Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, Paris, La Fabrique, 2020, 210 p., 14 euros.

Dans son dernier livre Comment saboter un pipeline (La Fabrique, 2020), Andreas Malm remet en question la non-violence – et son corollaire, le respect de la propriété privée – qui semblent enchaînés au mouvement pour le climat :

 « La non-violence absolue sera-t-elle le seul moyen, restera-t-elle à jamais l’unique tactique admissible dans la lutte pour l’abolition des combustibles fossiles ? » (p. 31).

En s’appuyant sur divers exemples de combats politiques – des luttes des esclaves noirs aux États-Unis à celles contre l’apartheid en Afrique du Sud, en passant par les suffragettes, dont la « tactique de prédilection était la destruction de biens » (p. 51) – Malm insiste sur le fait que la non-violence ne saurait constituer la seule tactique pour mettre fin au business-as-usual qui se trouve au cœur du réchauffement climatique.

Loin d’une vision de principe – pour ou contre l’utilisation de la violence dans le militantisme – il s’interroge sur l’efficacité de la non-violence dès lors qu’il s’agit de freiner, voire d’arrêter, les émissions des infrastructures fossiles. En effet, si le réchauffement climatique est intimement lié au développement du capitalisme – et notamment au passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique au XIXe siècle qui, comme Malm l’explique dans Fossil Capital (Verso, 2016) permettait un meilleur contrôle de la force de travail –, s’attaquer frontalement aux racines du problème implique de s’en prendre aux infrastructures.

Andreas Malm s’intéresse ainsi au sabotage. Le sabotage – notamment sous la forme de la destruction de pipelines –, s’il a pu être utilisé par la résistance irakienne (pour protester contre l’occupation états-unienne) en 2005, ou encore lors des grèves et soulèvements de 1936 en Palestine, n’a jamais été au cœur du mouvement pour le climat. Alors qu’on a vu, ces dernières années, une explosion des actes violents commis par l’extrême-droite en Europe, Malm constate que le mouvement pour le climat reste relativement « sage » dès lors qu’il s’agit de s’en prendre aux causes directes du problème :

 « Les destructions de biens sont possibles – elles sont juste commises par les mauvaises personnes pour de très mauvaises raisons. Mais elles ne doivent pas nécessairement prendre la forme d’explosions, de jets de projectiles ou d’accès pyromanes ; elles ne présupposent pas les capacités militaires du FPLP, du MEND ou des houtis. Elles peuvent être réalisées sans une colonne de fumée. C’est d’ailleurs préférable. Le sabotage peut se pratiquer doucement, délicatement même. » (p. 99)

Le livre d’Andreas Malm constitue une ressource précieuse pour (ré)ouvrir le débat tactique autour de la lutte contre le réchauffement climatique, ainsi que son ancrage dans une lutte anticapitaliste plus large, afin de « combattre le désespoir » et le « fatalisme climatique » (p. 169). Dans l’entretien ci-dessous mené pour Contretemps, il revient sur certains points clés de son livre.


Contretemps : Dans un chapitre de l’anthropocène contre l’histoire (La Fabrique, 2017), vous écrivez que ceux qui s’appuient sur l’héritage révolutionnaire devraient mettre leur imagination au travail – et que le changement climatique est profondément lié à la révolution. Pensez-vous qu’aujourd’hui le mouvement pour le climat se revendique comme étant révolutionnaire ? Et de quelle manière ?

Andreas Malm : On trouve beaucoup de rhétoriques qui sonnent révolutionnaires dans le mouvement, comme dans « Changer de système, pas de climat », « business-as-usual = mort », « brûlons le capitalisme pas le pétrole » et d’autres slogans similaires. Cela témoigne d’une conscience de l’échelle du défi ainsi que de la nature de l’ennemi. Mais le mouvement pour le climat a-t-il une stratégie révolutionnaire ? A-t-il une praxis, une organisation, une théorie, un sujet… révolutionnaires ? Si l’on compare avec d’autres mouvements révolutionnaires au cours du siècle ou des deux derniers siècles passés, la réponse à ces questions s’avérerait probablement négative.

Le dilemme du mouvement pour le climat est qu’il se fixe une tâche objectivement révolutionnaire – renverser le capital fossile, du moins, au minimum, séparer le capitalisme de la forme d’énergie qui lui a servi de substrat matériel universel depuis le début du XIXe siècle – à une époque où la politique révolutionnaire est passée de mode. Ces temps-ci, nous ne manquons pas d’éruptions de protestations populaires (j’écris ces lignes alors que la rébellion suite à la mort de George Floyd entame sa deuxième semaine). Mais nous n’avons pas les instruments permettant de traduire des foyers spontanés de contestations de masse en stratégies pour prendre le pouvoir, ni même seulement pour forcer les structures de pouvoir existantes à céder aux revendications essentielles de réformes.

Ces dernières années, nous avons vu les vagues de mobilisation s’écraser les unes après les autres contre les murs immuables de l’ordre existant, avec peu voire pas d’effet concret. Je crains que la vague de mobilisations pour le climat que nous avons connu en 2019 n’échoue dans cette catégorie. Il semble que ce mouvement et ses alliés aient besoin de revenir à la case départ et d’inventer – ou de réinventer – des stratégies pour démolir les murs et exercer un réel pouvoir. Comment saboter un pipeline constitue une modeste contribution à un débat, au sein du mouvement pour le climat, sur la manière de faire cela à très court terme : comment intensifier la lutte en déployant des tactiques allant au-delà des principes absolutistes du pacifisme.

Dans la conclusion d’un autre de vos livres, The Progress of This Storm (Verso, 2018), vous rappelez une formule de Walter Benjamin, selon laquelle « le capitalisme ne mourra pas de mort naturelle ». Dans quelle mesure la lutte contre le désastre environnemental est-elle aussi une lutte contre le capitalisme ?

Il ne s’agit que du capitalisme ! C’est le capitalisme qui a engendré la combustion de carburant fossile à grande échelle et qui accroît encore celle-ci à ce jour (l’économie staliniste fondée sur les carburants fossiles a été une parenthèse, recouvrant un intérêt historique considérable, mais sans importance immédiate à l’heure actuelle).

Prenons juste ce cas : Total est la plus grande société en France. Elle se vante d’être la quatrième plus grande compagnie de pétrole et de gaz au monde. À ce titre, elle doit être liquidée. Total et ses comparses entreprises de combustibles fossiles attisent sciemment les flammes qui consument notre planète, parce que c’est ainsi qu’elles réalisent des profits et, comme tout le monde le sait, toute atténuation significative du changement climatique, par définition, implique que ces entreprises cessent d’extraire des combustibles fossiles – quelque chose qui aurait dû arriver il y a des décennies de cela.

Une compagnie comme Total doit maintenant être nationalisée et contrainte de fermer chacun de ses puits de pétrole et de gaz aujourd’hui même, sans délai. À mon sens, elle devrait être convertie en société publique qui, à la place, s’emploierait à faire diminuer le taux de CO2 présent dans l’air et à nettoyer l’atmosphère de l’excès de gaz qu’elle et les autres sociétés dans son genre ont produit. Le capitalisme français survivrait-il à une telle mesure ? C’est possible, mais même l’action la plus élémentaire concernant l’urgence climatique implique une confrontation avec les intérêts de classe capitalistes qui occupent une position centrale. Où un tel processus prend-il fin, personne ne sait.

Je dois dire que je suis surpris qu’il n’y ait pas, en France, de mouvement climatique qui se concentre sur Total, de la même manière que l’Allemagne en a un qui cible ses compagnies de charbon nationales. D’une telle mobilisation devrait émerger un potentiel anticapitaliste, dans la lignée des revendications transitoires, comme on les appelait…

Dans votre nouveau livre Comment saboter un pipeline, vous abordez les formes de luttes pour l’environnement. Vous comparez celle contre le désastre environnemental à d’autres luttes (anticoloniales, contre l’apartheid en Afrique du Sud, celles des Suffragettes, etc.) afin de souligner une différence majeure : le rapport qu’entretiennent ces luttes à la violence. Est-ce qu’il y a une explication structurelle au fait que les militants écologistes soient souvent réfractaires à l’usage de méthodes violentes – principalement contre les infrastructures ?

Oui. Le mouvement pour le climat dans le Nord global s’est largement appuyé sur des étudiant·es et activistes de la classe moyenne, qui se sont déshabitués des tactiques militantes, de l’organisation disciplinée et de l’élaboration intentionnelle de stratégies. Les liens avec l’héritage de 1968, qui ont perduré jusqu’à la fin des années 1980, ont été coupés. À la place nous avons, particulièrement aux États-Unis et en Grande-Bretagne, un pacifisme pieux, presque apolitique, qui règne en maître au sein du mouvement pour le climat.

Je considère cela comme une forme de régression de la conscience, en comparaison avec le point atteint avec, par exemple, le mouvement contre l’apartheid et les diverses campagnes de solidarité avec ce que l’on appelait Tiers-monde, dans les années 1980. Cette tendance s’inscrit bien sûr dans un recul général qui va bien plus loin que les campus et les écoles dans lesquels le mouvement pour le climat recrute aujourd’hui. Cela ne peut pas être séparé de la conjoncture politique prise dans son ensemble.

Vous ne pensez pas qu’en ayant recours à la violence, le mouvement contre le changement climatique perdrait en popularité et prendrait le risque de se marginaliser ? Dans le livre, vous écrivez qu’en utilisant les tactiques du Black bloc, le mouvement n’aurait pas été si attractif. Pensez-vous qu’il y ait une chance pour que le mouvement puisse être à la fois attirant et moins « gentil » ? Comment le sabotage pourrait-il constituer une tactique efficace dans la lutte contre le changement climatique ?

Tout usage de n’importe quel type de violence comporte des risques. L’un d’entre eux est de perdre une partie du soutien populaire – si cette violence est sans discernement, indéfendable, brutale envers les gens, difficile à justifier. D’un autre côté, il existe des formes de violence – contre certains types de biens – qui peuvent servir à radicaliser et à catalyser les mobilisations populaires.

La révolte en cours en réaction à la mort de George Floyd en est un exemple remarquable. Nonobstant tous les appels méthodiques à la non-violence, il est évident que cette révolte a vraiment démarré lorsque les foules de Minneapolis ont envahi le poste de police de la troisième circonscription, l’ont pris et détruit. Cela n’a pas dissuadé l’organisation d’autres manifestations – au contraire même, elles en ont été accélérées et propagées, et cela, dans le pays qui présente la pire allergie chronique à toute flambée de violences dans l’agitation sociale.

L’injustice meurtrière de l’exécution de George Floyd a clairement justifié un certain degré de violence contre des biens aux yeux de beaucoup, tandis que nombre d’autres, bien sûr, ont préféré la stricte non-violence – en d’autres termes, cette révolte connaît une diversité de tactiques, ce qui en fait un événement historique. S’il n’y avait eu que des marches et des veillées parfaitement paisibles, la mort de George Floyd ne serait pas devenue un moment décisif, pas plus que la question de la brutalité policière ne se serait hissée au sommet de l’agenda politique – au-dessus du Covid-19, pour la première fois depuis le début de l’épidémie.

Il y a un enseignement à tirer de cela. Le mouvement pour le climat atteindra la même charge explosive quand il parviendra à déclencher un soulèvement populaire du même type que celui que nous avons vu aux États-Unis au cours de la dernière semaine. Quel pourrait être l’équivalent de la police étouffant un homme noir à mort ? Peut-être la prochaine catastrophe climatique, qui pourrait bien tuer principalement des personnes de couleur, que ce soit à la Nouvelle Orléans ou en Afrique de l’est (le Zetkin Collective et moi-même défendons largement l’idée que la crise climatique est une crise raciste dans notre livre White Skin, Black Fuel : On the Danger of Fossil Fascism, à paraître à La Fabrique en octobre et chez Verso au début de l’année prochaine).

Quand le monde est en feu, la réceptivité populaire à la destruction des biens qui causent l’incendie augmente. Imaginez si quelqu’un – un groupe organisant un sabotage ou une manifestation de masse – avait réagi à l’enfer des feux de forêt en Australie qui ont eu lieu plus tôt cette année, en attaquant une infrastructure liée au charbon. Non seulement cela aurait parfaitement fait sens, mais cela aurait aussi envoyé le signal qui manque dans ces moments d’urgence (et il y en aura beaucoup d’autres) : nous sommes conduits aux désastres. Il faut neutraliser ce qui nous y conduit ou, un jour ou l’autre, nous finirons carbonisés. Si les États ne peuvent pas se résoudre à faire le nécessaire, il nous faut le faire pour eux.

Comment le mouvement pour le climat peut-il s’appuyer sur les luttes du Sud global ? Dans votre livre, vous expliquez que la lutte palestinienne pourrait être considérée comme pionnière dans la destruction de pipelines – en particulier les sabotages qui ont été menés au cours de la grève générale de 1936. Vous prenez également des exemples en Égypte, au Yémen…

Non seulement les dommages causés à court terme par la crise climatique sont concentrés dans le Sud global, mais c’est le Sud global qui a la plus longue tradition de sabotage contre les infrastructures pétrolières – non pas parce que les Palestiniens au milieu des années 1930 ou au début des années 1970, ou encore les Égyptiens en 2011, étaient au courant et s’inquiétaient du changement climatique, mais parce que les infrastructures pétrolières avaient été imposées et maintenues en place par l’ennemi impérialiste.

Il y a eu de nouveau une période, entre 1968 et la fin des années 1980, où les militants radicaux des métropoles ont dévoué leur travail politique au Sud global – ou au « Tiers-monde », comme on l’appelait alors – et ont appris des tactiques qui y étaient utilisées. Avec le déclin des mouvements de libération, cette tradition s’est éteinte. Mais il y a de nouveaux cas de sabotages, de la révolution égyptienne à l’attaque des houthis contre la raffinerie d’Abqaïq, sans compter les Naxalites ou le Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger (MEND), dont nous pourrions apprendre.

Le mouvement pour le climat va inévitablement produire des ailes radicalisées dans un futur proche (à moins qu’il ne se dissolve dans le désespoir général), puisque les choses ne vont faire qu’empirer. De telles ailes devraient s’orienter vers le Sud global, à la fois du fait que c’est là que l’injustice climatique est la plus forte, mais aussi parce que les tactiques de sabotage y sont toujours actives, du moins de temps à autre.

Dans quelle mesure la destruction constitue-t-elle un outil intéressant pour combattre la crise climatique ? Est-ce qu’elle peut s’avérer utile dans la situation présente ou bien est-il trop tard pour utiliser ce type de tactique ? Vous vous montrez très critique envers des personnes qui se montrent fatalistes, comme Roy Scranton. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?

Scranton et d’autres fatalistes tels que lui réprouvent l’activisme pour le climat. Ils ont non seulement baissé les bras, mais ils s’opposent activement à la mobilisation sur cette question, qu’ils considèrent comme une perte de temps. Je suis évidemment en désaccord avec cela et je soutiens la thèse opposée : plus les choses empirent, plus notre lutte doit se radicaliser.