L’Italie a été un des pays touchés les plus durement par la première vague du virus. Quelles conséquences sur les consciences et les mobilisations au sein de la société italienne. Entretien avec Franco Turigliatto, membre de Sinistra Anticapitalista.
Qu’a révélé la crise sanitaire en Italie ?
Nous avons assisté à l’effondrement du système national de santé, le résultat des politiques libérales (37 milliards d’euros de moins en 10 ans) et de la privatisation de grands secteurs de la santé, en particulier en Lombardie, où l’épidémie a été la plus violente. La pandémie a été abordée sans les outils nécessaires pour résister à son impact : les installations hospitalières (dont beaucoup avaient été abandonnées ces dernières années), le personnel médical et infirmier, les équipements nécessaires, même les plus basiques, tels que les blouses et les masques pour les travailleurs·euses de la santé, etc.
Le gouvernement national a pris une série de mesures tardives et/ou partielles (le confinement n’a jamais été vraiment total), cédant à plusieurs reprises au chantage des forces capitalistes qui voulaient maintenir les activités productives. Le rôle joué par les gouvernements régionaux, qui se sont montrés complètement pris au dépourvu et dépendants des intérêts privés, a été particulièrement néfaste. La Confindustria [association patronale] a été gravement coupable, empêchant la fermeture à temps d’un certain nombre de zones, d’où le virus s’était propagé, afin de maintenir les usines ouvertes et garantir les profits. Les effets ont été dévastateurs. Les patron·ne·s et leurs sous-fifres politiques ont des milliers de victimes sur la conscience.
Le gouvernement s’est attaqué à cette situation en distribuant quelques dizaines de milliards aux classes populaires et ouvrières pour éviter l’effondrement des revenus et d’éventuels soulèvements populaires, tout en accordant des ressources non remboursables beaucoup plus importantes aux petites et moyennes entreprises, mais surtout en finançant les grandes entreprises. Toutes ces liquidités apparaîtront bientôt comme une dette publique et nous savons déjà à qui ils voudront la faire payer. Le projet de la bourgeoisie, des médias, du gouvernement et des partis d’opposition peut se résumer ainsi : dire que tout doit changer, alors que nous nous efforçons de faire en sorte que tout reste comme avant, voire pire qu’avant, dans le cadre du capitalisme néolibéral.
Il y a différentes hypothèses en cours de discussion au niveau mondial concernant la prise de conscience politico-sociale après la crise par de larges couches de la population. Vois-tu une possibilité d’organiser ces larges secteurs en Italie aujourd’hui ?
La crise sanitaire a mis en évidence toutes les contradictions et les désastres de ce système économique, de la propriété privée, des réductions des dépenses sociales publiques dans des secteurs fondamentaux de la société. Soudain, l’État est redevenu bon et tout le monde a demandé son intervention pour éviter la catastrophe économique et sanitaire totale. De nombreux sujets et personnes ont dû dire (au moins pendant un court moment) que les choses devaient changer. De larges secteurs populaires ont repris les propositions alternatives aux propositions libérales dominantes, sur la défense des biens publics et l’intervention de l’État, etc. Ce processus alternatif à la logique libérale n’est cependant là qu’en puissance. La contre-offensive bourgeoise a déjà commencé à tuer dans l’œuf ces dynamiques et à réaffirmer les valeurs sacrées du capital et du profit.
Les dirigeant·e·s syndicaux·ales demandent un pacte social aux entreprises, alors que les patrons ont fait savoir qu’ils veulent tout ; la droite et l’extrême droite descendent déjà dans la rue pour polariser le mécontentement social. Les secteurs populaires déjà pauvres et encore plus appauvris sont affamés et demandent des revenus et du travail. Il serait décisif que la classe ouvrière puisse se mobiliser en exprimant un programme de défense des salaires, de l’emploi, de la répartition de l’emploi pour garantir un travail et un revenu pour tou·te·s, d’interventions publiques fortes pour relancer la santé et le bien-être.
Il y a certes un potentiel positif déjà exprimé dans les grèves pour forcer la fermeture d’entreprises pour des raisons de sécurité ; il y a aussi des mobilisations antiracistes, et la relance de certaines mobilisations environnementales.
Dans les semaines qui ont suivi la fin du confinement, une série de mobilisations se sont développées sur les questions les plus diverses dans le pays, dans le cadre des mesures de sécurité nécessaires : certaines concernaient le domaine scolaire ; d’autres dénonçaient une série d’institutions et d’associations patronales, pointées du doigt pour la propagation de la pandémie. D’autres encore visaient le racisme, dans la foulée du mouvement étatsunien Black Lives Matter, mais aussi la régularisation des migrant·e·s. Certaines exprimaient une solidarité envers la Palestine ou le Kurdistan, d’autres, de nature plus syndicale, concernaient des usines en crise et la défense du lieu de travail, la défense des salaires et le paiement du chômage technique, sans oublier les nombreux petits conflits syndicaux locaux et les mobilisations portées par l’antifascisme.
Quelles sont les tâches de l’anticapitalisme selon toi aujourd’hui ? Vois-tu une possibilité dans la crise à venir de construire un anticapitalisme plus large et plus implanté dans les classes travailleuses ? Les forces de la gauche anticapitaliste devraient jouer un rôle central, à condition d’agir de manière convergente et efficace pour être crédibles auprès des classes ouvrières et populaires. L’avenir dépend de cette capacité : rendre crédible l’existence d’une proposition politique alternative, opposée à toutes les orientations qui, d’une manière ou d’une autre, défendent les intérêts de la classe dirigeante.
Les forces du syndicalisme de classe sont très divisées et dispersées. La gauche alternative existe et compte toujours un nombre important de militant·e·s, bien que moins nombreux·euses que par le passé. Elle est également présente dans de multiples secteurs sociaux. Mais après la crise du Parti Rifondazione Comunista, elle est plombée par une insignifiance politique grave et persistante. Cela tient non seulement à son extériorité vis-à-vis des institutions et à l’occultation par les médias de ses activités et de ses propositions, mais aussi à la division et à la compétitivité de ses sigles et aux erreurs commises à certains moments cruciaux de la lutte des classes.
La construction d’une unité d’action, de moments communs de campagne politique, la recherche constante de convergences possibles sont des outils indispensables pour tenter de sortir de cette insignifiance et devenir protagoniste, même minoritaire, de la confrontation politique et sociale. Au cours des derniers mois, diverses initiatives ont été et sont en cours dans ce sens. Les organisations de la gauche radicale lancent la campagne unifiée « Reconquérir le droit à la santé » pour la défense et la relance de la santé publique.
L’hypothèse possible et la plus efficace devrait être celle d’un forum politique et social (comparable à ce qui s’est passé au début du siècle avec les forums sociaux altermondialistes) des organisations de classe de gauche, ouverts aux travailleurs·euses, aux étudiant·e·s et aux élèves, un mouvement pluriel dans lequel nous pourrions avancer ensemble sur des points communs et poursuivre la discussion sur nos désaccords, sans forcer le pas et en garantissant une égale dignité aux différentes options politiques qui composent aujourd’hui l’image fragmentée de la gauche. La capacité de ces forces à favoriser le développement de mouvements de lutte plus larges et à établir des liens avec de nouveaux secteurs sociaux et avec les jeunes qui descendent dans la rue pour la première fois sera décisive.
Dans ce vaste espace, des convergences seraient possibles sur certains thèmes favorisant la construction d’initiatives communes avec des secteurs différents, aptes à développer des alliances stables qui pourraient conduire à la formation d’organisations politiques avec une plus grande masse critique, capable d’intervenir plus efficacement dans le cadre politique et social, en construisant une alternative aux forces de la droite, mais aussi au PD [Parti Démocrate, formation gouvernementale de centre-gauche] et au M5S [Mouvement 5 étoiles], les différentes variantes politiques de la bourgeoisie italienne. Une course contre la montre a commencé pour éviter que le mécontentement social ne soit polarisé par les forces de la droite la plus réactionnaire.
Propos recueillis par Stéfanie Prezioso . Extraits choisis par Hans-Peter Renk
L’intégralité de cet entretien est disponible sur contretemps.eu