Benjamin Patinaud est connu pour la chaîne YouTube Bolchegeek qui, à travers des vidéos comme Le film qui voulait nous sauver et La haine des riches, propose une analyse politique des productions de l’industrie culturelle. Par son activité de vidéaste, il fait partie de ceux qui ont contribué à la diffusion des idées de gauche radicale sur une plateforme où les personnalités d’extrême droite ont longtemps été les seules à proposer du contenu. Depuis un an, il produit également des vidéos pour le journal L’Humanité.  

Anthony Galluzzo s’est entretenu avec lui suite à la parution de son premier ouvrage, Le syndrome Magneto (Le diable Vauvert, 2023). Dans cet entretien, ils reviennent sur certaines des thèses de son livre, sur son parcours et sur l’évolution politique du YouTube francophone.

Anthony Galluzzo – Avant d’aborder ton ouvrage, j’aimerais qu’on revienne un peu sur ton parcours, à travers ton pseudonyme de vidéaste, « Bolchegeek ». Comment en es-tu venu à t’intéresser à ce que l’on appelle la culture « geek » ?

Benjamin Patinaud – Le pseudo « Bolchegeek » est mon pseudo de gamer à la base, c’était une blague avec des potes. Le terme « geek » veut un peu tout et rien dire, mais quand il s’est popularisé en France, il m’a parlé, je me suis senti concerné. Je lisais des comic books, j’aimais la science-fiction, je jouais aux jeux vidéo et je faisais du jeu de rôle. Une culture très partagée par mes amis dès le collège et par mon grand frère aussi, qui m’a initié aux comic books. Par ailleurs, je m’intéressais à la politique, je militais à laLCRen arrivant à la fac. La culture geek n’était pas très présente dans les milieux de gauche à l’époque. Le terme s’est un peu perdu depuis : la culture geek, comme la culture punk avant elle, s’est diluée dans le mainstream. La culture super héros par exemple occupe le haut du box-office mondial. Se passionner pour Star Wars aujourd’hui n’est plus quelque chose de marginal. Ce n’est plus vraiment une sous-culture. Rajoute à cela le fait que cela veut tout et rien dire : est-ce que le fan de Kaamelott qui fait des GN [jeu de rôle grandeur nature], c’est la même sociologie et la même sous-culture que le mec de banlieue qui est fan de One Piece ? Je n’ai pas l’impression que ce soit exactement le même groupe. Les geeks eux-mêmes se sont détournés de ce terme, et ce mouvement a aussi commencé à développer un discours critique sur lui-même. Avec les essais vidéo notamment, cela a commencé à s’hybrider avec l’analyse culturelle, avec la sociologie. Me dire « geek » aujourd’hui, cela ne m’arrive plus vraiment. Ça n’a plus trop de sens.

Anthony Galluzzo – Dans quel contexte as-tu commencé à produire des vidéos ? 

Benjamin Patinaud – Quand j’ai commencé à faire des vidéos, vers 2015, je venais de déménager pour suivre ma compagne. J’étais loin de la bande de potes avec laquelle on faisait des fanzines, des courts métrages. Youtube, c’était un peu la voie évidente, le cliché du mec qui peut faire ça tout seul dans sa chambre. A ce moment-là, le contenu de type vulgarisation scientifique commençait à décoller sur la plateforme, avec notamment le lancement de la chaine Nota Bene. A cette époque, je suis resté sous les radars car je ne correspondais pas trop aux standards, je n’avais pas de ligne éditoriale. Je ne faisais ni de la vulgarisation, ni de la critique. Les années sont passées et on a commencé à davantage « formater » nos vidéos, à faire les choses plus sérieusement. On s’est rapprochés progressivement d’un format dont on ignorait l’existence à l’époque, l’essai vidéo, qui est venu peu à peu supplanter sur Youtube un format plus ancien, la critique, qui était davantage basée sur l’opinion. L’essai vidéo permet de développer du contenu analytique sur plein de phénomènes, pas seulement la pop culture. J’ai beaucoup regardé les video essayists anglosaxons comme F.D SignifierContraPointsShaunLindsay EllisPhilosophy Tube… Ça nous a beaucoup nourri.

Anthony Galluzzo -Tu parlais de ton passage à la LCR. C’est à partir de là que tu t’es formé au marxisme ?

Benjamin Patinaud – En fait, je suis un peu cancre. Je n’ai jamais été trop dans la marxologie, le côté très érudit, très nerd (dans la culture populaire, le nerd incarne une personne solitaire, passionnée par des sujets intellectuels, surtout scientifiques), que tu retrouves beaucoup dans les organisations trotskystes. J’aime qu’on m’explique les choses. Donc je suis beaucoup plus redevable de la formation que des lectures. Je me suis nourri de plein de discussions avec les vieux militants de la LCR, qui diffusaient leurs connaissances. J’étais à la fac à l’époque, pendant le mouvement contre le CPE. Ça alimentait l’action. J’ai une licence de linguistique, mais j’ai arrêté les études quand il a fallu faire un mémoire, justement parce que je n’ai jamais eu la discipline universitaire. J’aime écouter les spécialistes pour redigérer ce qu’ils disent sous la forme d’essais vidéo. J’avais le même rapport aux grands textes marxistes, trop ardus pour moi. Je les ai reçus à travers de multiples discussions avec des érudits dans les orgas, et ensuite j’ai cherché à remobiliser tout ce qu’ils m’ont transmis. Il y a tout un tas de grandes références théoriques que je n’ai jamais lues, comme Gramsci, par exemple, dont on parle sans arrêt. Je préfère lire des choses plus appliquées et concrètes, des études de cas.  Être matérialiste, ça s’apprend, et c’est clairement à la Ligue que j’ai intégré cette grille de lecture. Il y a certaines façons de parler d’art, purement esthétiques, qui ont leur intérêt aussi, mais qui ne sont pas les miennes. Ce qui m’intéresse, ça va davantage être de restituer le contexte d’une œuvre, sa réception, son économie… Un angle d’analyse que je dois clairement à mes fréquentations militantes.

Anthony Galluzzo – Dans ton travail de vidéaste, comment est-ce que tu passes de l’idéation à la réalisation ? Comment est-ce que tu documentes et travailles tes intuitions ?

Benjamin Patinaud – J’ai des enveloppes, avec des notes qui dorment là et que je complète depuis des années. Avec Kath, dite la Petite Voix, qui produit les vidéos, et avec les gens avec qui je travaille, ça correspond pas mal à du « sparring ». Quand j’ai une idée, je l’explique à Kath, qui fait un retour, qui la critique, qui la teste. Je vais te donner un exemple pour illustrer un peu le procédé : la vidéo « John Wick et le contrat social ». En regardant les films, j’ai été intrigué par l’univers, par la société que met en scène le film : les personnages parlent souvent de dette, de contrat, d’économie. Et dans ces films, tu as même un mec qui a tout un discours sur le contrat social. Automatiquement, tu te mets à penser à Rousseau, à Hobbes, à tout un tas de souvenirs de lycéen. J’ai la chance d’être entouré par pas mal d’intellos. Dans ces cas-là, je vais les voir, et je leur parle de ce que j’ai vu.  Et ces amis m’indiquent des lectures. Pour la vidéo sur John Wick, ils m’ont amené à lire Dette : 5000 ans d’histoire de David Graeber. J’ai aussi mis ça en lien avec le travail de Lordon sur Imperium. Au fil des lectures et des conversations, cette vidéo, que je m’étais imaginée attachée à Rousseau et à Hobbes, m’a finalement amené vers les réflexions sur les institutions de Graeber et de Lordon. Procéder comme ça, ça te pousse à illustrer tout un ensemble de concepts à travers un film dont le propos, à la base, n’est pas du tout de discuter de ces concepts. C’est aussi un kiff formel : on va parler de dette, de contrat, de monnaie et de capitalisme à travers un mashup (composition qui emprunte des images ou des sons à un piu plusieurs films ou chansons) des images du film. Je réalise beaucoup moins de travail documentaire en amont que des camarades comme Cinéma et politique ou Videodrome, qui sont beaucoup plus exigeantes et plus universitaires. Je limite mes lectures et j’affine mon angle pour éviter de me retrouver noyé sous la documentation.

Anthony Galluzzo – Dans ton ouvrage tu présentes ce que tu appelles « le syndrome Magneto », que tu décomposes ensuite en un ensemble de « symptômes », qui sont des caractéristiques communes à beaucoup d’œuvres issues de l’industrie culturelle américaine. Je te propose de revenir sur certaines de ces thèses. Tout d’abord, peux-tu nous résumer ce que tu désignes par « Syndrome Magneto » ?

Benjamin Patinaud – Exprimé de la façon la plus simple et ramassée, le syndrome Magneto, c’est quand un méchant a partiellement raison, mais reste le méchant. Qu’est ce qui le justifie ? C’est paradoxal. S’il a raison, pourquoi n’est-il pas le héros de l’histoire ?

Anthony Galluzzo -Tu évoques dans ton livre l’opposition habituelle entre un héros conservateur et un méchant révolutionnaire : le méchant agit, le héros réagit…

Benjamin Patinaud – C’est un trope connu, que tu peux retrouver sur certains sites les référençant, comme Tvtropespar exemple. C’est une opposition qui revient souvent dans des œuvres super héroïques manichéennes opposant des « gentils » et des « méchants ». C’est davantage une habitude narrative qu’un élément foncièrement idéologique : l’élément perturbateur va souvent être amené par le méchant et le héros va être là pour contrer son projet souvent hyper alambiqué. Fatalement, le héros va essayer de rétablir un statu quo ante, un état antérieur, contre un mec qui est venu tout perturber. Le héros est donc souvent un conservateur, voire un réactionnaire au sens où il réagit à ce que fait le méchant. Le ressort est d’abord narratif, mais il a une conséquence idéologique et politique : le personnage qui se rebelle contre un ordre établi et essaye d’amener un nouveau modèle de société est en général présenté comme le méchant. La position révolutionnaire est très rarement portée par le héros. Les auteurs vont donc attribuer à l’antagoniste tout un ensemble d’idées radicales. Les scénarios intègrent souvent les enjeux politiques actuels et vont faire porter la critique au méchant. Cela a un impact sur la façon dont l’œuvre va traiter la légitimité des actions des personnages. Les seules fois où le héros s’oppose de façon radicale à l’ordre existant, c’est dans un cadre dystopique. Dans ce cadre-là, le statu quo est présenté comme injuste, et le héros peut alors s’y opposer de façon violente. En revanche, si l’univers de la fiction nous est présenté comme normal, dans la continuité du nôtre, les oppositions violentes sont discréditées. Elles sont l’apanage du méchant. Le héros va reconnaitre le problème tout en s’opposant aux destructions de son adversaire. C’est la conséquence politique de la structure narrative habituelle de récits manichéens qu’on retrouve beaucoup chez les super héros. Et comme le dit Alan Moore, il ne faut pas oublier que ce sont des schémas narratifs qui ont été mis en place pour plaire à des petits garçons dans les années 1930. Ce qui est intéressant, c’est ceux qui comme Alan Moore transgressent ce schéma naïf, de justice immanente. Mais ça reste tout de même un schéma inévitable qui contraint la narration.

Anthony Galluzzo – Sur la base de ce manichéisme, tu parles de la disqualification systématique du projet révolutionnaire, sans cesse interprété comme un paravent à des intérêts personnels et égoïstes…

Benjamin Patinaud – Là aussi c’est quelque chose de courant, même s’il y a de nombreuses exceptions. Ce sont des tendances. Ce qui est souvent donné à voir, c’est un projet révolutionnaire séduisant en apparence, qui combat une injustice réelle, mais qui reste dangereux, car il cache un projet dystopique. C’est cet héritage de la pensée antitotalitaire du 20e siècle : les grands projets révolutionnaires auraient tous sombré dans la dystopie, et il faudrait donc s’en méfier systématiquement. On va bien sûr trouver des variantes. Certains révolutionnaires sont présentés comme sincères, et ils vont devenir des despotes malgré eux. D’autres personnages sont plutôt des manipulateurs : leur projet est malfaisant dès le départ.  C’est le cas du Bane [du Batman] de Nolan. Il est vraiment présenté comme un révolutionnaire au sens fort, avec une inspiration « Occupy Wall Street ». On découvre dans le film que c’est un prétexte pour détruire la ville. Scar dans le Roi Lion rentre aussi dans ce schéma. D’où une suspicion permanente contre les projets révolutionnaires, qui soit sont des pentes glissantes, soit cachent quelque chose. C’est un trope très répandu : le monde d’après est systématiquement présenté comme pire que le monde d’avant. Ce qui est une façon de reconnaitre la critique, tout en disqualifiant le critique, en faisant de lui quelqu’un de pervers.

Anthony Galluzzo – Un des meilleurs exemples que tu analyses aussi en vidéo, c’est Thanos dans la franchise Avengers.

Benjamin Patinaud – Le film nous le présente comme quelqu’un qui a tort dans ses méthodes : c’est quand même quelqu’un qui veut perpétrer un génocide, c’est donc assez facile de le disqualifier. Mais jamais il nous est dit qu’il se trompe dans son diagnostic, que son analyse de la situation ne tient pas. S’il avait raison de pointer certains problèmes, que fait-on pour les solutionner ? Le film ne traite pas la question. Je pense que c’est inhérent au fonctionnement de l’industrie culturelle. Je ne pense pas que les créateurs de ces fictions cherchent forcément à invalider la critique. Ce sont des œuvres industrielles, sans véritable auteur, avec des chaînes de décision compliquées et des enjeux économiques qui brouillent tout. Ce sont des films plutôt inconséquents, qui cherchent à intégrer des enjeux contemporains et qui finalement s’en débarrassent. Thanos permet de parler d’écologie sans rien dire d’écologique. Ils n’ont finalement pas grand-chose à dire sur le sujet.

Anthony Galluzzo – Ce sont des objets effectivement difficiles à analyser idéologiquement. On est dans un flux, on n’est pas censés prendre garde à ce qui se passe. Dans un film comme Spider-Man : Across The Spider-Verse, par exemple, on voit Spiderman et Spider-Woman se déplacer en discutant, tout en arrêtant et en ficelant des voleurs à la tire. Ce qui est induit dans cette scène, c’est que le petit voleur est un « méchant », qu’on peut arrêter sans y penser dans un effet comique…

Benjamin Patinaud – Oui, parce que c’est l’activité emblématique, traditionnelle du super héros : arrêter des voleurs de sac à main, des braqueurs de banque… C’est très peu interrogé. Cela repose sur une équivalence basique : un acte de délinquance, c’est quelque chose d’intrinsèquement mauvais. Tu as quelques exceptions. Dans Spiderman III de Sam Raimi, on nous expose les raisons pour lesquelles le méchant, l’Homme-sable, commet des crimes. Il a une trajectoire sociale et l’histoire te permet de comprendre pourquoi il en est arrivé là. Mais ça nécessite de déployer tout un arc narratif. Les auteurs qui cherchent à casser cette équivalence doivent en faire toute une histoire. Un super héros qui s’en prend à un délinquant anonyme, cela ne nécessite aucune mise en contexte : c’est une violence acceptée comme légitime et normale par le spectateur. Dans Batman notamment, on réduit souvent la délinquance à de la folie dangereuse.

Anthony Galluzzo – Si on prend l’entièreté de la culture comics depuis près d’une centaine d’années, il y a des choses très variées, y compris des œuvres très subversives. Mais prenons la culture comics telle qu’elle a été redigérée par Hollywood à travers les blockbusters Marvel et DC depuis une vingtaine d’années. Est-ce que tu considères que même là, il y a suffisamment d’ambiguïté, de polysémie, pour que se développent des interprétations politiques variées ?

Benjamin Patinaud – Il y a de la polysémie du simple fait qu’il y a beaucoup de gens impliqués dans l’écriture, et qu’ils ne cherchent pas à faire directement de la propagande. Tu vas trouver des choses parfois très contradictoires au sein d’un même film. Ryan Coogler dans Black Panther et Wakanda Forever a injecté tout un ensemble de références afro-militantes : des références positives et explicites à Lumumba et à Toussaint Louverture, dans un film qui est pourtant une soupe un peu bizarre, avec un méchant qui a un syndrome Magneto. Les auteurs de comic books sont plutôt des gens issus de la gauche démocrate américaine. Et pourtant, les schémas mobilisés sont aussi très conservateurs. C’est pour ça à mon sens qu’on ne peut pas se contenter du jeu des boîtes. Si tu prends la culture comics d’un bloc, surtout à partir des productions cinématographiques Marvel, c’est la culture dominante, mainstream. Dans Spider-Man : Across The Spider-Verse, le héros n’est plus Peter Parker mais Miles Morales. C’est un prolo racisé : il est mi-portoricain, mi-afro-américain. En même temps, son père afro-américain est un gentil flic, dans un univers où le racisme ne semble pas exister, et n’est pas interrogé. Sur son sac, on peut voir un écusson Black Lives Matter. Le film n’a rien de radical pour autant. BLM y est une espèce de marque vidée de sa substance. Le film se situe en fait simplement dans l’air du temps.  On peut y voir un Spiderman indien faire une vanne sur le pillage colonial britannique. Tu te rends compte que ce genre de blagues est devenu mainstream. C’est quelque chose que les commentateurs réactionnaires ont du mal à comprendre : pour eux, ces films sont le produit d’une gauche radicale qui pousse un agenda politique. En fait c’est tout le contraire. Ces films témoignent de l’évolution de la société, et montrent que ces idées sont devenues courantes… La réception des œuvres et leur réappropriation par le public, ça me semble très important. Un film comme Black Panther, qui vu de chez nous peut paraitre inoffensif, parle beaucoup à un certain public afro-américain.  Le film a constitué un véritable événement culturel. En comprenant leur réception du film, tu comprends pourquoi la suite, Wakanda Forever, est beaucoup plus explicite. Marvel a certainement compris que les références radicales voire anticoloniales du film alimentent son succès. La question que je ne saurais pas dénouer, c’est est-ce que ça sert à quelque chose… Mais on peut au moins dire que c’est un bon témoin de ce qui se passe culturellement et politiquement. 

Anthony Galluzzo – J’ai l’impression que ton livre est très personnel : il correspond à ton historique de visionnage. Tu ne procèdes pas de manière systématique, en constituant un corpus par exemple. Et en même temps, il y a une portée générale. Tu organises les thématiques en syndromes, il y a une architecture globale. Ça me pose la question de la construction de ton objet. J’ai l’impression que tu utilises comme synonymes des concepts comme culture populaire, culture de masse et pop culture, pour évoquer la production de l’industrie culturelle américaine. Comment tu as choisi de mobiliser cette terminologie ?

Benjamin Patinaud – Pop culture, culture populaire, de masse, mainstream… Ce ne sont pas des termes interchangeables du tout pour moi, mais c’est un flou qui m’arrange parfois aussi. La catégorisation peut être difficile. Sur la chaine, on essaye d’aller au-delà de la pop culture et traiter de la culture populaire. On avait par exemple fait une vidéo sur Noël. Une kermesse, c’est de la culture populaire. Quand on parle de pop culture, on désigne souvent la culture populaire post-seconde guerre mondiale qui est industrialisée et très dominée par les Etats-Unis. Il y a des croisements. Les fanzines de super héros appartiennent aux deux catégories. Le terme « populaire » lui-même pose question : est-ce que ça renvoie à ce que consomme la plupart des gens, est-ce que cela désigne une culture des classes populaires ? On parle aussi parfois de culture dominante, ce qui semble contradictoire, car elle n’est pas censée être celle des classes populaires. Il y a plein d’ambiguïtés dans les emplois de ces termes que je ne résous pas, mais que j’aimerais retravailler plus tard. Cela dit, dans le texte, je n’emploie pas ces termes de façon interchangeable.

Anthony Galluzzo – Et concernant le corpus, pourquoi avoir puisé davantage dans la culture américaine, et moins dans les cultures japonaises et sud-coréennes, qui sont pourtant elles aussi fortement consommées à un niveau mondial ?

Benjamin Patinaud – Comme tu le disais, c’est mon historique de visionnage. Avec une petite altération : quand je discute d’une thématique, des fans de Naruto par exemple peuvent me renvoyer à certains épisodes de cette série que je ne regarde pas du tout. C’est l’avantage de l’échange avec une communauté sur internet : la vidéo sert de support à des échanges. Les gens discutent entre eux, m’envoient des messages pour m’indiquer des angles d’analyse et d’autres exemples qui viennent de leur corpus à eux. Je me dis que je n’ai pas trop mal fait mon boulot si, avec mon corpus, je dégage des idées qui peuvent faire réfléchir les gens à partir de leurs références propres.

Anthony Galluzzo – Revenons un peu à ton travail de vidéaste. J’aimerais discuter avec toi de l’évolution du Youtube politique francophone. Avec Usul, tu fais partie des premiers vidéastes à avoir produit et diffusé des analyses de gauche radicale à propos de différents phénomènes. Vous avez participé à une forme de lutte idéologique. Comment tu perçois l’évolution de cette lutte ?

Benjamin Patinaud – On pourrait s’imaginer qu’il y a sur Youtube, et plus largement sur les réseaux sociaux, du contenu dans tous les sens : des essais vidéo d’extrême droite, d’extrême gauche, de centristes, et cetera. En fait, pas vraiment. Je ne connais pas trop d’essais vidéo d’extrême droite. Ça existe peut-être, mais c’est une sphère qui me semble largement dominée par la gauche.  L’extrême droite va davantage faire du clash, mais aussi du lifestyle, en mettant en avant un mode de vie, une façon de se comporter. Tu ne trouves pas de lifestyle d’extrême gauche, à part depuis quelques temps des gens comme Dany & Raz qui parlent à partir de leur mode de vie, de leur expérience personnelle, de leurs goûts. Tout le monde ne travaille pas les mêmes formats. Il y a aussi des facteurs sociologiques à considérer, et ça devrait faire l’objet de recherches bien précises. Qui était sur Internet au début ? Est-ce que le public n’était pas en grande partie composé de jeunes mecs blancs des classes moyennes, un peu isolés, attirés de fait par certains types de discours. J’ai l’impression que les gens qui ont ce profil là aujourd’hui ne vont plus systématiquement vers l’extrême droite. Autre phénomène nouveau : il y a aujourd’hui énormément de contenu féministe, notamment radical. Je croise des jeunes de quinze ans avec plein de profils qui se forment politiquement très rapidement avec internet, en se positionnant très précisément dans leurs courants. L’écosystème est beaucoup plus riche et diversifié aujourd’hui. Il y a désormais des gens qui se forment politiquement en lisant des threads Twitter, comme nous à l’époque on aurait vu une conférence. Et je dis vraiment ça sans mépris. Il y a aussi un côté actif dans cette militance-là. Mais je suis aussi un peu perdu. Il y a sans doute plein de choses qui m’échappent complètement dans les évolutions récentes.

Anthony Galluzzo – J’ai l’impression qu’il y a eu un tournant il y a quelques années. Jusque récemment, l’extrême droite semblait assez largement hégémonique sur Youtube. Elle mettait les rieurs de son coté, multipliait les hommes de paille sur les « woke ». Depuis quelques temps, cela ne semble plus fonctionner aussi bien et ce sont de plus en plus eux qui sont moqués.

Benjamin Patinaud – ContraPoints a un point de vue intéressant par rapport à la fin de la domination de l’alt-right dans la sphère anglosaxonne. Elle a bien relevé que des vidéastes comme hbomberguy, qui vient plutôt du jeu vidéo, ont commencé à se moquer des masculinistes. Cela a changé leur Youtube à eux. L’arrivée des streamers aussi est très intéressante. L’un des plus célèbres streamers au monde, Hasan Piker, est très politique. Et il est bien accepté, il fait des conventions Twitch à côté de streamers plutôt gaming et lifestyle, et il est de gauche radicale. Le gros de son travail, c’est de commenter l’actualité huit heures par jour. Il représente bien ce que les américains appellent la « dirtbag left » : il parle mal, il rigole, il trolle un peu. Il a une formation politique solide et une culture internet. Ce sont des évolutions qu’on peut généralement voir se dessiner aux États-Unis avant qu’elles arrivent en France. La dirtbag left est à mon sens le dernier grand tournant. La gauche sur internet, jusque récemment, c’était la plupart du temps de la vulga, plutôt polie, plutôt correcte. On lui reprochait d’ailleurs souvent d’être « politiquement correcte ». La dirtbag left prend le contrepied, avec un style plus provocateur, un peu mauvais esprit. Ce qui semble se passer c’est tout simplement que le public grandit. Inonder internet de contenus culturels bas de gamme, faciles à produire, qui tournent en boucle sur les mêmes obsessions sur les wokes ou autres hommes de paille, c’est très adapté à ces plateformes mais c’est toujours la même chose. Au bout d’un moment des gens vont chercher autre chose et notamment des choses qui vont un peu plus loin, qui sont un peu plus stimulantes que juste flatter des bas instincts. D’où la montée des essayistes vidéo sur le web anglosaxon après un moment de domination des contenus alt-right centrés sur l’anti-progressisme, quasi identiques et souvent purement opportunistes.


Article initialement publié le 8 janvier 2024 sur le site de Contretemps.

Crédit photo: Maxime Noyon.