En 1924, André Breton publie le Manifeste du Surréalisme. Il lance ainsi un mouvement poétique, artistique, et politique reprenant l’adage « changer la vie » d’Arthur Rimbaud, et qui entend libérer les individus d’eux-mêmes pour les libérer de la société.
Breton fut un temps séduit par le mouvement Dada, groupe de trublions nihilistes né du traumatisme de la première guerre mondiale(1)René Magritte n’a que seize ans lorsqu’en août 1914, il vit le massacre de Charleroi. André Breton, plus âgé, est médecin au front de ce qu’il appellera « un cloaque de bêtise et de sang ». Dada veut tout briser, tout chambouler, au diable l’armée, l’état, la bêtise bourgeoise qui a permis un tel massacre dans toute l’Europe. On se moque de tout, on organise de véritables esclandres poétiques pour renverser l’ordre établi. Mais le mouvement dadaïste de Tristan Tzara, né en 1919 à Zurich, s’il porte un souffle libertaire et révolutionnaire, se définit surtout par la négation (« Dada est la décomposition volontaire du monde des concepts bourgeois »)(2)Un camarade m’a très justement fait remarquer qu’il faut distinguer les dadaïsmes, et que le dadaïsme berlinois s’est quant à lui engagé dans la défense de la révolution spartakiste.. Breton désire plutôt développer un mouvement artistique révolutionnaire plus structuré. Il fait sécession et décide d’allier l’adage de Rimbaud « changer la vie » aux mots de Marx « transformer le monde ». Les surréalistes sont nés, ils créent « sans contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale », et s’engagent massivement auprès du PCF fraîchement né.
En Belgique, les jeunes René Magritte et Edouard Léon Théodore Mesens s’essayent au modernisme, tâtonnent, et puis sont séduits par le dadaïsme. Ils se bagarrent un temps à coup de tracts interposés avec Paul Nougé, Marcel Lecomte et Camille Goemans. Ils auront tôt fait de s’allier pour former un groupe de joyeux trouble-faites. Leurs chahuts commencent à intriguer les parisiens, ils s’écrivent, se voient, et ils co-signent un premier tract collectif en 1925. Celui-ci s’intitule La révolution, d’abord et toujours ! . Il s’agit d’un tract contre la guerre coloniale du Maroc que la France veut initier après des révoltes des rifains. Le texte est anticolonialiste, violemment antipatriotique et révolutionnaire :
« […]En tant que, pour la plupart, mobilisables et destinés officiellement à revêtir l’abjecte capote bleu-horizon, nous repoussons énergiquement et de toutes manières pour l’avenir l’idée d’un assujettissement de cet ordre, étant donné que pour nous la France n’existe pas.
Il va sans dire que, dans ces conditions, nous approuvons pleinement et contresignons le manifeste lancé par le Comité d’action contre la guerre du Maroc, et cela d’autant plus que ses auteurs sont sous le coup de poursuites judiciaires.[…] ».
L’alliance des surréalistes français et belges est donc politique avant d’être poétique(3)Lire : https://fr.wikisource.org/wiki/La_R%C3%A9volution_d%E2%80%99abord_et_toujours_!.Le groupe bruxellois est pourtant fort différent du groupe parisien. Ces artistes s’intéressent à la musique, ne rejettent pas l’humour dadaïste (Magritte et Mesens resteront toujours un peu dadaïstes dans l’âme), et ne sont pas séduits par les théories freudiennes de l’inconscient pourtant centrales chez les surréalistes français. Paul Nougé, qui se place vite en chef de file, rejette l’autoritarisme d’un Breton qui se veut prescrire le surréalisme. Il n’y a pas de hiérarchie chez les bruxellois, pas de manifeste, pas de leader. Enfin, les bruxellois refusent d’annexer l’art à la politique. Si Paul Nougé a participé à la fondation du parti communiste belge en 1921, il signale la « décomposition profonde des partis communistes occidentaux » et désire créer d’autres modalités d’engagement. Si tous les surréalistes bruxellois sont communistes par conviction, leur engagement politique sera toujours limité.
Un groupe de jeunes poètes bien plus combatifs voit le jour à la Louvière avec Achille Chavée, Albert Ludé, Fernand Dumont. Le groupe Rupture se forme d’abord autour de questions politiques, et c’est Fernand Dumont qui lui donnera une couleur surréaliste. Mesens est invité à leur rendre visite en 1935, et le groupe adhère alors au surréalisme. Ils co-signent notamment le Bulletin international du surréalisme et réalisent à la Louvière une Exposition Internationale du surréalisme. Mais en 1936, Achille Chavée part pour l’Espagne où il s’engage dans les brigades internationales. À son retour, le groupe éclate, suite à des dissensions politiques. Chavée a en effet siégé aux côtés des communistes dans les tribunaux révolutionnaires et est accusé d’avoir participé à l’exécution de militants non staliniens, des trotskistes et des anarchistes.
De son côté, André Breton, en voyage au Mexique en 1938 crée la Fédération Internationale de l’Art Révolutionnaire Indépendant (FIARI) aux côtés Diego Rivera et Léon Trotski. Si Trotski n’apprécie pas personnellement le surréalisme, lors de sa rencontre avec Breton au Mexique, ils s’entendent sur leurs idées révolutionnaires et la nécessaire indépendance de l’art. Ils rédigent le Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant. Ce document, communiste libertaire, anti-fasciste et anti-stalinien proclame que dans une société révolutionnaire, le régime des artistes devrait être anarchiste, c’est-à-dire fondé sur la liberté illimitée.
Suite à la demande d’adhésion de Breton à la FIRAI, le groupe du Hainaut explose. En 1939, les staliniens du groupe font sécession et décident de fonder avec Pol Bury et Armand Simon le groupe surréaliste du Hainaut, au grand dam de E.L.T. Mesens, adhérent à la FIARI depuis 1938, et qui considère que l’engagement stalinien de Chavée n’est pas compatible avec le surréalisme.
En France, l’engagement au PCF causera également l’éclatement du groupe. Paul Eluard, André Breton, Louis Aragon et Benjamin Peret prennent officiellement leur carte au parti en 1927. Mais ils se heurtent vite à l’incompréhension et la défiance des dirigeants communistes. Les surréalistes sont clairement mis de côté et se retrouvent dans l’Opposition de gauche. Aragon, fervent défenseur (et propagandiste) du PCF(4)Il ira même jusqu’à défendre le pacte germano-soviétique. jusqu’à sa mort, finit par rompre définitivement avec les surréalistes en 1935. C’est la même année que les surréalistes sont excommuniés du PCF après leur tract Du temps que les surréalistes avaient raison (il est à noté que ce tract fut aussi signé par les surréalistes bruxellois)(5)https://www.abebooks.fr/Temps-Surr%C3%A9alistes-avaient-Raison-COLLECTIF-SURREALSME/16833116431/bd. Benjamin Peret quant à lui, très vite dans l’opposition trotskiste, s’engage durant la guerre d’Espagne dans une milice anarchiste, et rompt aux côté de Natalia Trotski avec la IVe internationale qui considère toujours l’URSS comme une nation ouvrière. De son côté, Paul Eluard rompt avec André Breton suite à sa création de la FIARI aux côtés de Trotski. Il hésite pourtant à s’engager encore au PCF aux côtés d’Aragon. Il est intriguant de noter que toutes ces personnes resteront fidèles au surréalisme en tant que philosophie artistique et littéraire.
La deuxième guerre mondiale viendra bientôt briser les surréalistes les plus combatifs. Fernand Dumont est arrêté en pleine plaidoirie à Mons, et sera déporté, il décédera à Bergen-Belsen en 1945. Achille Chavée, entre dans la résistance en 1941, et doit se cacher toute la guerre. André Breton, dénoncé par Pétain comme « dangereux anarchiste » s’exile à New-York. Magritte fuit 2 mois à Carcassonne, revient à Bruxelles mais organise des expositions semi-clandestines et est très prudent par rapport à la diffusion de son oeuvre, puisqu’il a été accusé par Marc Eemans d’être un artiste « dégénéré ». Il affirme notamment que montrer son tableau La tahison des images (Ceci n’est pas une pipe) à l’époque lui vaudrait une arrestation.
Les surréalistes bruxellois portent un regard ambigu envers l’URSS. Certains les disent staliniens jusqu’à leur mort, d’autres les montrent bien plus critiques. Il est certain que les affirmations d’un Louis Scutenaire interviewé à la RTBF et se disant encore stalinien (de salon) en 1972, n’aident pas(6)https://www.sonuma.be/archive/entretien-avec-louis-scutenaire. C’est oublier que les surréalistes adorent brouiller les cartes et scandaliser, et que Mariën et Scutenaire ont a de très nombreuses reprises menti ou inventé des faits. On décèle en tous cas chez eux une méfiance envers le PCB et la IIIe internationale, ainsi que la volonté de créer un art indépendant des partis. En 1940, suite au pacte germano-soviétique, Nougé, désillusionné et ironique, écrit à Marcel Mariën :
« Vous savez ce que je pense des démocraties occidentales et singulièrement de la démocratie anglaise. Mais je n’en tiens pas moins leur victoire militaire pour éminemment souhaitable et je souhaite une victoire aussi complète que possible ; parce que cette victoire de la démocratie ne peut être dangereuse. Alors qu’une victoire hitlérienne ou stalinienne serait, je crois, mortelle pour les possibilités humaines auxquelles nous accordons encore un certain prix. »
Durant la guerre, à cause de l’avènement du fascisme et du nazisme, le mot d’ordre des surréalistes sera de resserrer les rangs et d’essayer de dépasser les tensions internes . Magritte et Ubac publient notamment la revue L’Invention collective en 1940 en tentant de fédérer les surréalistes belges. La stratégie des surréalistes bruxellois est alors « d’hermétiser » leur art, afin notamment de contourner la censure. C’est durant la guerre de l’oeuvre de Magritte prend un tournant « impressionniste ». Il peint des œuvres joyeuses, légères, emplies d’animaux et de plantes et il intitule cette période le Surréalisme en plein soleil . Ce style ne plaît du tout à Breton, notamment parce qu’il considère que cela le détourne de la provocation surréaliste.
À la même l’époque, toute une jeune génération s’intéresse aux surréalistes. Le jeune poète bruxellois Christian Dotremont rencontre les trois groupes surréalistes. Il participe à la revue La main à plume à Paris, plus combative que l’initiative belge. Le titre est tiré d’une Saison en enfer de Rimbaud et lie les surréalistes aux ouvriers : « la main à plume vaut la main à charrue ». Cette publication semi-clandestine fédère une jeunesse résistante. Huit des membres de ce groupe mourront sous les balles nazies ou dans les camps.
Dotremont, plus jeunes que les surréalistes, désire renouer avec un surréalisme plus agressif. Après la guerre, il crée le Surréalisme révolutionnaire avec les tracts Pas de quartier pour la révolution , et La cause est entendue . Il désire par là nouer des liens étroit avec le parti communiste. Cette initiative fait long feu, et sur les cendres du Surréalisme révolutionnaire naîtra CoBrA, un mouvement artistique international plutôt libertaire, qui se détachera au milieu des années 50 du marxisme tel qu’il était pratiqué dans le parti communiste.
Au sortir de la guerre, la bataille Stalingrad pousse à une certaine euphorie et de nombreuses personnes rejoignent alors les rangs du Parti communiste. Nougé, Magritte et Mariën prennent alors leur carte au parti. Magritte tente de se rapprocher du PCB, il écrit un article dans Le Drapeau Rouge, il organise une exposition surréaliste à la galerie des éditions de la Boétie afin de manifester les convictions du groupe et de « séduire » le PCB. Cette exposition est très mal reçue, et le peintre est extrêmement déçu :
« Je dus très vite déchanter. Dès la première rencontre, un délégué du Comité central vint nous admonester(7)Faire à quelqu’un une réprimande sévère, une remontrance solennelle. : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/admonester/1148, s’appuyant sur quelques notions « matérialistes » de cours du soir […] Les séances suivantes ne furent guère plus encourageantes. Nous avions affaire à des sourds. Deux ou trois projets d’affiches me furent demandés. Tous furent rejetés. Le conformisme était aussi patent dans ce milieu que dans les sphères les plus bornées de la bourgeoisie. Au bout de quelques mois, j’interrompis mes visites et je n’eus plus, dès lors, aucun rapport avec le parti. Il n’y eut ni exclusion ni rupture, mais, de ma part, désaffection totale, éloignement définitif. »
Si les convictions perdurent, on le voit, l’engagement politique à proprement parler sera bel et bien terminé. Marcel Mariën, en voyage en Chine dans les années 60, comprend également à ce moment -là que le Maoisme n’est pas le régime communiste espéré. Les surréalistes vieillissants prennent d’autres voies, parfois plus conventionnelles et préfèrent en rester à leurs créations poétiques et artistiques. Le groupe aura pourtant eu le mérite d’insuffler une libération révolutionnaire dans les idées artistiques et d’inspirer d’autres générations, comme celles de mai 68.
Un art engagé ?
Ce qui semble expliquer la longévité particulière du noyau du groupe bruxellois (1927-1954) en comparaison des groupes français et hennuyer, c’est son détachement relatif au parti communiste. Comment expliquer autrement que Magritte, Mesens, Nougé, Scutenaire participent à des initiatives proches du parti communiste comme L’ARC (association révolutionnaire culturelle équivalent de l’AEAR française, association des artistes et écrivains révolutionnaires), mais signent en même temps un manifeste critique envers l’URSS Le couteau dans la plaie ? Comment expliquer également qu’ils co-signent le tract de Breton marquant la rupture du groupe français avec le PCF ? Comment se fait-il enfin que Mesens, pourtant toujours proche ami de Magritte et de Nougé, participe à la FIARI, une initiative ouvertement trotskiste, sans pour autant être exclu du groupe ? On pourrait néanmoins leur reprocher leur manque d’engagement « concret » face à des surréalistes qui ont pris le maquis ou péri sous les balles. Leur engagement fut plus intellectuel, mais ils prirent aussi des risques, avec le pamphlets hautement antimilitaristes, avec des affiches contre la Rex et Hitler. C’est oublier aussi les affiches surréalistes de Magritte pour les syndicats, ou les cours du soir qu’il a un temps prodigués pour les ouvriers. Les surréalistes ont en tous cas profondément réussi à changer les mentalités et ont ouvert la voie d’un art et d’une poésie violemment contestataire qui fait encore aujourd’hui des émules.
Que retenir alors de ces histoires d’alliances et de déchirements artistico-politiques ? L’art peut être un formidable terreau révolutionnaire. Il permet de bouleverser la société, et de changer profondément les mentalités. C’est un médium extraordinaire. Mais l’art ou la littérature ne doivent absolument pas se soumettre à une quelconque propagande. Comme Breton, Trotski et Rivera l’avaient bien compris, et comme les surréalistes bruxellois l’ont mis en pratique, les artistes doivent avant tout être libres :
«À ceux qui nous presseraient que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art. »
André Breton(8)https://www.andrebreton.fr/work/56600100358020
Notes