Comprendre les représentations politiques et culturelles de ce peuple de Méditerranée nécessite une relecture des rapports de force internes et des influences impérialistes externes qui ont de tout temps façonné la mémoire collective et une organisation propre de cette communauté insulaire.

Objet de toutes les convoitises depuis l’Antiquité pour sa situation stratégique au carrefour de routes commerciales maritimes, la Corse intègre très tôt les États de l’Église. Le Vatican va utiliser la Corse comme zone tampon entre quelques puissances dominantes en Méditerranée. Si le Vatican a d’abord octroyé dès 1077 la Corse à la riche cité marchande toscane de Pise, puis en 1217 une investiture partielle de l’île à la République de Gênes, le Pape Boniface VII donnera en 1297 le Royaume de Corse en fief perpétuel à la Couronne d’Aragon. Cette concurrence entre impérialismes pisan, génois et aragonais va exacerber les tensions et les guerres d’influences entre seigneuries féodales corses.

De la révolution antiféodale de 1359 aux guerres de libération nationale du XVIIIe siècle.

En 1359, las des guerres intestines et de l’exploitation féodale, notamment symbolisée par le poids de l’impôt, les communautés villageoises de l’intérieur de l’île vont se soulever d’abord contre les taxes et raser un grand nombre de petits châteaux seigneuriaux. Avec à leur tête Sambucucciu d’Alandu ils vont se rendre à Gênes où le Parti Populaire venait de prendre le pouvoir, pour reprendre à leur compte un mode d’organisation politique communale  « a Popolo e Comune ». 40 % de la superficie de l’île, dont les régions les plus peuplées, seront administrées sous ce régime de « Terra di u Cumunu » (Terre du Commun, c’est-à-dire partagées en commun). En opposition aux seigneuries féodales restantes, ces communautés mettront en place des assemblées prédémocratiques et une gestion collective des terres en commun. Le reliquat forestier de ces terres collectives corses ne sera reconnu sur le plan juridique par la France qu’en 1852 (Accords Blondel).

La République de Gênes, à nouveau aux mains des banquiers et marchands ligures, bénéficie alors de son implantation en Corse pour asseoir progressivement sa domination de l’île en en chassant les derniers alliés insulaires de la Couronne d’Aragon. Cette pacification est particulièrement meurtrière et s’oppose militairement aux intérêts liés de la Couronne de France et du Duché de Toscane sous l’ère des Médicis. Gênes entreprend ensuite au XVIIe siècle une réforme agraire en Corse qui augmente très fortement les types de production agricoles et les rendements de l’île (« la coltivazione »). Dans le même temps, les élites corses sont représentées dans un conseil spécifique (Les Nobles douze) placé sous l’autorité d’un gouverneur génois. Une césure profonde s’installe entre les colons génois retranchés dans quelques citadelles littorales appelées présides et la population corse désignée sous le terme péjoratif de « Castagnari » (bouffeurs de châtaignes). En 1684, Louis XIV fait raser les trois quarts de la ville de Gênes par un intense bombardement naval, et l’année suivante, les représentants Génois seront publiquement humiliés à Versailles. Cette fragilisation de la République de Gênes sur la scène internationale réveille et conforte un sentiment anti-génois dans l’île. Il favorise l’élaboration d’une conscience de soi en tant que communauté insulaire devant agir au mieux au nom de ses propres intérêts.

En 1729, une trop forte pression fiscale exercée par Gênes contre les Corses et quelques incidents avec les collecteurs génois provoquent un soulèvement populaire, suivi d’une confrontation armée qui précipite la Corse dans un cycle révolutionnaire.

1729-1769 : de la crise révolutionnaire à l’émergence d’une République corse

D’abord réticents à l’idée d’affronter la République de Gênes, les notables corses n’ont d’autres choix que de rejoindre la révolte populaire. De fait, l’influence territoriale génoise en Corse se limite alors à ses quelques villes littorales fortifiées et quelques communautés pro-génoises. Le peuple corse durant un quart de siècle, va convoquer des « Cunsulte » (Assemblée Constituante permanente) et ses représentants oscillent entre une volonté d’émancipation nationale naissante, le souhait d’une autonomie renforcée au sein de la République de Gènes ou encore la mise sous la protection plus avantageuse d’une puissance étrangère. C’est durant ces « Cunsulte » que les travaux constitutionnels et la référence à un « peuple gouverné par lui-même » émergent. La France, sollicitée par Gênes, va alors opter pour la stratégie du Cardinal de Fleury élaborée en 1735 : « Envoyons des troupes, moins pour secourir les Génois que pour peut-être tourner à notre profit la sédition et les malheurs de la Corse ». Elle se matérialise par une première intervention militaire française en 1739.

En avril 1755, Pasquale Paoli, de retour d’Italie, assiste à l’écriture de la constitution républicaine du « Regno di Corsica » (en référence au statut juridique assigné par le Vatican).

Élu à la tête du pouvoir exécutif, il fera de la Nation corse un petit État Indépendant avec tous ses attributs régaliens : un gouvernement, une capitale, un parlement, une cour de justice, une armée régulière, une monnaie, une marine de guerre, une médecine, une université, etc… Il faut d’abord deux années de guerre civile pour vaincre le parti pro-génois insulaire. La France déploie alors à plusieurs reprises des troupes dans les citadelles génoises pour empêcher les Corses de s’en emparer.

Choiseul, Premier ministre de Louis XV, feint de négocier avec le gouvernement de la Corse la reconnaissance officielle du Royaume de Corse en échange de deux ports fortifiés en Corse. Puis il finit par exiger le Cap Corse entier dans le but de faire échouer ces négociations, qui ne sont qu’un leurre dans l’attente de la préparation de l’invasion militaire de l’île. Au mois de mai 1768, les Corses découvrent qu’ils ont fait l’objet d’un marchandage ; par le Traité de Versailles liant la Cour de France à la République de Gênes, Gênes cède sa « souveraineté » théorique à la Cour de France en échange de la pacification de l’île, dont elle peut recouvrer la souveraineté en échange du paiement des coûts de l’intervention militaire. Bien évidemment, ce traité n’est pas encore aujourd’hui enregistré au Bureau des traités de l’ONU. On en comprend aisément la raison.

1768-1815 : Guerre et pacification coloniale

Le 22 mai 1768, l’ordre de mobilisation générale est déclaré en Corse et les premiers affrontements débutèrent au mois d’août. Le commandement français diffuse un message en italien et en français précisant que tout village corse qui résisterait serait brulé et soumis au pillage. L’ordre est suivi à la lettre avec son cortège d’atrocités. La campagne de 1768 est défavorable aux troupes françaises pourtant supérieures en nombre, avec une terrible défaite française à Borgu. La seconde campagne de 1769 emploie des moyens militaires hors normes et écrase militairement la République corse en six semaines. Aucun traité de capitulation n’est signé par le gouvernement de la Corse qui s’exile aux deux tiers avec deux mille partisans en Toscane et en Piémont-Sardaigne. Les foyers de résistance armée corse perdurent jusqu’en 1783. Le Vatican propose à Choiseul de récupérer la Corse en échange du Comtat venaissin en France. La campagne de Corse ayant coûté plus de dix millions de livres, Choiseul estime que cet échange n’est pas intéressant et justifie le maintien sous contrôle français de la Corse par son intérêt stratégique pour le commerce vers le Levant.

La pacification militaire de la Corse s’est déroulée en plusieurs phases et des révoltes de grande ampleur ont été écrasées en 1774, 1798, 1800, 1808 et 1815. Ces opérations ont engendré plusieurs villages martyrs en Corse. Le 6 juin 1808, 167 corses de 16 à 76 ans, issus du même village (Isulacciu-di-Fiumorbu) sont déportés au bagne d’Embrun où 85 % périssent et sont jetés dans une fausse commune dans « le champ des Corses ». Le peuple corse a donc bien été intégré par le feu, le fer et le sang à l’espace français dans la plus pure tradition coloniale. Toute autre interprétation relève du révisionnisme.

Ce qui diffère, par exemple, avec l’Algérie dans le processus de pacification est la façon dont l’administration coloniale s’est comportée par rapport au peuple colonisé. Suivant le modèle des Anglais vis-à-vis des Écossais, elle a intégré les élites tout en détruisant les structures économiques et socioculturelles collectives de la paysannerie. Les terres en commun ont été incorporées dès l’annexion au domaine royal, faute de titres de propriété, réduisant des familles entières au plus grand dénuement. Les indigènes corses ont été employés par la suite très largement dans les autres colonies pour encadrer d’autres indigènes, Algérie comprise.

1789-1793 : Le rendez-vous manqué de la Révolution française

Le 30 novembre 1789, l’Assemblée constituante française vote de façon unilatérale l’intégration de la Corse à l’Empire français, en violation des traités internationaux existants.

Adulé dans un premier temps par la Convention en héros de la Liberté, Pasquale Paoli est autorisé à retourner en Corse où il occupe les fonctions de Président du Directoire et Commandant en chef de la Garde nationale. Alors partisan des idées de la Révolution et favorable à une autonomie de la Corse dans ce cadre, il donne de nombreux gages de loyauté. En juin 1791, Paoli et 7 000 gardes nationaux répriment durement à Bastia un mouvement initié par « les prêtres ignorants et fanatiques fauteurs de despotisme ».

Demeure la question des Bien nationaux, c’est-à-dire des anciennes terres en commun captées par les colons et aristocrates français. La petite paysannerie paoliste espère une restitution pure et simple de son bien commun. Des notables ruraux arrivistes voient là l’occasion de rafler la mise sur de vastes étendues de terres agricoles dont ils se sont emparés lors des ventes aux enchères. Ces derniers montent ensuite une cabale politique (cf. l’expédition de Sardaigne) contre Paoli, ce dernier étant désigné comme un traitre. Le 22 mai 1793, une Consulte de 1001 députés corses acte la rupture avec la Convention, avec le mot d’ordre « La Liberté ou la Mort ». La néo-bourgeoisie corse à l’origine de cette guerre civile, et ses clientèles, sont toujours restées par la suite très soudées au pouvoir parisien quels que soient les régimes.

Article publié par L’Anticapitaliste.