en Allemagne, notamment en ce qui concerne la politique de la petite-bourgeoisie démocratique, la politique de Trotsky était néanmoins beaucoup plus subtile, complexe et exploratoire que ne le suggère le récit standard hérité à la fois de ses défenseurs et de ses détracteurs.

Le changement de contexte politique provoqué par la victoire électorale du Front populaire en France, que les masses ressentaient comme la leur, a contribué à l’élévation des attentes sociales et à une plus grande confiance des classes laborieuses en leur propre force, ce qui a conduit à une recrudescence de la lutte des classes : le cycle de grèves de juillet 1936 qui a imposé les acquis sociaux souvent attribués à tort au programme de Blum.

Il était clair pour Trotsky que le gouvernement de Léon Blum en France ne représentait pas un gouvernement des travailleurs au sens défini par l’IC, mais une coalition de collaboration de classe qui cherchait à autolimiter la lutte ouvrière à ce qu’un accord avec la « bourgeoisie démocratique » permettait. Cependant, Trotsky ne s’est pas contenté de dire que le Front populaire était « le principal obstacle sur la voie de la révolution prolétarienne ». Peu avant la formation du Front populaire, lorsque le travail commun entre le PC et la SFIO a commencé en 1934, Trotsky a clarifié les choses :

Si, au cours de la lutte acharnée contre l’ennemi, il arrivait que le parti du socialisme  « démocratique » (SFIO), dont nous sommes séparés par des différences irréconciliables de doctrine et de méthode, gagne la confiance de la majorité, nous sommes et serons toujours prêts à défendre un gouvernement de la SFIO contre la bourgeoisie.

Plus tard, commentant les résolutions de Dimitrov poussant l’IC à adopter la tactique du Front populaire, Trotsky fit sa célèbre déclaration :  « Le dernier congrès de l’Internationale Communiste, dans sa résolution sur le rapport de Dimitrov (1882-1949), s’est prononcé en faveur de la création de comités d’action élus en tant que soutien de masse du  ‘Front Populaire’ ». C’est d’ailleurs la seule idée progressiste de toute la résolution ». Trotsky considère que dans la sphère des accords bureaucratiques entre partis, le Parti radical (représentant de la petite-bourgeoisie française) est surreprésenté ; en revanche, dans les comités d’action du Front populaire, son poids est marginal et une atmosphère favorable est alors créée pour combattre la politique de conciliation de classe des directions.

Cette orientation vers la participation d’en bas dans le Front populaire s’accompagne d’une tactique de revendications partielles à l’égard des directions plutôt que d’opposition frontale. La formule pédagogique proposée par Trotsky pour dialoguer avec les attentes des masses et explorer les possibilités de la situation était :  « si nous voulons que le Front populaire lutte contre la bourgeoisie, nous devons faire sortir la bourgeoisie du Front Populaire », formule qui sera plus tard étendue à la demande de démission des ministres bourgeois du gouvernement Blum. Dans une lettre aux trotskystes français, Trotsky écrit le 21 juin 1936 :

Répéter ce mot d’ordre de grève générale sans le définir et le concrétiser serait une erreur. Nous devons nous-mêmes comprendre que la prochaine grève sera dirigée, selon toute probabilité, non pas contre le gouvernement Blum, mais contre les ennemis de ce gouvernement, les 200 familles, les radicaux, le Sénat, la haute bureaucratie, l’État-major, etc. Tout l’art de la stratégie consiste à orienter l’avant-garde sur le caractère de cette nouvelle lutte tous azimuts contre les ennemis du prolétariat en dehors du front populaire, mais aussi dans les rangs de ce même front. Nous ne mettons pas Léon Blum dans le même sac que les  « de Wendel et de La Roque ». Nous reprochons à Blum de ne pas comprendre la formidable résistance des Wendel et De La Roque. Nous devons répéter que, malgré notre opposition inflexible au gouvernement Blum, les travailleurs nous trouveront en première ligne pour lutter contre leurs ennemis impérialistes. C’est une nuance très importante et décisive, même pour la période à venir.

Trotsky ne disait pas qu’il fallait soutenir le gouvernement Blum (il rejetait le terme de  « protection » proposé par les trotskystes français pour décrire l’attitude à l’égard du gouvernement). Mais il indiquait qu’il ne s’agissait pas de combattre frontalement le gouvernement du Front Populaire,  « mais seulement de le frapper sur ses flancs ». Dans la mesure où le mouvement de masse n’était pas susceptible de faire une expérience rapide lui permettant de dépasser l’hégémonie des réformistes, ce serait le gouvernement Blum et le Front populaire qui apparaîtraient aux yeux des masses comme les protagonistes d’une dynamique d’affrontement avec la bourgeoisie.

Dans ce cadre, il faut, dit Trotsky, se présenter  « aux yeux des travailleurs, non comme un obstacle, mais comme des gens qui veulent que les choses aillent de l’avant ». La logique du Front unique sous-tend toutes ces indications. Indépendance politique et tactique unitaire, résumées dans la formule :  « Nous ne mettons pas Léon Blum dans le même sac que ’de Wendel et de La Roque’. Nous reprochons à Blum de ne pas comprendre la formidable résistance de ceux qui suivent de Wendel et de La Roque ».

Maintenir un dialogue pédagogique avec les attentes de la classe ouvrière, gagner des positions au sein des organisations de masse du Front populaire, adopter une tactique de revendications partielles et ne pas heurter de front la direction, défendre un gouvernement réformiste provisoire contre le siège de la bourgeoisie sans renoncer à l’indépendance organisationnelle et stimuler la mobilisation sociale indépendante : voilà ce que Trotsky a défendu dans ce qui est considéré comme son moment le plus sectaire. Tout le contraire de ceux qui, soi-disant inspirés par l’expérience bolchevique ou par le trotskisme, proclament la passivité sectaire dans l’espoir de rejoindre les masses après la capitulation des réformistes !

Le gouvernement des travailleurs comme médiation instable

Je voudrais souligner un dernier mérite des débats de l’IC sur le gouvernement des travailleurs : la mise en garde sur le caractère éminemment transitoire d’un tel gouvernement et, par conséquent, la nécessité de déborder la politique réformiste dans une dynamique de radicalisation. Le gouvernement des travailleurs ne peut être qu’un moment provisoire dans la préparation de la rupture avec le capitalisme. Partir de ce constat permet d’identifier une séquence politique qui se répète systématiquement.

Nous pourrions la reconstituer de la manière suivante : lorsqu’une force politique qui ne répond pas aux intérêts de la bourgeoisie arrive au pouvoir, une course entre trois forces ou tendances fondamentales s’impose. En premier lieu, la bourgeoisie se lance progressivement dans des mesures de sabotage économique, grèves de l’investissement et fuites de capitaux, ce qui entraîne le pays dans un désordre social et économique progressif.

Cette réaction de la bourgeoisie à la détérioration du  « climat favorable aux affaires » est une réponse spontanée, et pas nécessairement une opposition politique systématique et délibérée. Tant que le monopole privé sur l’investissement est maintenu, la bourgeoisie conserve ce droit de veto sur la politique de l’État. Ce sont les mécanismes spontanés qui précèdent les actions politiques réelles, qu’elles soient violentes ou électorales.

La seconde tendance est la politique réformiste qui impose progressivement une paralysie au mouvement de masse : dans la mesure où il ne prend pas de mesures drastiques contre la bourgeoisie ou, plus généralement, commence à faire des concessions aux classes dominantes, le gouvernement s’enfonce dans une impuissance croissante, provoque une désillusion progressive des masses et crée un terrain propice à la démobilisation et à la réaction des classes dominantes (Ernest Mandel, 1979). L’aggravation de la crise et des conflits de classe conduit à un dilemme irréductible à long terme : soit la mobilisation des masses en faveur d’une rupture décisive avec l’ordre bourgeois s’intensifie, soit la défaite est inévitable, sous la forme d’une capitulation des directions, d’une défaite électorale ou d’une réaction fasciste.

Cela conduit à la troisième tendance, généralement plus faible que les précédentes : le débordement de la politique réformiste, qui émerge parfois comme un processus presque spontané de la dynamique croissante des conflits de classe. Il est particulièrement nécessaire de ne pas comprendre ce débordement de manière trop simplifiée ou restrictive : il ne se réfère pas seulement à une lutte directe pour l’hégémonie entre réformistes et révolutionnaires, mais plus généralement à une dynamique globale d’intensification des conflits de classe dans le contexte de la crise. Dans un tel contexte, analyse Ernest Mandel,

Il y aura une confiance relative, réservée et méfiante – c’est une formule contradictoire qui exprime bien la réalité – dans la majorité parlementaire ou dans le gouvernement de gauche ; en même temps, il y aura une tendance à dépasser les cadres d’action antérieurement fixés par le programme réformiste de collaboration de classe, et la volonté de ne pas rompre avec le régime bourgeois. Ce qui détermine la dynamique de ce débordement n’est pas tant une disposition théorique des masses qu’une logique inévitable d’exacerbation de la lutte des classes (1979).

Et il ajoute :

Quand je dis débordement (…) cela ne signifie pas nécessairement une rupture spectaculaire et électorale avec ces partis. Il peut prendre des formes intermédiaires, comme celle d’une radicalisation de certaines ailes de ces partis, de luttes entre tendances à l’intérieur de ces partis et même de ruptures à l’intérieur de ces partis (1979).

Cette indication est importante pour se garder d’une image simplifiée, ou trop russe, de l’idée de débordement, qui n’imagine qu’un saut brutal du courant révolutionnaire au détriment de la direction réformiste. Sur les moyens concrets de résoudre la question du pouvoir, et donc de sortir de la paralysie réformiste, aucune prévision concluante ne peut être faite.

Le fait de rester relativement ouvert sur les formes concrètes de conquête du pouvoir nous permet d’élaborer tous les scénarios avec l’ouverture stratégique nécessaire. La politique révolutionnaire ne peut pas prendre la forme d’une passivité sectaire qui espère rejoindre les masses face à l’échec du réformisme. Et cela non pas parce que cette stratégie aurait perdu sa pertinence dans les États occidentaux, mais parce qu’une telle dynamique n’a jamais été observée dans l’histoire du mouvement ouvrier.

La trajectoire de la Révolution russe ne prouve pas la passivité stratégique, bien au contraire : ce qui a caractérisé les bolcheviks, c’est leur capacité de virage politique, de flexibilité tactique et d’évaluation des différentes hypothèses d’accession au pouvoir, qui incluaient un gouvernement des travailleurs provisoire comme celui que l’IC envisagera plus tard pour l’Occident, lorsqu’elle appellera le gouvernement provisoire à rompre avec ses alliés bourgeois.

Mais nous ne pouvons pas non plus commettre l’erreur symétrique de nous en tenir exclusivement, comme Nicos Poulantzas le fait de manière paradigmatique, à l’attente d’une radicalisation des directions réformistes majoritaires par la pression populaire, non seulement parce que cela exclut arbitrairement d’autres options pour l’évolution des événements, mais aussi parce que cela rend moins probable une telle radicalisation. La confiance dans les directions majoritaires affaiblit en effet la logique de débordement, qui est précisément le mécanisme le plus efficace pour imposer une radicalisation aux directions réformistes.

Face à ces deux erreurs symétriques, les discussions des années 1920 sur le Front Unique restent un point de référence utile qui mérite d’être approfondi.


Martín Mosquera, enseignant à l’Université de Buenos Aires et rédacteur en chef de la revue Jacobin América Latina.

Publié initialement en espagnol (castillan) par Viento Sur. Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Article initialement publié le 25 juillet 2024 sur le site de Contretemps

Références

Anderson, Perry (2018) The antinomies of Antonio Gramsci, Londres. Verso

Broué, Pierre (2019) Révolution en Allemagne (1917-1923),

Gaido, Daniel (2015)  » Paul Levi y los orígenes del comunismo alemán: el KPD y las raíces de la política de Frente Único (enero 1919-marzo 1921)”, Revista Izquierdas, numéro 22, Janvier 2015, Santiago de Chile, pp. 20-47.

Gramsci, Antonio (1999) Cahiers de Prison, Vol. 3, Paris, Gallimard.

Mandel, Ernest (1979) « Sur la stratégie révolutionnaire en Europe occidentale », disponible sur : https://www.contretemps.eu/wp-content/uploads/CritiqueCo-8-137-179.pdf

Riddell, John (2011) « The Comintern’s unknown decision on workers’ governments ». Disponible à l’adresse : https://johnriddell.com/2011/08/14/the-comintern’s-unknown-decision-on-workers’-governments/

Trotsky, Léon (1922) « Le Front Unique et le communisme en France « . Disponible à l’adresse : https://www.marxists.org/francais/trotsky/oeuvres/1922/03/lt19220302a.htm