Comment une gauche de rupture avec le système, comme l’est LFI, aurait dû et pu réagir aux circonstances créées par la dissolution impromptue de l’Assemblée nationale (AN) et sa nouvelle configuration résultant des dernières élections législatives ? Une force radicalement anticapitaliste et tout aussi radicalement démocratique aurait dû expliquer que la mise en œuvre de son programme à travers les institutions capitalistes et non-démocratiques existantes (la 5èmeRépublique) requiert l’appui d’une majorité absolue de l’AN, elle-même issue du soutien d’une majorité absolue de la population. Elle aurait dû expliquer qu’elle refuserait d’être associée au gouvernement en l’absence de cette condition. Son bloc parlementaire se serait ainsi placé en posture d’opposition radicale au système, dénonçant les magouilles et combines des forces engagées dans la course aux prébendes et se prévalant d’une fidélité à ses principes, en fort contraste avec le triste spectacle offert par les autres blocs, tout en continuant le combat au moyen d’une action législative s’appuyant sur les luttes sociales.

La force politique qui s’est le plus rapprochée de cette attitude n’est malheureusement pas d’extrême gauche, mais d’extrême droite. Avant le deuxième tour des législatives, Jordan Bardella expliquait qu’il ne prendrait les rênes du gouvernement qu’au cas où son parti obtiendrait la majorité absolue à l’AN. Il a ensuite quelque peu assoupli sa position pour tenir compte des forces d’appoint éventuelles en provenance du camp LR. Depuis le 7 juillet, le RN s’est drapé dans une position de rupture avec le système, refusant de s’engager dans une quelconque recherche de compromis avec les autres blocs et assumant une position de principe « démocratique » au point de voter pour deux députées LFI comme vice-présidentes de l’AN. Pendant ce temps, le NFP offrait un spectacle désolant, contrastant avec la sérénité affichée par le RN. L’attitude de ce dernier, qui se situe dans la continuité de la stratégie qu’il met en œuvre depuis quelques années, va certainement être payante. Il y a fort à craindre, en effet, qu’en cas de nouvelle élection – législative ou présidentielle– dans les circonstances présentes, le RN poursuivra ce qui ressemble à une marche ininterrompue vers la prise du pouvoir.

Certes, le NFP a obtenu une majorité (très) relative à l’AN avec 28,2% des voix exprimées au premier tour (vote en positif) sur 66,7% de l’électorat (soit 18,8% des inscrit.e.s, donc moins d’une personne sur cinq) et un tiers des sièges de l’AN, en comptant large au-delà des seul.e.s député.e.s NFP. Le NFP est ainsi, certainement, dans son droit de briguer le poste de premier.e ministre, mais cela suppose une disposition à composer avec les instances en place et rechercher des compromis à l’AN. De fait, un tel scénario se dessine déjà : LFI a très correctement annoncé le dépôt d’une proposition de loi visant à abroger la réforme des retraites, ce qui correspond bien à la continuation du « combat par une action législative s’appuyant sur les luttes sociales » mentionnée plus haut. Or, cette proposition pourrait passer à l’AN grâce au soutien du RN, qui a – très astucieusement – annoncé qu’il voterait en sa faveur ! C’est d’ailleurs ainsi que les deux députées LFI ont été élues aux postes de vice-présidentes de l’AN : avec les votes du RN, obtenant ainsi chacune près de 60% des votes de l’AN.

Par-delà le respect des règles démocratiques qu’il affiche, le RN joue clairement la carte du dysfonctionnement des institutions (« politique du pire » en jouant la carte LFI) afin de provoquer de nouvelles élections à court terme. Or, si des convergences parlementaires contre-nature sont acceptables en tant que retournement des règles d’un système non-démocratique contre le système lui-même sur une question sociale comme celle des retraites, elles ne sauraient constituer un mode permanent de gouvernement. Par la voix de Jean-Luc Mélenchon, LFI s’est toutefois empressée de proclamer le soir du second tour que la gauche avait gagné et qu’elle devait former le prochain gouvernement. Cette attitude a ouvert la voie aux conciliabules affligeants entre LFI et reste du NFP jusqu’à l’accord sur la personne de Lucie Castets comme candidate commune au poste de première ministre. Il est probable que Macron la nomme une fois les Jeux olympiques terminés, en laissant le temps au NFP de poursuivre ses conciliabules sur la répartition des postes au sein de son gouvernement. Si le NFP parvient à maintenir son unité d’ici à la fin août, un éventuel gouvernement dirigé par Lucie Castets – au cas où il survivrait à une motion de censure, qui sera inévitable au cas où des membres de LFI y détiendraient des postes-clés – sera contraint par tout ce qui était évident au lendemain du second tour des législatives.

Il aurait été bien plus approprié pour LFI de proclamer clairement qu’elle ne participera pas à un gouvernement en l’absence de majorité absolue obtenue par la gauche, mais soutiendra un gouvernement constitué par les autres composantes du NFP – un peu à la façon du soutien apporté par la gauche portugaise en 2015 au gouvernement socialiste minoritaire au parlement. Cela laisserait à LFI les mains libres pour continuer à faire ce qu’elle a justement commencé en annonçant une action législative contre la réforme des retraites. LFI aurait ainsi gagné du respect comme force responsable, soucieuse de l’application du programme du NFP – « tout le programme, rien que le programme » comme l’a affirmé Jean-Luc Mélenchon le soir du 7 juillet. En ne participant pas au gouvernement, LFI aurait ôté l’argument principal des macronistes et autres « centristes » pour bloquer la formation d’un gouvernement de la gauche. En même temps, LFI se serait tenue à l’écart des compromis de toutes sortes que ce gouvernement de gauche sera inévitablement amené à conclure.

Seule une telle attitude permettrait à LFI de gagner le respect de l’opinion publique en tant que force de rupture attachée à ses principes, en opposition symétrique à l’apparence que le RN cherche à se donner, non sans succès. Face à un régime aux abois, haï par une grande majorité de la population, et un système néolibéral en crise profonde, il est d’une nécessité impérieuse que la gauche radicale renforce son image de force antisystème et conteste cette qualité à l’extrême-droite qui s’en revendique hypocritement. Il est également indispensable que la gauche radicale puisse faire valoir sa fidélité à ses propres principes démocratiques qui lui dictent la critique radicale des institutions de la 5ème République, ainsi que du mode de scrutin antidémocratique en vigueur aux législatives.

À terme, la gauche radicale doit viser à un changement institutionnel fondamental au moyen de l’élection d’une assemblée constituante. Mais pour cela, il faudrait que se construise dans le pays une majorité de rupture à gauche avec les institutions présentes – sur le terrain électoral, ou par une grande mobilisation de masse (grève générale), ou encore par une combinaison des deux. En attendant, alors que, pour le moment, c’est l’extrême droite qui a le vent en poupe, il serait hautement irresponsable de jouer la crise afin de provoquer une nouvelle élection présidentielle dans l’espoir de l’emporter, en prenant le risque très fort de contribuer plutôt à l’acte final de la résistible ascension du RN.


Article initialement publié le 24 juillet sur le site de l’Anticapitaliste

Crédit Photo : Paris, le 18 juillet 2024, discours d’ouverture du président par interim. © Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas