La gauche juive israélienne est en train d’abandonner le terme « occupation » et d’adopter le terme « apartheid » pour décrire la réalité du terrain.

La droite israélienne est inquiète. Depuis la manifestation massive du samedi [6 juin] contre les projets du gouvernement israélien d’annexer de vastes parties de la Cisjordanie, la droite a exprimé son inquiétude à propos de la trajectoire de ses rivaux de la gauche. À la suite de la manifestation, l’important journaliste de droite Amit Segal a publié un article dans lequel il a déclaré que si l’annexion avait lieu, elle ne serait pas due au président Trump ou au Premier ministre Netanyahou, mais plutôt au fait que des drapeaux palestiniens avaient été agités par des manifestantEs place Rabin. Rabin, a écrit Segal, aurait été affligé devant ce spectacle.

Sans les PalestinienEs, il n’y a pas de gauche

L’ex-députée Rachel Azaria, qui a voté pour la Loi de l’État-nation du peuple juif, a publié un message sur Facebook pour prévenir que « des drapeaux palestiniens dans une manifestation contre lannexion est la pire chose qui pouvait arriver à cette lutte ».

On se demande quels drapeaux Segal et Azaria pensaient que les centaines de Palestiniens agiteraient dans la manifestation. Il est possible que cette colère feinte à propos des drapeaux masque en réalité une inquiétude plus profonde qui s’est développée au sein de la droite ces dernières années : alors que la gauche juive est indubitablement en déclin, ceux qui restent considèrent l’alliance avec les citoyenEs palestiniens comme un principe fondamental.

Pour les Juifs de gauche qui ont manifesté place Rabin, une alliance avec les PalestinienEs n’est plus perçue comme étrange ou exotique, mais plutôt comme une condition préalable pour pouvoir se dire « de gauche ». Ils réalisent que, sans les PalestinienEs, il n’y a pas de gauche. Tout simplement.

Ceci peut légitimement inquiéter la droite. La vieille gauche sioniste, qui a historiquement fait tous les efforts possibles pour souligner son attachement au sionisme et son pédigrée militaire, a globalement disparu. À sa place, une autre gauche se développe, qui se sent beaucoup plus proche de responsables politiques palestiniens, comme Ayman Odeh, Aida Touma-Sliman, Mtanes Shehadeh et Heba Yazbak, que de Rachel Azaria, Amit Segal et Benny Gantz.

La droite et les centristes peuvent être en colère. Ils peuvent avertir la gauche qu’elle creuserait sa propre tombe – mais cette situation ne va pas changer. Au contraire, elle ne peut que s’accélérer.

De l’« occupation » à l’« apartheid »

Je ne veux pas minimiser le fossé qui sépare la gauche juive et les citoyenEs palestiniens d’Israël. Ces deux groupes sont encore loin de parler le même langage et d’exprimer un même objectif politique. Beaucoup de PalestinienEs ont critiqué Ayman Odeh pour son discours de samedi, dans lequel il a dit que la manifestation marquait les 53 ans – plutôt que les 72 ans (la fondation de l’État d’Israël) – écoulés depuis le début de l’occupation. Ce genre de langage est encore étranger à beaucoup de manifestantEs juifs israéliens.

Un autre aspect de la manifestation devrait beaucoup plus inquiéter la droite que la présence d’un quelconque drapeau palestinien : c’est la facilité avec laquelle la gauche juive est en train d’abandonner le terme « occupation » et d’adopter le terme « apartheid » pour décrire la réalité du terrain en Israël-Palestine.

Les orateurs de samedi soir, dont les députés du Meretz Nitzan Horowitz et Tamar Zandberg, ont utilisé ce mot. Il semble que la députée travailliste Merav Michaeli soit la seule à s’être abstenue de le prononcer.

Les implications de ce changement

Ce changement est significatif pour deux raisons essentielles. La première est morale et juridique : une occupation peut être temporaire et même reconnue par le droit international. Ce n’est pas une situation optimale, a fortiori si cette situation dure depuis 53 ans, mais elle n’est ni moralement ni juridiquement inacceptable.

L’apartheid, en revanche, est clairement une injustice morale, y compris d’après le droit international, qui le considère comme un crime contre l’humanité. Si l’on considère qu’Israël est un régime d’apartheid, il n’y a pas d’autre option morale que de le combattre.

La deuxième raison, non moins importante, est que l’occupation peut prendre fin avec le retrait israélien des territoires occupés. Cela a été la position de la gauche sioniste pendant plus de 40 ans, qui suppose que lorsque l’occupation prend fin, l’État d’Israël retrouve sa légitimité. L’apartheid, quant à lui, ne peut prendre fin qu’en instaurant l’égalité – avec la fin de la suprématie d’un groupe sur les autres. Dans le cas d’Israël, cela signifierait la fin de la suprématie juive.

En d’autres termes, à partir du moment où le régime israélien est défini comme un régime d’apartheid, la fin à ce régime exige un changement fondamental de sa structure elle-même. Ce qui va plus loin que le retrait des troupes israéliennes et l’évacuation des colonies de Cisjordanie. Une option que la droite n’a jamais connue – et il est grand temps qu’elle apprenne à la connaître.

Traduit de l’anglais par Julien Salingue pour le site du NPA.