Le tonitruant Bart De Wever vient de se prononcer pour la fusion de la Flandre et du Royaume des Pays-Bas, une idée qui avait fleuri au sein du nationalisme flamand et chez quelques Hollandais dans la première moitié du siècle passé. On rêvait d’un royaume plus grand et plus fort dans le concert des nations européennes. D’où venait cette idée ?
Le nationalisme est par nature irrédentiste(1)L’irrédentisme est le nationalisme défendant le rattachement à un État de certains territoires devant, à ses yeux, légitimement l’être, par exemple parce qu’ils en ont autrefois fait partie ou parce que leur population est considérée par ces nationalistes comme historiquement, ethniquement ou linguistiquement apparentée. : la nation n’est jamais assez grande, ni assez peuplée. La soi-disante idée Grand-Néerlandaise (Groot-Nederlandse Gedachte), car il ne s’agissait que d’une idée, cherchait, comme toute idéologie nationaliste, sa justification dans le passé et de préférence dans un passé lointain. On se référait évidement au Comté de Flandre, mais avec encore plus de fierté aux Pays-Bas bourguignons, les « pays de par deçà », qui devinrent suite à la mort de Marie de Bourgogne en 1482 une possession habsbourgeoise très convoitée, aussi bien pour sa richesse que pour sa culture.
L’historien Johan Huizinga consacra en 1919 une étude à la culture bourguignonne qui fit le tour du monde, L’Automne du Moyen Âge, également traduit sous le titre Le Déclin du Moyen Âge. Un autre historien Néerlandais de renom, Pieter Geyl, justifiait son Grand-Néerlandisme avec des arguments ethno-culturels : la « stamverwantschap » des populations de la région. Ce terme qu’on pourrait traduire par « parenté de souche », considère que les populations de langue germanique sont les descendants d’un même tronc (« stam ») thiois. Il y consacrera entre 1930 et 1937 quatre volumes sous le titre Geschiedenis van de Nederlandse stam.
Geyl, qui n’était pas un homme de droite, entretenait de bonnes relations avec des gens de droite qui poursuivaient le même but grand-néerlandais. C’est surtout en Flandre que cette idée occupait l’esprit des nationalistes frustrés, comme l’historien d’obédience fasciste Robert Van Roosbroeck ou le poète expressionniste et nazi Wies Moens, ex-membre du Verdinaso. Le parti VNV (Union Nationale Flamande), aussi bien qu’un nombre d’organisations de jeunesse avaient d’ailleurs inscrit l’unité thioise(2)Le nationalisme thiois est un mouvement politique irrédentiste voulant la création d’un pays basé sur la langue néerlandais appelé Thiogne (Dietsland en néerlandais) ou Grande-Néerlandaise (Groot-Nederland) et comprenant les Pays-Bas actuels, la Flandre belge, Westhoek français et des territoires allemands. dans leur programme.
Joris van Severen (1894-1940), le dirigent du Verdinaso (Vereniging van Dietse Nationaal Solidaristen – Association des Solidaristes Nationaux Thiois) rêvait d’un nouveau royaume bourguignon constitué non seulement des pays de par deçà (les Pays-Bas) mais aussi des pays de par-delà (la Bourgogne), avant de changer de cap en 1934 en rejetant son anti-belgicisme radical pour une Belgique dirigée par le roi Léopold III aux idées autoritaires. Ce revirement belgicain n’était pas du goût des nationalistes flamands qui continuaient à caresser le rêve d’une nation des peuples thiois Flamands, Hollandais, Frisons et Afrikaander, tout en en excluant les habitants francophones des Pays-Bas (Brabançons, Hennuyers et autres Wallons). Car selon les conceptions romantico-nationalistes « la langue est tout le peuple », et puisque les thiois utilisent la même langue de culture, il forme un peuple… Car la langue abrite l’âme du peuple, CQFD !
Le nationalisme considère la formation d’une État-nation non comme le résultat d’une décision politique consciente en relation avec une situation sociale spécifique, mais comme le résultat d’un développement naturel, inévitable et nécessaire d’une parenté de souche ethnique. Les rêveurs thiois imitaient en cela les historiens nationalistes belges qui situaient l’origine profonde du royaume de la Belgique chez les Anciens Belges, « nos ancêtres les gaulois ». Nos patriotes exigeaient après la Première Guerre Mondiale le rattachement à la Belgique du Grand-Duché du Luxembourg, de certaines régions d’outre-Rhin et du royaume des Pays-Bas. Les grandes puissances leur ont accordé Eupen et Malmédy en les envoyant balader pour le reste.
La conception romantico-nationaliste est par nature téléologique : le résultat final du développement historique est déjà inscrit dans un passé lointain plutôt mythique. Mais quelle force mystérieuse dirige donc ce développement vers la forme finale d’un État-nation ? Est-ce l’âme du peuple, le sang, la Providence ou la réalisation de l’idée absolue chère au penseur Hegel ? Cette conception téléologique s’applique même à une nation comme la Confédération helvétique où cohabitent pourtant quatre langues officielles et où on pratique trois religions différentes, le catholicisme, le calvinisme et le zwinglianisme. L’unité suisse est basée non pas sur une langue commune, mais sur les libertés cantonales symbolisées par les flèches et l’arc de Guillaume Tell, figure mythique de la résistance au pouvoir habsbourgeois et immortalisée par des artistes du Sturm und Drang ou romantiques comme Friedrich Schiller ou Gioacchino Rossini. Pour un matérialiste cynique, le nationalisme suisse est plutôt basé sur la neutralité bancaire du pays et la xénophobie confédérale des citoyens qui en profitent. Mais revenons aux Pays-Bas et à monsieur Bart De Wever.
Le dirigeant de la N-VA n’a pas la vie facile en ce moment. Son parti a perdu des voix lors des dernières élections, concurrencé sur sa droite par le Vlaams Belang, et la population se pose des questions sur la capacité, pour un petit pays fédéralisé à l’extrême, à résoudre les problèmes posés par l’épidémie de la Covid et les catastrophes écologique et climatique annoncées. BDW cherche de nouveaux moyens pour propager et renforcer ses idées nationalistes et séparatistes.
En tacticien expérimenté il lance de temps en temps une idée dans ce but. Il a ainsi crié haut et fort après les élections que le nationalisme flamand rassemble toujours la majorité des voix dans le nord du pays, en tout cas en y ajoutant les voix du VB, escamotant ainsi les pertes de son parti. Ensuite il a avancé l’idée d’un nouveau « coup de Loppem(3)Le coup de Lophemest un épisode politique belge ayant eu lieu au Château de Lophem, qui a permis le suffrage universel masculin en Belgique, qui autorise les coalitions d’ouvriers, qui étendra quelques lois sociales mais qui a également donné le droit aux néerlandophones d’établir un enseignement supérieur en néerlandais. Il fut comparé par les catholiques à un coup d’état, d’où son nom, vu son caractère inconstitutionnel. » de 1918, la décision non constitutionnelle d’accorder le droit de vote à tous les mâles du royaume, un nouveau coup pour agrandir et approfondir la démocratie. Aujourd’hui il lance l’idée d’une possible unification (confédéraliste ?) de la Flandre et du Royaume des Pays-Bas. Mais quelle est donc cette idée grandiose, à l’allure prophétique, sortie tout droit du cerveau en ébullition d’un dirigeant Flamand ?
Et où en est concrètement l’idée Grand-Néerlandaise ? Après quatre siècles de développement séparé, le nord et le sud des « pays de par deçà » ont connu un développement culturel différent, parallèlement à un développement économique et politique différent : commercial au nord, industriel au sud. Les clichés sur l’avarice sordide du Hollandais et la bêtise congénitale du Belge en sont le témoignage caricatural. Le sentiment identitaire au nord est bien différent de celui au sud. Des institutions comme la sécurité sociale et le syndicalisme différent également. Même la langue parlée diffère culturellement entre le nord et le sud. L’idée qu’une seule littérature unit les deux régions est fortement exagérée. Un écrivain belge comme Louis-Paul Boon exprime une réalité sociale bien différente de celle exprimée par Harry Mulisch. Il y a actuellement certainement une confluence des deux littératures, mais il s’agit d’un plat unique à la sauce de l’égolâtrie, de la « création littéraire » (creative writing) et de l’adaptation au kitsch du marché littéraire international. Car là aussi, la globalisation capitaliste frappe. Ce qui unit aujourd’hui réellement les deux peuples, c’est surtout l’idéologie néolibérale dominante, accompagnée d’islamophobie et d’une pensée conservatrice et réactionnaire.
Si BDW rêve d’un royaume thiois il le fait à partir du néolibéralisme, le seul moyen disponible mais insuffisant pour réaliser son projet. Bon, il se peut qu’il n’y croie pas vraiment. En tant qu’intellectuel, et de par sa formation d’historien, il doit bien réaliser que le Grand-Néerlandisme est irréaliste. Mais on ne sait jamais. Le plomb idéologique nationaliste flamand pèse de tout son poids sur les cervelles de ses représentants politiques !
Notes