À l’occasion du 150e anniversaire de la Commune de Paris, nos camarades Olivier Besancenot et Michael Löwy publient, au Merle moqueur, « Marx à Paris, 1871 : le cahier bleu de Jenny ». Nous nous sommes entretenus à cette occasion avec Olivier Besancenot.
Pour ce livre, vous avez choisi un « format » assez original, puisqu’il s’agit d’une fiction politique narrant une visite de Marx à Paris pendant la Commune. Pourquoi ce choix ?
Cela fait suite à une discussion avec Michael, et je crois que c’est Michael qui a eu l’idée en premier, avec l’objectif de faire quelque chose d’un peu décalé par rapport à ce qui s’est déjà fait et qui va se refaire à l’occasion du 150e anniversaire de la Commune. En gros il s’agissait de trouver quelque chose de parlant, d’original, pour mettre en scène la réflexion de Marx sur la Commune de Paris. Nous avons donc imaginé ce voyage clandestin, improbable, de Marx, emmené par sa fille Jenny, au sein de la Commune elle-même, avec des rencontres avec quelques-unes de ses personnalités, pour mettre en situation la réflexion politique de Marx sur la Commune. C’est en fait remarquable de constater à quel point cette réflexion s’est faite à chaud. Une réflexion pertinente à chaud (l’Appel à l’Internationale, la Guerre civile en France), mais aussi un questionnement politique, stratégique, global. C’est une des grandes forces de Marx : être capable de comprendre que du jaillissement des événements eux-mêmes peut naître un processus d’émancipation qu’on n’a pas forcément imaginé sur le papier, dans des clubs de réflexion, ou même dans les bureaux de l’Internationale. Les écrits de Marx sur cette fameuse force d’émancipation enfin trouvée quand il parle de la Commune sont extrêmement avancés par rapport à toute une série de secteurs du mouvement ouvrier, du mouvement révolutionnaire, avec même des intonations parfois plus libertaires que celles de certains libertaires. Une réflexion sur l’émancipation, sur la confrontation à l’appareil d’État, sur la nécessité de construire des formes de souveraineté politique, démocratique…
Justement, pour le dire de manière très synthétique : ça a changé quoi pour Marx, la Commune ?
Je dirais que c’est l’idée qu’il ne suffit pas que l’appareil d’État change de mains, d’un point de vue des classes sociales, pour changer la nature de l’État, en ce qu’il est un système oppressant, un « boa constrictor », pour reprendre la formule de Marx, qui étouffe la société civile et la démocratie. Et donc qu’il faut l’éteindre, aller vers l’extinction de l’État, et que l’une des pistes possibles pour cette extinction, c’est la politique en actes de la Commune : révocabilité des élus, plafonnement de la rémunération des élus et des magistrats, etc. Toutes ces politiques concrètes remettant en cause le cœur de la bureaucratie qu’est l’appareil d’État. Et avec la Commune il y a une amorce d’extinction, qui n’a pas pu voir le jour du fait de la durée de la Commune, mais une amorce tout de même, et ça Marx l’a tout de suite compris, l’a tout de suite analysé. Et cela aura des répercussions sur les réflexions de Marx, sur les débats et la culture du mouvement ouvrier de manière générale.
Marx suit tous les débats, ce qui se passe dans le monde, les situations sociales et politiques, et alors qu’il n’imaginait pas que l’insurrection viendrait de Paris, il va se plonger dans l’analyse de la Commune, immédiatement, alors qu’il est un peu pris de court et plongé alors dans une réflexion sur l’analyse du système capitaliste et de ses crises. Et ce qui est fort c’est de produire des analyses à la lumière de l’événement, de saisir la portée de l’événement.
Pour mettre en scène tout cela, vous imaginez donc des rencontres entre Marx et certaines personnalités de la Commune, à Paris, pendant l’insurrection. À la lecture on remarque une présence significative des femmes : Louise Michel, Élisabeth Dmitrieff, Nathalie Lemel, mais aussi bien sûr Jenny Marx qui accompagne son père. C’est une volonté de votre part de souligner particulièrement le rôle des femmes dans le soulèvement parisien ?
Ça n’a pas été forcément théorisé et construit mais on s’est rendu compte, au fur et à mesure des personnages concrets auxquels on pensait, que les femmes ont joué un rôle central dans l’histoire sociale et politique de la Commune. C’est le cas dès le début du soulèvement, avec la protection des canons contre leur reprise potentielle par les Versaillais dans les rues de Montmartre, à l’appel du comité de vigilance des citoyennes de Montmartre, autour de Louise Michel notamment. Mais c’est aussi le rôle et la place prises par les femmes, contre l’air du temps de l’époque, parce que le machisme avait toute sa place, même au sein de l’Internationale, dans les différents clubs révolutionnaires. Un événement révolutionnaire tel que la Commune, mais cela vaut pour tous les événements révolutionnaires, est le jaillissement de phénomènes qui couvent dans la société depuis des mois et des mois, voire plus, ce qui était le cas à Paris avec notamment une multitude de clubs révolutionnaires dans lesquels les femmes se sont de plus en plus impliquées. On peut aussi penser au siège de Paris par les Prussiens, durant lequel Nathalie Lemel a été, avec la coopérative « La ménagère » et le restaurant « La Marmite » au centre de la solidarité et de l’entraide populaires, pour venir en aide à quasiment 10 000 Parisiens qui crevaient de faim. Donc l’Union des femmes, qui va se constituer dans l’œil du cyclone de la Commune, est le produit de tout ce travail antérieur, et quand Élisabeth Dmitrieff [représentante de l’Internationale] arrive et participe à la fondation de l’Union des femmes, une grande partie de l’activité est déjà en cours, enracinée.
À propos d’Élisabeth Dmitrieff justement… C’est vrai que quand on pense aux « femmes de la Commune », c’est la figure de Louise Michel qui vient le plus souvent, en « oubliant » parfois, souvent même, Élisabeth Dmitrieff. Ce qui n’est pas le cas dans votre livre, où elle occupe une place importante, à la mesure de son rôle durant la Commune.
Moins connue que Louise Michel c’est vrai, et qui reste comme un nom qui évoque quelque chose mais on ne sait plus trop quoi. Or son nom, au-delà du combat féministe, de la lutte pour les droits des femmes au coeur de la Commune, avec l’Union des femmes, c’est aussi celui de l’autogestion. Élisabeth Dmitrieff et son action, c’est l’un des premiers exemples d’autogestion à cette échelle.
Dmitrieff influence autant qu’elle est le produit de la Commune. C’est une jeune Russe, immigrée, qui s’est entichée du roman Que faire ? de Tchernychevski. Un roman dont l’héroïne s’émancipe de son propre milieu fait de mariages arrangés et va s’inspirer des formes traditionnelles de mises en commun des biens et de la production existant dans certains localités de la paysannerie russe, ce que l’on appelle l’obchtchina, pour le transposer à des coopératives ouvrières. Cette lecture va enflammer Élisabeth Dmitrieff, qui va s’émanciper de son milieu, se politiser notamment au côté des réfugiés politiques en Suisse, où elle va rencontrer les marxistes, puis se rendre à Londres et rencontrer Marx, discuter avec lui… Kristin Ross a parlé de tout ça dans l’Imaginaire de la Commune. Et à l’arrivée Marx l’apprécie, la considère, au point de l’envoyer comme son émissaire à Paris lors de la Commune, pour qu’elle y soit ses yeux et ses oreilles.
Au bout de quelques jours elle se retrouvera à la tête de l’Union des femmes, au côté de Nathalie Lemel et d’autres, et son premier projet, qu’elle discute avec Léo Frankel, c’est de constituer des coopératives ouvrières autogérées, où les ouvrières se paient elles-mêmes, pour fabriquer par exemple les tissus pour les sacs de sable pour les remparts ou les uniformes de la Garde nationale. Donc Dmitrieff, c’est ça aussi, une expérience malheureusement elle aussi avortée du fait de la courte durée de la Commune.
Comment avez-vous choisi les différents personnages que Marx rencontre dans votre livre ? Avez-vous eu essayé d’avoir des critères pour donner une « vue d’ensemble » ou ces personnages se sont-ils imposés d’eux-mêmes ?
On n’a pas fait de casting, on l’a fait d’instinct je crois. Comme à chaque fois qu’on écrit ensemble, on s’est partagé les chapitres Michael et moi, et puis les noms se sont imposés, se sont additionnés… La question qu’on s’est posée, car c’est la limite du genre, c’est le risque de refaire une histoire de la Commune un peu trop « par en haut », avec des noms que l’on connaît déjà. Mais ce qui nous a guidés, c’étaient les écrits de Marx sur la Commune, donc on était obligés de suivre le fil des relations politiques que Marx avait, souvent à distance, à l’époque, et donc de le faire discuter avec ces personnalités.
Au total, un livre sur la Commune, sur la pensée de Marx, mais aussi un livre qui a vocation à dire des choses sur l’actualité ?
La Commune est une ode à l’émancipation, qui traverse le temps, et une bonne piqûre de rappel face à tous les travers bureaucratiques.
C’est aussi un moyen de se ressourcer dans l’internationalisme. Car oui, la Commune est née d’un soulèvement populaire contre le siège, l’avancée des troupes de Bismarck, et de la volonté de gagner la guerre. Mais parmi les grandes figures de la Commune, comme chez les Communards anonymes, il y avait des milliers et des milliers d’exiléEs, souvent politiques, mais aussi économiques, prussiens, italiens, polonais, russes… La Commune a été un acte internationaliste.
Et c’est aussi un moyen de se souvenir que notre histoire politique n’a pas commencé avec la révolution russe de 1917. Elle a des racines antérieures, et tous les débats qui ont irrigué le mouvement ouvrier international suite à l’écrasement de la Commune, en insistant notamment sur ce que les Communards n’avaient pas réussi à faire – s’emparer de la Banque de France, marcher sur Versailles, etc. – permettent de comprendre quelles étaient les obsessions politiques des Bolcheviks. On comprend mieux la fameuse danse dans la neige de Lénine le jour où la révolution russe a « tenu » un jour supplémentaire par rapport à la Commune.
À travers le temps, la Commune ce n’est pas seulement ses échecs, mais une source d’inspiration vivante, la première expérience d’émancipation et de pouvoir populaires, de pouvoir des exploités et des opprimés, avec toutes ses limites, mais qui parle au travers des décennies. Et on se rend bien compte que, 150 ans après, c’est une affaire non réglée avec les puissants : la Commune n’a toujours pas bonne presse dans la pensée dominante, et on voit à quel point la pensée versaillaise n’a pas disparu.
Propos recueillis par Julien Salingue pour L’Anticapitaliste.