Si on veut tenter de comprendre les raisons de l’ascension du Vlaams Belang, il faut commencer par se pencher sur le rôle des médias. Comment, depuis un certain temps, le Vlaams Belang et ses opinions rances ont-ils trouvé une telle caisse de résonance dans les grands médias flamands ? Alors qu’en Belgique francophone, on peut encore parler d’un « cordon sanitaire médiatique » contre l’extrême droite, ce n’est plus le cas depuis longtemps en Flandre.

Ce n’est pas seulement le cas dans la presse « populaire », mais aussi dans les journaux dits de qualité, à la radio et à la télévision. De facto, il en résulte une certaine « dédiabolisation » de ce parti ; le Vlaams Belang est maintenant considéré par beaucoup, comme « un parti comme les autres » comme l’a dit Jan Jambon, le chef de la N-VA dans le gouvernement flamand sortant.

Donner de l’écho à un ramassis de ragots rancis

Cependant, cette « dédouanisation » médiatique ne vient pas de nulle part. En fait, les médias ne font qu’exprimer une évolution vers la banalisation qui dure depuis un certain temps. Par exemple, lors des précédentes élections de 2019, le débat avait largement tourné autour du changement climatique, grâce au retentissement des « grèves scolaires climat ». A cette occasion, des figures emblématiques comme Greta Thunberg et – au niveau national – Anuna De Wever ont été dénigrées et désignées comme cibles de harcèlement. Il suffit de regarder ce qui s’est passé au Pukkelpop, en août 2019, où Anuna De Wever a d’abord été huée, puis entourée par des jeunes militants agressifs brandissant des drapeaux flamands. Le fait que ces mêmes garçons aient été assez souvent inspirés par des « influenceurs » sexistes d’extrême droite comme Jeff Hoeyberghs – qui s’en est pris avec suffisance aux campagnes #MeToo lors des activités du club étudiant d’extrême droite KVHV – a, le plus souvent, été laissé dans l’ombre par les médias.

Effets de brouillage et confusionnisme

À cela s’ajoute le brouillage et la confusion de la période Covid avec les effets perturbateurs des mesures de lockdown. Des mesures de restriction de liberté, qui résultaient de la lutte contre le virus, ont été très mal supportées par une partie relativement importante de la population. Laquelle s’est explicitement retournée contre les scientifiques et donc contre les hommes politiques, qui avaient déclaré soutenir les recherches de ces scientifiques. Paradoxalement, une grande partie de ces « libertaires » autoproclamés se sont ainsi volontiers laissés entraîner jusqu’à la glorification d’une prétendue « victime » : l’ancien militaire et militant d’extrême droite Jurgen Konings, qu’on a retrouvé suicidé. De nombreuses théories du complot se sont d’ailleurs répandues à cette occasion sur les réseaux sociaux.

Retour de bâton de la politique identitaire

Ajoutons-y le phénomène de la politique identitaire, grossièrement résumée par le terme « woke », qui débarquait alors des États-Unis. Alimenté par des opinions parfois hystériques mais surtout très peu subtiles (là encore, amplifiées par les incontournables théories du complot) – et l’opinion, largement répandue dans certains milieux selon laquelle « on ne peut plus rien dire » – ce phénomène a lui aussi fait le jeu de la droite et de l’extrême-droite. La prétendue « résistance » au politiquement correct s’est rapidement traduite par le racisme le plus abject, doublé d’une glorification ouverte du colonialisme, symbolisée par le chant « coupons les mains, le Congo est à nous ». Ce dernier exemple peut également être interprété comme une réaction tardive (dialectique !) aux manifestations de masse de « Black Lives Matter » contre le racisme et les brutalités policières en 2021.

Changement climatique

Les protestations contre l’absence de politiques crédibles de lutte contre le changement climatique étaient évidemment largement justifiées face à l’Union européenne qui a bricolé et truqué un « Green Deal », qui s’est avéré tout à fait insuffisant dans de nombreux domaines. Néanmoins, ses effets se sont faits sentir, en particulier sur les politiques affectant directement la vie des agriculteurs. Encouragés par les précédents des Pays-Bas et du Canada, entre autres, de nombreux agriculteurs se sont mobilisés. Ils sont devenus, selon les termes de Dominique Willaert, « le ‘moteur du mécontentement rural ». De plus, l’agenda social et politique est élaboré à partir des villes et de nombreuses personnes, y compris dans la classe ouvrière et dans les régions suburbaines se sentent laissées pour compte, peu écoutées et pas entendues et surtout pas représentées de manière adéquate. » Cette contradiction entre les zones urbaines et rurales a été largement ignorée par la gauche. L’extrême droite a su en tirer habilement parti.

Crises

S’ajoute à cela un sentiment diffus et généralisé de « perte de contrôle » provoqué par les crises qui se sont succédées à un rythme de plus en plus rapide : crise financière mondiale (2007), pandémie de la covid (2019-2022), guerre d’agression russe contre l’Ukraine (2021-…), et crise énergétique (2022). ; et oui, même ces dernières interminables semaines de pluie durant ce printemps (indubitablement liées au… changement climatique !) y ont participé… Cinquante ans de rhétorique néolibérale sur la « primauté du marché » font basculer à la fois dans le désespoir et dans les théories complotistes des millions de personnes. Trente-sept ans après, la déclaration controversée de Margaret Thatcher selon laquelle « la société n’existe pas, mais qu’il n’y a que des hommes, des femmes et des familles », semble finalement être intégrée par une grande partie de l’opinion publique.

Structure de la personnalité

Rien de tout cela est nouveau. Le même phénomène a déjà été analysé par des auteurs aussi différents que Wilhelm Reich, Theodore Adorno et (plus récemment) Samir Gandesha. Ce dernier affirme à juste titre que « nous pouvons transposer la théorie d’Adorno sur la « personnalité autoritaire » à notre époque et parler de « structure de personnalité néolibérale ». » Ce phénomène global et profond est peut-être le véritable « Zeitenwende » (changement d’ère) que nous vivons actuellement.

L’appât à clics (‘clickbait’)

Les médias, qui sont en fait tous plus ou moins commerciaux, ne se préoccupent pas tant d’interpréter les événements que d’attirer l’attention. L’importance qu’ils accordent au clickbait signifie qu’ils publient à peu près n’importe quoi tant que cela attire des lecteurs, des auditeurs ou des téléspectateurs. Plutôt que de « vérifier les faits », ils renforcent ainsi les tendances socio-psychologiques sous-jacentes – oui, même socio-pathologiques ! – de la société.

Histoire d’une « bromance »

En même temps, il serait trop facile de pointer du doigt uniquement les médias pour expliquer le succès de la droite et de l’extrême droite ; il y a quelques années, ce « tournant autoritaire » était déjà en cours. Pourtant, jusqu’à récemment, peu de responsables d’organisations de la société civile, comme les syndicats, semblaient s’en préoccuper. Peut-être faut-il y chercher une raison purement politique ? Il s’agirait entre autres de la soi-disant « bromance » entre Conner Rousseau, alors président du Vooruit, et Bart De Wever, président de la N-VA. Début septembre 2022, Rousseau a déclaré dans une interview à propos de Bart De Wever : « J’ai de moins en moins confiance envers les autres mais au moins Bart De Wever fait tenir les choses ensemble et ménage de l’espace pour faire notre travail. » Il faisait ainsi ouvertement référence à la coalition urbaine anversoise déjà mentionnée, dans laquelle Vooruit est le partenaire junior de la N-VA. Rousseau a poursuivi en parlant d’une éventuelle collaboration avec la N-VA : « Bien sûr, nous avons des points de vue différents. Mais former un gouvernement, ce n’est pas seulement de l’idéologie, c’est aussi de l’arithmétique. Il y a de fortes chances que nous ne puissions pas contourner la N-VA si nous voulons maintenir l’extrême droite à l’écart du gouvernement flamand. Je ne veux pas me réveiller dans une Flandre où un parti d’extrême droite avec une si mauvaise réputation pourrait être aux affaires et co-gouverner. Je ne veux pas que mes enfants grandissent dans une société d’extrême droite. »

Conner Rousseau

Cette ouverture à la N-VA s’inscrit parfaitement dans la « politique du moindre mal » classique, telle que la professent les sociaux-démocrates depuis des temps immémoriaux. Au nom du « sans nous, ce serait pire », les sociaux-démocrates sont invariablement prêts à faire des « concessions » toujours plus hasardeuses. Cependant, les dirigeants politiques des partis de la social-démocratie ne sont pas les seuls à prôner de telles politiques. Force est de constater que de larges sections de l’appareil syndical sont également traditionnellement formées à cette approche de « concessions ». C’est avant tout la façon dont ils façonnent leur syndicalisme de concertation. Un soupir de soulagement s’est donc élevé parmi les dirigeants syndicaux après la lecture de l’interview susmentionnée de Conner Rouseau. Soudain, il ne semblait plus aussi nécessaire de mobiliser leurs propres membres contre le danger de l’extrême droite. Après tout, « Conner a désamorcé le danger ».

Dérapage d’ivrogne ?

Malheureusement pour les dirigeants syndicaux, le même Conner a rapidement tout fait pour que cette « incantation » soit démentie dans les faits par son attitude personnelle. Après avoir précédemment décrit le quartier bruxellois de Molenbeek comme un endroit où il « ne se sentait pas vraiment chez lui » (en référence aux nombreux résidents d’origine non belge), il a plombé l’été 2023 avec un scoop de taille ; ses remarques carrément sexistes et racistes (selon ses propres termes, c’était juste « un dérapage d’ivrogne »). Les réactions scandalisées ont été d’une telle ampleur que Rousseau n’a pas eu d’autre choix que de faire un pas de côté en démissionnant de la présidence du parti. Dès lors, l’avenir de sa « bromance » avec Bart De Wever semblait tout aussi incertaine. Parmi les directions syndicales, les doutes se sont alors à nouveau exprimés à une vitesse stupéfiante. Cette incertitude avait déjà été alimentée par les menaces de Bart De Wever concernant la formation d’une coalition potentielle avec le Vlaams Belang. Et c’est en catastrophe que les directions syndicales ont donc décidé de lancer une campagne de sensibilisation (tardive !) sur les dangers de l’extrême droite. Il est cependant difficile de dire aujourd’hui si cette campagne a tout de même pu influencer le résultat des élections.

L’avenir

Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille en rester là, au contraire ! La campagne de sensibilisation contre l’extrême droite doit aussi servir de premier pas vers une campagne beaucoup plus vaste et surtout beaucoup plus longue visant à réarmer idéologiquement notre camp social. Car évidemment, la meilleure arme contre l’extrême droite reste sa repolitisation, la re-prise de conscience de ses propres intérêts.


Article initialement publié en néerlandais le 14 juin sur le site de SAP Antikapitalisten