Des bruits de botte se font entendre depuis le mois de juin dans la partie orientale de la mer Egée, dans une zone englobant les côtes méditerranéennes de la Turquie et les îles grecques les plus proches, ainsi que l’île de Chypre. La cause la plus flagrante en est bien sûr la volonté expansionniste d’Erdogan, sur lequel on ne s’appesantira pas ici : en difficulté dans son pays, ne régnant que par la répression des masses et les emprisonnements, le dirigeant turc pratique la fuite en avant en mêlant discours intégriste et nationaliste, sur fond de déploiement militaire contre son peuple et contre les peuples voisins.
Cela est connu et indiscutable – les réfugié-e-s turcs et kurdes en Grèce sont là pour en témoigner – mais ne suffit pas à expliquer tout de la situation actuelle : sur le fond, on peut dire que la problématique actuelle provient du traité de Lausanne (1923) et d’autres traités intervenus par la suite, restreignant les possibilités pour l’ancien empire ottoman d’agir à sa guise sur la mer Egée, même tout près de ses côtes. Les autorités turques dénoncent depuis longtemps la volonté de verrouillage maintenue et parfois renforcée du côté grec : en 1995, des menaces de guerre avaient été proférées du côté turc face à la volonté grecque d’étendre la limite de ses eaux territoriales, et en 1996 avait eu lieu l’épisode de l’îlot inhabité d’Imia, près de Kalymnos, lors duquel les surenchères nationalistes et militaristes avaient failli provoquer la guerre. Il existe donc depuis longtemps des revendications turques vis à vis de la circulation maritime et de la souveraineté dans une large partie de l’Egée orientale.
Ce qui rend la situation actuelle explosive, ce sont 3 éléments :
– la misère sociale, évoquée pour la Turquie, mais évidemment très forte aussi en Grèce avec un gouvernement ultra-libéral expliquant cyniquement que si tant de jeunes sont au chômage, c’est parce qu’ils n’ont pas été formés à savoir rédiger un CV ! L’exploitation d’un patriotisme de circonstance, relayé par les grands médias privés aidés financièrement par le gouvernement de Mitsotakis, pourrait constituer un bon dérivatif, rêvent des dirigeants de la droite grecque. En Turquie, le ministre de la Défense Akar évoque quant à lui la « Patrie bleue », concept de l’extrême-droite nationaliste pour la « reconquête » maritime à l’ouest de la Turquie…
– la présence d’hydrocarbures dans les zones contestées : les intérêts sont très vifs des deux côtés, sachant que du côté grec, le gouvernement veut déjà faire exploiter ces gisements par les géants pétroliers que sont Exxon Mobil, Eni … et Total.
– rôle des militaires dans la politique des deux gouvernements et intérêts des marchands d’armes. Membres de l’OTAN tous les deux, les deux pays consacrent des sommes démentielles aux dépenses d’armement : la Turquie en 2019 y consacrait 20,4 milliards, soit 2,7% de son PIB, en augmentation de 86% depuis 2010; et la Grèce des memorandums qui ont plongé dans la pauvreté une grande partie de la population fait partie en 2019 des 3 premiers pays de l’OTAN quant à la part des dépenses militaires dans le PIB… Et alors que le personnel des hôpitaux grecs se bat chaque jour contre la misère des établissements, réclamant inlassablement les créations d’emplois, alors qu’avec une montée inquiétante des contaminations du Covid, les enseignant-e-s exigent de pouvoir enseigner avec 15 élèves maximum vu l’état de bien des salles de classes, Mitsotakis envisage très sérieusement de budgéter pour 10 milliards d’euros de dépenses militaires…
La question des délimitations frontalières pour mieux polluer?
On l’a souligné : la question des limites maritimes est une question ancienne, à ne pas négliger. Or, il est évident que du côté d’Athènes, on a tendance à considérer toute la mer Égée comme un « lac grec », et le gouvernement refuse d’envisager tout ce qui est présenté comme une atteinte à la souveraineté nationale et au droit international, même si au sein des grandes institutions impérialistes, la tendance est à souhaiter des assouplissements et à l’ouverture de dialogue entre les deux gouvernements. Plusieurs questions sensibles se posent : la limite des eaux territoriales, que la Grèce voudrait porter de 6 à 12 milles marins, ce qui en Égée serait vu comme casus belli par Erdogan; les limites du plateau continental sous-marin, qui en pratique peuvent aller jusqu’à 550 km des côtes (on comprend l’inanité des discussions sur ce point à propos d’îles grecques distantes de la côte turque de 2 km!); et plus fortement depuis la définition assez récente de la notion de zone économique exclusive (ZEE), zone où un pays se donne le droit de préservation des équilibres mais surtout d’exploitation (pêche, combustibles…). Ces notions du droit maritime s’imbriquent dans le cas égéen avec d’autres considérations comme celles de « mer fermée » qui rendent encore plus difficiles les délimitations. Du coup, Erdogan a voulu illustrer son discours sur la « reconquête » cet hiver en passant ou plutôt en imposant un accord au gouvernement libyen sur la délimitation d’une ZEE entre les deux pays empiétant allègrement sur ce que la Grèce définit comme de son ressort, et à partir de là a multiplié les manœuvres pour imposer une reconnaissance de fait, en envoyant un navire d’exploration des fonds encadré par des navires militaires. Pour mieux refuser le fait accompli, le gouvernement grec a signé en juin un accord avec l’Italie définissant une ZEE en mer ionienne (du coup, Erdogan veut « protéger » l’Albanie!…) puis en août avec l’Égypte, cette dernière zone recoupant bien sûr celle établie par la Turquie…
Dans la situation présente, ce qui est en jeu au-delà des aspects stratégiques, ce n’est évidemment pas le souci de préservation des espaces naturels : au contraire, toutes ces manœuvres n’ont qu’un but, l’exploitation maximum des fonds marins pour le plus grand profit des sociétés pétrolières. Or, la Méditerranée est déjà depuis longtemps une mer menacée par une très forte pollution : en plus de dénoncer la course au profit interbourgeoise, ce qui est impératif, c’est donc aussi de refuser toute nouvelle source de pollution en Méditerranée, c’est un axe d’autant plus fondamental quand on voit le mépris du gouvernement Mitsotakis pour la défense de l’environnement afin de mieux servir ses copains pollueurs de toute espèce.
Le poison nationaliste en Grèce
On s’en souvient : cet hiver, l’opération sordide d’Erdogan amenant des milliers de réfugié-e-s aux frontières grecques (fleuve Evros, îles du nord est) pour en pousser un certain nombre à passer en Grèce avait créé un climat de nationalisme hystérique dans la droite et l’extrême-droite grecques, qui parlaient « d’invasion » du territoire et mettaient sur pied, à côté des militaires déployés en nombre, des para-militaires ouvertement noyautés par les criminels nazis d’Aube Dorée et autres fascistes européens trop contents de venir casser de l’immigré. Les médias dominants avaient alors laissé entendre un discours belliqueux sur l’intégrité territoriale contre lequel les mobilisations antiracistes avaient du mal à lutter. Aujourd’hui, ce discours nationaliste repart de plus belle, pour la défense des « frontières maritimes », mais aussi face au danger invoqué d’invasions de petites îles proches de la Turquie, et les nationalistes grecs peuvent évidemment remercier Erdogan : récemment, le caudillo d’Ankara a menacé d’envahir la petite île de Kastellorizo, accusant l’armée grecque d’y accumuler des forces. Dans cette situation, il va de soi qu’il faut dénoncer fermement les intentions bellicistes d’Erdogan, mais de manière générale, ce qu’il faut mettre en cause, c’est le nationalisme et le militarisme partagés par les deux régimes.
Sans oublier un autre aspect très concret : les discours patriotiques ignorent totalement la réalité concrète de ces petites îles! Ainsi, concernant Kastellorizo, un député de Syriza, Papachristopoulos, rappelait dans une récente tribune qu’il ne s’y trouve aucune pharmacie, que le centre de santé est sous doté en personnel, que les 50 jeunes scolarisés se voient privés de la moitié des enseignant-e-s nécessaires, et que les rapports avec leurs proches voisins de la ville turque de Kas sont très bons et continuent de l’être… De l’argent pour les besoins sociaux et l’amitié entre les peuples, pas pour les armes de guerre!
Le jeu dangereux des « alliés » impérialistes.
Face à une situation qui pourrait vite dégénérer en conflit ouvert, chacun agit selon ses préoccupations économiques et/ou stratégiques. Ainsi, Stoltenberg, secrétaire de l’OTAN dont sont membres les deux pays, se voit-il accuser par des responsables athéniens de laisser pourrir la situation pour ne pas embêter l’allié turc, relais important des États-Unis dans la région. Les USA quant à eux temporisent aussi par rapport à la Turquie : ils ne voudraient pas voir le client turc multiplier les commandes d’armement auprès de la Russie… Côté UE, l’insistance grecque pour des mesures économiques contre la Turquie n’a pas convaincu pour l’heure la présidence allemande : il semble que Merkel ait comme première préoccupation de ne pas pousser Erdogan à instrumentaliser de nouveau les réfugiés pour faire pression sur l’UE. Le seul vœu pieux commun est l’« ouverture du dialogue » entre les deux pays. Ce positionnement diplomatique cache en fait une tendance de fond au « laisser faire » libéral : l’impression donnée est que la perspective envisagée serait de laisser la situation se dégrader jusqu’à un incident militaire à partir duquel les différentes instances pousseraient à des négociations. De toute façon, que les impérialistes pensent de manière illusoire pouvoir contrôler la situation ou que ce ne soit qu’un prétexte, sur le fond la menace est bien là, comme le souligne PRIN, le journal de NAR, Courant nouvelle gauche, membre d’Antarsya (front anticapitaliste, révolutionnaire, communiste et écologique) : dans la période de crise actuelle, la concurrence entre les bourgeoisies peut trouver un débouché dans la guerre, et il est hors de question de sous-estimer la menace d’une guerre régionale.
Et cette pente militariste est fortement illustrée par la position du gouvernement français : Macron s’est dépêché d’envoyer dans la zone des bateaux militaires, des avions et bientôt le porte avions Charles de Gaulle. Rivalisant de déclarations de matamore avec Erdogan, il cherche à s’appuyer sur un soutien de l’opinion publique française, traditionnellement hellénophile, et a bien sûr immédiatement obtenu le soutien d’un ancien combattant passé avec armes et sans état d’âme à l’ultra libéralisme guerrier (Daniel Cohn-Bendit) : dans une tribune intitulée « Nous sommes tous des Européens grecs » (Libération, 17 août), non seulement il ose parler de réussite « des réformes structurelles aussi profondes que violentes » pour désigner le champ de ruines de la troïka en Grèce, mais en outre, il rend hommage au président français : « En envoyant des renforts militaires en mer Égée, Emmanuel Macron a sauvé l’honneur de l’Europe ». Il est donc urgent de rappeler l’évidence : Macron agit avant tout comme VRP de Total en Méditerranée, et l’envoi d’avions et bateaux de guerre s’inscrit, au-delà de visées stratégiques, comme une démonstration commerciale, dont l’enjeu est tout simplement la vente à l’état grec de frégates, de Rafale et la modernisation de Mirage et de missiles Exocet et Scalp!
Il n’y a donc rien à attendre de la « diplomatie internationale », et on a au contraire à s’inquiéter fortement de la fuite en avant, qui pourrait ne pas être longtemps contrôlée : ainsi, Erdogan aurait fait pression pour qu’un navire grec soit coulé, ce qu’a refusé sa hiérarchie militaire, et côté grec, un comité national de soldats évoque l’envoi de centaines de feuilles de mobilisation à des réservistes.
Une mobilisation urgente et indispensable
Face à cette situation, on pourrait attendre au moins une campagne pacifiste de la gauche grecque : c’est tout l’inverse du côté des réformistes ! En effet, Syriza, marchant sur les traces nationalistes du Pasok, critique l’accord ZEE avec l’Égypte… car il enlève un peu de souveraineté maritime à la Grèce, et Tsipras se vante pour sa part d’avoir fait reculer Erdogan il y a quelques années en brandissant la menace militaire! Seules quelques voix critiquent cette orientation, critiquant ainsi l’accord de ZEE avec l’Égypte comme une provocation empêchant l’ouverture de discussions avec la Turquie. Du côté du KKE (PC grec), on dénonce le jeu impérialiste visant … à enlever sa souveraineté à la Grèce! En l’occurrence, la gauche réformiste grecque se montre donc plus nationaliste que le 1er ministre Mitsotakis, dont la stratégie manque surtout de clarté : malgré des poses de « chef de la nation », avec comme objectif probable des négociations (Cour internationale de justice de la Haye), il refuse pour l’heure les discours va t’en guerre, tout en laissant son aile d’extrême-droite (Samaras et transfuges fascistes) et une bonne partie des médias les déverser.
Heureusement, dans cette situation tendue, la tendance pour une bonne partie de la gauche anticapitaliste grecque (citons les plus grosses organisations comme NAR, SEK, Synantisi pour une gauche anticapitaliste et internationaliste ) est de vouloir mobiliser sur un triple axe répondant clairement aux enjeux :
– contre le nationalisme, pour la solidarité internationale et la lutte pour la défense des acquis sociaux. Il est donc décisif que le combat international revête aussi une bataille dans chaque pays contre des capitalistes locaux : pas question d’aller se faire tuer pour les intérêts de la bourgeoisie grecque ou turque.
– contre le militarisme et la militarisation, pour la paix entre les peuples.
– contre les forages maritimes et pour la défense de l’environnement en mer Égée.
Si ces axes sont mis en avant avec quelques nuances par les uns et les autres, déjà, on voit quelques résultats concrets : ainsi un appel commun de NAR et du Parti turc du Travail, d’autres contacts gréco-turcs étant en cours. Et aussi des actes d’importance symbolique non négligeable , comme les habitants de Datsa, petite ville turque face à l’île grecque de Halki, déployant sur le port une immense banderole « la paix vaincra », dans les deux langues. L’objectif maintenant devrait être d’essayer de regrouper des forces pour un large mouvement unitaire à développer en Grèce, en Turquie mais aussi partout en Europe et particulièrement en France, pour une Europe et une Égée sans frontières !
Athènes, le 6 septembre 2020
Article publié sur le site du NPA.