« Démilitariser » l’Ukraine ?

Tout montre que Poutine veut soumettre toute l’Ukraine. Et qu’il va le faire de la même façon sanglante, barbare qu’en Tchétchénie (destruction totale de la ville de Groznyi, la capitale, en 1999-2000) et plus récemment, en 2016, en Syrie (destruction par l’aviation russe de la ville d’Alep et d’autres). L’objectif déclaré de l’invasion est de « démilitariser » l’Ukraine, ce qui signifie qu’il veut écraser le peuple ukrainien de manière définitive et transformer ce pays en protectorat ou colonie de Moscou. Malgré l’énorme déséquilibre des forces et de l’armement ukrainien face à l’armada du Kremlin, la résistance héroïque de l’armée ukrainienne et de la population a visiblement surpris Poutine et ses généraux, faisant apparaître les premiers signes de démoralisation des jeunes soldats russes, à qui aussi on a caché le véritable but de leurs « exercices ».

Depuis sept jours que durent les bombardements et l’encerclement progressif des principales villes, on voit une extraordinaire mobilisation populaire pour les défendre, avec barricades, coktails Molotov, apprenant à se servir des armes, avec des milliers de travailleurs ukrainiens en Pologne et dans le reste de l’Europe en train de rentrer au pays pour participer à sa défense. C’est un démenti cinglant apporté aux fantasmes chauvins grand-russes de Poutine, pour qui la nation ukrainienne n’existerait pas, puisqu’elle serait en fait…russe. Ce qui, selon lui, légitime l’invasion et la guerre contre l’Ukraine.                 

Il a déjà établi des listes des personnalités qu’il voudra faire arrêter ou assassiner, afin d’installer à Kiev un gouvernement fantoche. Ainsi, des centaines de mercenaires du sinistre groupe Wagner et des troupes d’élite du dictateur Kadyrov  (les « kadyrovtsy », hommes de Kadyrov, connus pour leur cruauté à l’encontre des opposants et la population ) seraient à Kiev en train de chercher le président Volodomyr Zelenski, qui combat courageusement avec son peuple et coordonne la résistance. Quant à la Biélorussie voisine, elle est déjà depuis quelques semaines transformée en protectorat de fait, puisque c’est de son territoire que l’armée russe attaque l’Ukraine par le nord.

« Dénazifier » l’Ukraine ?

Le deuxième objectif déclaré de l’invasion est de « dénazifier » l’Ukraine. C’est bien sûr une calomnie répugnante à l’encontre du peuple ukrainien et de leur président Zelensky  –  dont une partie de la famille, d’origine juive, à péri pendant l’Holocauste. Mais cette calomnie ignoble vise à obtenir le soutien, ou au moins la neutralité tacite, des citoyens de Russie  –  et hélas aussi d’une partie de la gauche dans les pays occidentaux  –   en entretenant les chimères paranoïaques, répétées depuis des dizaines d’années par la propagande russe, sur une Ukraine prétendument « fasciste » qu’il serait donc légitime d’écraser par les armes.

Disons seulement que, suivant ce que rapporte le ‘Kharkiv Human Right Protection Group’, une très ancienne association de défense des droits humains, les dirigeants juifs ukrainiens se sont fermement alignés sur le gouvernement et contre l’invasion russe.  Le Grand Rabbin d’Ukraine, Yaakov Bleich, a même signé – avec d’autres chefs religieux ukrainiens – une lettre ouverte appelant la Russie à cesser son agression contre l’Ukraine. La lettre appelle les Russes et les Ukrainiens à ne pas croire « la propagande qui enflamme l’hostilité entre nous ».

L’impérialisme néofasciste russe

Avec cette calomnie Poutine agit tel un voleur qui crie au voleur. En effet, les deux organisations fascistes ukrainiennes, Swoboda et Pravyi Sektor ne représentent que 1,5 % des voix aux deux dernières élections présidentielles en 2014 et 2019, et n’ont qu’un seul député au parlement qui en compte 450. Par contre, Poutine, lui, adulé par toute l’extrême droite en France et en Europe, est entouré par une pléiade de partis, groupes et politiciens fascistes, dont le LDPR du nationaliste violent Jirinovski. L’un des principaux idéologues de toute cette mouvance d’extrême droite, le philosophe Alexandre Douguine, fut entre autres co-fondateur avec l’écrivain Edouard Limonov du bien nommé Parti National-Bolchévique en 1993. Il conserve une grande influence dans les sphères du pouvoir, avec sa stratégie « eurasiste »  –  d’une Russie-Eurasie dont la pièce maîtresse serait précisément l’Ukraine rattachée à la Russie.

On peut craindre que l’objectif suivant de Poutine, une fois l’Ukraine occupée, décapitée et paralysée, serait de déclencher une vaste épuration ethnique en vue d’une russification du pays. C’est quelque chose que le Kremlin a déjà essayé de réaliser dans le passé, notamment sous Staline, par des purges massives, des déplacements et déportations des peuples et populations entières (Tatars de Crimée et d’autres). Poutine poursuit la même politique impérialiste d’oppression coloniale.

L’impérialisme américain et ses alliés européens

Le deuxième impérialisme  –  américain et ses alliés, les impérialismes dépendants français, allemand et britannique  –  essaye de s’opposer au premier. Contrairement à ce qui se dit souvent à gauche en France et dans l’Union européenne, Poutine n’a pas décidé la guerre contre l’Ukraine parce qu’il y aurait un prétendu danger d’intervention de la part de l’Otan. L’Otan et les USA ont toujours déclaré qu’ils n’interviendront pas en Ukraine. D’ailleurs, les soldats de l’Otan disséminés dans les pays de l’Est membres de l’alliance ne sont que quelques milliers à peine. Bien que leur nombre augmente un peu dernièrement, c’est une dissuasion assez modeste, avec quelques batteries Patriot de missiles antimissiles défensifs et des avions de surveillance en Pologne, en Roumanie et dans les Pays Baltes. C’est une présence quasi symbolique, juste pour rassurer les pays de l’Est qui en étaient très demandeurs par peur du Kremlin.

La responsabilité de l’Otan consiste par contre dans le fait qu’elle ne s’est pas dissoute en 1990-91, comme elle aurait dû le faire avec la dislocation du « bloc socialiste » et de son Pacte de Varsovie. C’était pourtant une chance historique pour mettre fin à la confrontation entre les deux « blocs ». L’Otan a continué, et a fini par accepter les demandes d’adhésion des dix peuples, lesquels, devenus libres, cherchaient ainsi une protection durable contre leur vieil oppresseur russe  –  tsariste d’abord, stalinien ensuite. On les comprend, au vu de leur histoire douloureuse, mais les faits montrent qu’ils risquent maintenant de se retrouver, une nouvelle fois, au milieu d’un conflit entre les grandes puissances.

Les pays de l’Ouest envoient des armes défensives, ce que réclament les Ukrainiens, dont l’armée est tragiquement sous-équipée. Mais  – il faut le dire clairement  – en quantités bien insuffisantes et de manière encore très hésitante, bien qu’une accélération importante des livraison est en train de s’opérer ces derniers jours. Et encore il faudra voir si ces armes ne vont pas s’avérer obsolètes, comme ce fut souvent le cas par le passé pour d’autres peuples qui essayaient de défendre leur liberté en disposant de peu de moyens. Le refus initial de l’Allemagne et son envoi ridicule de 5000 casques ont été perçu par les Ukrainiens comme une gifle. Depuis, l’Allemagne a finalement décidé de fournir des armes défensives à l’Ukraine.

Poutine craint la contagion démocratique en Russie même

Non. Le principal danger que craint Poutine est sa hantise que le peuple russe lui-même ne suive l’exemple des grands mouvements démocratiques qui ont secoué ces dernières années les anciennes républiques dites « soviétiques », vassales de Moscou – comme l’Ukraine en 2013-2014, la Biélorussie l’année dernière et le Kazakhstan en janvier, et avant encore la Tchétchénie en 2000 ou la Géorgie en 2008. Poutine ne peut pas supporter que ces pays puissent vouloir suivre l’exemple de ceux qui ont adhéré à l’Union européenne, laquelle  – malgré ses graves défaillances sociales  – exerce une grande attraction auprès de tous ces peuples, et sert de contrepoids par rapport au Kremlin. C’est pour empêcher cela que le Kremlin est intervenu en Ukraine contre la révolution démocratique du Maïdan en 2013-2014, en annexant la Crimée et en faisant occuper le Donbass par des unités paramilitaires russes et diverses milices d’extrême droite ; c’est pour la même raison qu’il soutient son protégé Loukachenko en Biélorussie contre le mouvement démocratique ; et qu’il a liquidé presque toute l’opposition en Russie même, a laissé impunis les assassinats de dizaines d’opposants et journalistes indépendants, vient de dissoudre l’association Mémorial qui documente tous les crimes depuis l’époque stalinienne, etc.

Il faut une véritable campagne anti-guerre.

Un très bon exemple nous vient de la Grande Bretagne, de l’association Ukraine Solidarity Campaing, qui mobilise les syndicats, les députés et élus du Labour Party, etc. Nous avons signé leur appel, et il faudrait qu’on le diffuse maintenant dans le mouvement social. En France, PEPS publie un communique « Non à la guerre » bien orienté. De même, le Mouvement socialiste russe RSD fait parvenir à la gauche occidentale un appel important « Contre l’impérialisme russe, ne touchez pas à l’Ukraine »(1)Les trois appels sont reproduits à la fin de ce texte dans l’article sur Médiapart

Comme mots d’ordre, nous pourrions dire : Ni Moscou, ni l’Otan  – indépendance de l’Ukraine !  Retrait des troupes russes de l’Ukraine ! Paix en Europe ! Droit des peuples à l’autodétermination ! Pour une conférence internationale urgente sous l’égide de l’Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe (OSCE) et du Conseil de l’Europe, dont le rôle est quand même de protéger les droits humains, pour arrêter cette guerre.

Il faut également appeler à ce qu’on réponde aux demandes immédiates et urgentes des Ukrainiens, à savoir en premier lieu l’acheminement des armes en qualité et quantité suffisantes pour leur permettre de défendre leurs libertés et leur indépendance. Dire cela ne signifie nullement appeler, même indirectement, à une intervention des soldats de l’Otan sur le territoire ukrainien, car cela créerait immédiatement le risque d’un affrontement militaire direct entre « deux blocs », deux puissances nucléaires. D’autant plus que la récente mise en alerte des forces nucléaires russes montre que, pour assouvir ses fantasmes de nationaliste grand-russe, Poutine est même prêt à menacer l’Europe et le monde d’une attaque atomique.   

Il s’agit uniquement  –  mais c’est déjà essentiel  –   d’aider le peuple ukrainien à se défendre efficacement face à l’invasion des troupes russes en lui fournissant les armes, l’argent et les moyens matériels nécessaires. D’ailleurs, la Charte des Nations Unis prévoit ce genre de circonstances dans son article 51 : « Aucune disposition de la présente Charte ne porte atteinte au droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un Membre des Nations Unies est l’objet d’une agression armée, jusqu’à ce que le Conseil de sécurité ait pris les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationales. » Et dès l’Article 1 qui définit les buts des Nations Unies, dans le pt. 2, la Charte proclame le but de : « Développer entre les nations des relations amicales fondées sur le respect du principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, et prendre toutes autres mesures propres à consolider la paix du monde; »

Certains secteurs de la gauche, tout en condamnant l’invasion de l’Ukraine et appelant au retrait des troupes russes, s’opposent à toute livraison d’armes à l’Ukraine, car ce serait « soutenir les militaristes, les va-t-en guerre ». Le rappel des conséquences tragiques de la politique d’embargo sur les armes (appelée à l’époque « non intervention ») à l’Espagne républicaine en 1936-39, contre l’armée fasciste de Franco aidée par Hitler et Mussolini, devrait nous faire réfléchir, nous tous qui sommes de gauche aujourd’hui en Europe. Tout comme le refus des Alliés d’envoyer des armes aux insurgés du Ghetto de Varsovie en 1943, ou à l’insurrection populaire de Varsovie contre l’occupation nazie en 1944 ; ou encore, à l’opposition démocratique syrienne et son Armée syrienne libre, dont les représentants venus à Paris au Sénat en 2013 répétaient qu’ils ne voulaient pas du tout que les soldats de l’Otan interviennent sur place, car disaient-ils « nous savons nous battre nous mêmes, mais nous avons besoin d ‘armes, d’argent, de moyens ». Exactement ce que disent les Ukrainiens aujourd’hui.

Bien sûr, nous devons dire que nous sommes pour la dissolution de l’Otan, mais nous devons en même temps comprendre pourquoi l’Ukraine et les pays de l’Est – au contraire –  voient l’Otan comme une planche de salut face à l’impérialisme russe. Une planche pas très sûre d’ailleurs, comme vient de le constater amèrement le président ukrainien Zelensky, déplorant que « l’Ukraine a été laissée seule à se battre face à la Russie. ».

Une telle dissolution ne pourrait intervenir que dans le cadre d’un accord européen global de dissolution simultanée des deux blocs, donc également du bloc autour du Kremlin (OTSC, Organisation du traité de sécurité collective). Un accord prévoyant le retrait simultané, supervisé par l’OSCE et le Conseil de l’Europe, des troupes russes de l’Ukraine et des troupes de l’Otan des pays de l’Est, ainsi que, à plus long terme, le désarmement général, simultané et réciproque en Europe, à commencer par l’armement nucléaire. Un tel nouvel accord de sécurité et de coopération en Europe, bien qu’il puisse paraître utopique dans l’immédiat, serait l’unique façon d’assurer de nouveau la confiance et la sécurité à tous les pays d’Europe  –  à l’Ukraine en premier lieu, mais aussi au peuple russe. Il va sans dire qu’en ce qui concerne l’ONU, la condition première pour que celle-ci puisse jouer de nouveau son rôle de force de paix est d’abandonner enfin la règle paralysante de l’unanimité et du droit de véto dont jouissent les cinq grandes puissances au Conseil de sécurité.

Trois autres mots d’ordre seraient importants aussi : 1) Pour des sanctions frappant les gigantesques fortunes cachés à l’Ouest de tous les oligarques russes sans exception, à commencer par celle de Poutine lui-même estimée en milliards de dollars, leur confiscation et leur utilisation comme réparations pour les dommages causés par l’invasion russe. 2) Pour l’effacement sans conditions de la dette extérieure de l’Ukraine. 3) Pour que les pays occidentaux ne conditionnent pas l’aide financière et économique à l’Ukraine de la mise en place des politiques d’austérité et d’ajustements structurels chers au FMI.

Je terminerai en disant qu’il faudrait voir les possibilités de renouer, réactiver le mouvement alterglobaliste. Par exemple, convoquer en urgence une réunion extraordinaire du Comité international du Forum social mondial (FSM), et préparer un Forum social européen (FSE) extraordinaire, afin de re-impliquer les mouvements sociaux en Europe de l’Ouest et de l’Est. Ensemble pour une autre Europe – sociale, démocratique, pacifique, basée sur le droit à l’autodétermination de tous les peuples sur le continent. C’est le moment de l’essayer, je crois.

Article publié sur Médiapart.
Photo de Matti provenant de Pexels.

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