L’épidémie ne met pas fin à la lutte politique, et la gauche, tout en prenant ses responsabilités dans le combat contre le Covid-19, doit rester très attentive à ce qui se passe « au sommet ». En Europe, en Belgique et ailleurs dans le monde. Car le virus n’a pas que des effets sanitaires : il confronte toute la société, y compris la classe dominante, aux dangers du néolibéralisme. Du coup, on voit des gouvernements bourgeois prendre des décisions qui semblaient impensables il y a quelques semaines encore.
Crise et continuité du néolibéralisme
Le cas italien est le plus net en Europe, puisque c’est là que l’épidémie a pris les proportions les plus graves : la coalition au pouvoir a re-nationalisé Alitalia, interdit les licenciements pendant une période de 60 jours, et réquisitionné les institutions de santé privées pour les mettre à disposition de l’urgence sanitaire. On sort assez clairement du cadre strictement néolibéral du tout au marché. Soit pour des raisons stratégiques : la bourgeoisie italienne ne peut pas se permettre de perdre « sa » compagnie aérienne. Soit pour des raisons subjectives de contrôle social : dans le contexte d’une vague de grèves contre le maintien de l’activité dans les secteurs non vitaux, laisser les patrons profiter de l’épidémie pour licencier du personnel jetterait de l’huile sur le feu; soit pour des raisons objectives de lutte contre le virus : les services de santé étant dépassés, la réquisition du secteur privé s’imposait.
Il est beaucoup trop tôt cependant pour affirmer que la bourgeoisie abandonne le paradigme néolibéral de gestion de son système. Ici aussi, le cas italien est éclairant : la réquisition des institutions privées de soins se fait avec indemnisation au prix du marché. Autre exemple : selon les syndicats, Rome a fait taire les maires de Lombardie qui accusaient l’industrie d’être responsable de l’extension de la contamination(1)Il Fatto Quotidiano, 17/3/2020.… Plus largement, toutes les mesures prises, en Italie et ailleurs, sont financées par l’accroissement de la dette. Macron, dans sa communication « de guerre », a insisté sur le fait que l’épidémie serait vaincue « quel qu’en soit le coût »… il n’a pas dit qui l’assumerait. L’Union Européenne relâche la pression sur les fameux critères d’équilibre budgétaire et d’endettement public. Mais nulle part des mesures ne sont prises ou envisagées pour faire payer le capital et les riches. La classe dominante est contrainte de lâcher du lest temporairement, mais, jusqu’à présent, elle maintient fondamentalement le cap sur la gestion néolibérale.
Belgique : prendre un peu de recul
Et dans notre petit pays surréaliste ? Comme toujours, les tendances générales se manifestent de façon spécifique : « à la belge », c’est-à-dire de façon « communautaire ». Essayons de prendre un peu de recul. En effet, on ne comprend rien à l’imbroglio politique des dernières années si on ne voit pas que la situation se caractérise par la lutte entre deux fractions au sein de la bourgeoisie. Deux fractions qui s’accordent à la fois sur la poursuite des politiques néolibérales et sur la nécessité d’un durcissement autoritaire pour les imposer… mais qui divergent sur la voie à suivre pour y parvenir.
D’un côté, on a les « néonationalistes flamands » – le patronat flamand (le VOKA) et son bras politique, la NVA. Ils veulent profiter de la conjoncture économique, sociale et idéologique plus favorable à la droite en Flandre pour mener une « révolution conservatrice » ultra-libérale, à la Thatcher. Cela implique une offensive frontale contre la sécurité sociale, les conventions collectives et les organisations du mouvement ouvrier (personnalité juridique pour les syndicats, restrictions à leur financement…). Veulent-ils l’éclatement de la Belgique ? Il est plus probable qu’ils veulent utiliser le rapport de forces flamand pour instaurer un « Etat-NVA » (analogue à « l’Etat CVP » des années 70-90 du siècle passé) et imposer leur projet à l’ensemble du pays. La menace séparatiste (ou « confédérale ») est surtout une arme de chantage pour tenter 1°) de faire basculer la carte politique vers la droite en Wallonie et à Bruxelles également; 2°) de réduire le rôle constitutionnel de la monarchie, car elle n’est pas « flamande »; et, 3°) sur le plan social, de mettre les chômeurs/euses wallons au service du patronat dans le Nord du pays.
De l’autre côté, on a les « néofédéralistes d’union » – la FEB, l’UWE, le MR, le CdH et… le Palais. Ils utilisent la menace des « néonationalistes » pour mettre la société wallonne-bruxelloise, le mouvement syndical et les autres mouvements sociaux sous pression et leur faire accepter l’approfondissement des politiques néolibérales-autoritaires. Dans ce jeu de chantage, le maintien du caractère national de la sécurité sociale occupe depuis des années une place centrale. L’argument, en substance, est le suivant : « acceptez les restrictions dans la Sécu, sinon le grand méchant loup NVA viendra vous manger ». Et ça marche, en particulier auprès de la social-démocratie. De la sorte, au fil des années, la fraction « néofédéraliste d’union » est parvenue à populariser l’idée que la stabilité de la monarchie – c’est-à-dire la stabilité d’une institution de l’Ancien régime, foncièrement anti-démocratique! – serait une garantie pour le sauvetage de la sécurité sociale qui incarne la solidarité.
La mécanique du blocage politique
Les « néonationnalistes flamands » se sont renforcés ces dernières années face aux « néofédéralistes d’union », en particulier lors des élections de mai 2019. Avec une contradiction cependant, et elle est de taille : ce renforcement est dû principalement à la croissance du Vlaams Belang. Or, le VOKA ne considère pas le Vlaams Belang comme un relais politique. Cela pourrait changer un jour, mais ce n’est pas le cas actuellement. Du coup, un nouvel élément est intervenu : la NVA a utilisé la menace du Belang pour développer son emprise sur la droite flamande classique en crise – l’Open-VLD et le CD&V. Cette emprise s’est exprimée très nettement dans la formation rapide du gouvernement flamand de Jan Jambon sur base d’un programme nationaliste fort réactionnaire, que la NVA a imposé à ses partenaires dans l’espoir d’endiguer la montée du Belang.
En même temps, du côté francophone, les élections de 2019 étaient caractérisées par une forte poussée à gauche. Le grand succès électoral du PTB en était l’expression la plus nette. C’était un tremblement de terre : la social-démocratie voyait son hégémonie menacée – dans sa base sociale populaire en général et dans la FGTB en particulier. Du coup, il devenait exclu pour le PS d’entrer dans un gouvernement avec la NVA, et même de participer au pouvoir sans obtenir « quelque chose » d’un peu substantiel lui permettant de montrer qu’il sert à quelque chose… D’où la tentative de Magnette de former une coalition sur un programme « social » de centre-gauche, sans la NVA. Mais le CD&V a calé, et les réticences dans l’OPen-VLD étaient grandes, du fait de l’emprise décrite plus haut. D’où aussi l’impossibilité, depuis neuf mois, de former un gouvernement fédéral…
Le Coronavirus impose une défaite à De Wever
Ceci dit, venons-en aux derniers développements. On voit assez clairement comment le Coronavirus modifie le rapport de forces entre les deux fractions. Il y a un système de santé pour lutter contre l’épidémie, et un ministère de l’Intérieur pour contrôler les frontières et le respect des mesures de confinement. Il est donc évidemment rationnel d’avoir une politique belge de lutte contre l’épidémie, pas trois – ni neuf. La communauté scientifique, dont les autorités ont besoin pour gérer la situation, a fort probablement augmenté la pression en faveur d’une riposte commune au niveau fédéral. Tous ces facteurs ont abouti au plan communiqué jeudi 12 mars par la première ministre Mme Wilmès, en présence des responsables de tous les niveaux de pouvoir – y compris le chef NVA du gouvernement flamand, Jan Jambon.
Au fil des évènements, Bart De Wever a senti que l’épidémie renforçait le camp de ses adversaires, les « néofédéralistes d’union ». Mais ses réactions ont été désordonnées, en zig-zag. Dans un premier temps, il a joué la carte de ce qu’on pourrait appeler le « corona-réalisme » : des mesures oui, mais pas trop, pour ne pas « saigner l’économie » (notamment le secteur de l’évènement, du spectacle, etc.). Un positionnement très semblable à celui qu’il a sur le changement climatique : « climato-réalisme », pour ne pas nuire à « l’économie ». Cependant, les avancées très rapides de l’épidémie ont vite rendu cette position objectivement intenable. Le Machiavel de la NVA a alors fait un tournant à 180°. Laissant tomber la carte du réalisme économique, il a joué celle de la surenchère sécuritaire : tout d’un coup, le fédéral n’en faisait plus trop mais pas assez, il fallait déclencher le « plan catastrophe »…
Sur cette lancée, De Wever est allé jusqu’à tenter de défenestrer Sophie Wilmès pour imposer la formation d’un gouvernement fédéral dont il serait le chef. (Notons en passant que cette tentative cadre bien avec l’idée que son objectif réel est l’instauration d’un « Etat-NVA »). Mais ce fut un échec. La NVA a dû constater que son emprise sur ses partenaires du gouvernement flamand faiblissait. Dès lors, elle a été contrainte de se ranger à l’idée de donner au gouvernement de Mme Wilmès des pouvoirs spéciaux pour gérer l’épidémie. De Wever a fait encore une tentative pour regagner du terrain : il a annoncé que la NVA voterait les pouvoirs spéciaux, mais pas la confiance transformant le gouvernement minoritaire en affaires courantes en gouvernement de plein exercice. Nouvel échec : les autres partis flamands ne l’ont pas suivi (en dépit d’une hésitation du… Sp.a!) et ont même dénoncé assez nettement son attitude.
Le Coronavirus n’est sans doute pas la cause unique de ce changement dans les rapports de forces entre les néonationalistes et les néofédéralistes. En effet, un autre facteur est intervenu : les sondages d’opinion. En Flandre, le dernier en date se caractérise par un nouveau bond en avant du Vlaams Belang et un nouveau recul grave de la NVA. Révélé en pleine crise politique sur le Coronavirus, il est probable que ce sondage a contribué à convaincre le CD&V et l’Open-VLD de prendre leurs distances avec Bart De Wever. C’est une défaite politique sérieuse pour celui-ci et pour son parti.
Non au « coronawashing »
Les néofédéralistes d’union ont donc remporté une bataille. Elle a été ponctuée le lundi 16 mars par l’allocution du roi qui, sans évoquer le moins du monde la situation politique, s’est clairement posé néanmoins comme le chef de l’Etat, celui qui incarne « l’unité nationale » et suit avec attention le travail de ses ministres, tout en dispensant son onctueuse bienveillance à la population… Dans la foulée, l’équipe de Mme Wilmès a reçu des pouvoirs spéciaux pour une durée de trois mois, renouvelable une fois. Profitant habilement de l’épidémie, les néofédéralistes d’union ont ainsi montré que le renforcement de l’Etat n’est pas incompatible avec la « lasagne institutionnelle » belge, et enlevé du même coup à De Wever le monopole de l’image du politicien à poigne, qui agit avec détermination et autorité.
On ne peut évidemment que se réjouir de la défaite du bourgmestre d’Anvers et de son orientation ultralibérale. Mais la victoire des néofédéralistes d’union n’est pas la nôtre. Elle nous confronte au contraire à un danger évident de « coronawashing » : on « oublie » en effet que Sophie Wilmès est membre du MR, qu’elle était la ministre du budget de Charles Michel, que le « tax-shift » qu’elle a piloté a creusé un déficit de quatorze milliards, qu’elle a participé à tous les mauvais coups de ce gouvernement de malheur (la pension à 67 ans, le refoulement impitoyable des migrant.e.s, l’achat de nouveaux avions de combat, etc.). On « oublie » de même que la ministre de la santé Maggie De Block s’est illustrée – notamment – en traitant les infirmières avec mépris, ou en réduisant drastiquement le nombre de numéros INAMI pour les médecins. En bref : on « oublie » que la coalition MR-CD&V-Open-VLD est une coalition de droite, dirigée par une femme de droite.
Quelles seront les conséquences de cette victoire des néofédéralistes d’union ? Le plan de lutte contre l’épidémie révélé jeudi dernier et renforcé le mardi 17 mars donne une première indication : comme d’autres plans en Europe (Italie, Espagne, France…) il a pour but de tenter d’éviter une situation sanitaire incontrôlable 1°) en exposant la santé des travailleurs/euses pour protéger au maximum l’activité et les profits des entreprises du secteur productif, 2°) sans remettre en cause les politiques néolibérales (responsables de la dégradation du secteur de la santé et de l’exposition particulière des précaires et groupes sociaux les plus fragiles), 3°) en faisant porter par les soignants et par les ménages – donc par les femmes – la surcharge du travail de soins découlant de l’épidémie, 4°) en mettant à l’arrêt la vie sociale, associative, culturelle. Il s’agit, en d’autres termes, d’une réponse capitaliste néolibérale, patriarcale et autoritaire à l’épidémie.
Oui au confinement, non à l’unité nationale, non aux pouvoirs spéciaux
On ne peut évidemment que se soumettre aux décisions de confinement, et les défendre. En effet, l’épidémie doit être combattue. En effet, ce qui est décidé vaut mieux que le « coronaréalisme » de De Wever, ou que les absurdes et criminelles politiques de Boris Johnson et de son ami néerlandais Mark Rutte. (Leur « immunisation collective », c’est en réalité du darwinisme social, digne de Malthus : que les plus pauvres crèvent.) Mais une chose est de se soumettre aux décisions de confinement et de les défendre, autre chose est s’aligner sans un mot de critique derrière une équipe de droite, comme le font la social-démocratie et les Verts.
La crise sanitaire met en pleine lumière la faillite des politiques capitalistes néolibérales d’exclusion sociale, de démantèlement du secteur public, de coupes dans la sécurité sociale et de destruction de la planète. Les conditions sont réunies pour imposer l’arrêt de toutes les activités économiques non vitales et mettre à l’ordre du jour un audit de la dette publique (tiens! Paul Magnette a « oublié » son exigence d’un audit du tax-shift!), la sortie de l’agrobusiness (responsable en dernière instance de l’apparition de nouvelles viroses) et un programme de mesures structurelles mettant au premier plan l’égalité sociale, le soin pour la santé des gens et la restauration de l’environnement. Telle est la leçon que nous donne le virus. Dans ce contexte, c’est peu dire qu’il y a mieux à faire que de donner à l’équipe MR-CD&V-Open-VLD des pouvoirs spéciaux qui incluent « la prise en charge des effets socio-économiques et budgétaires de la pandémie ». Croit-on vraiment que Mme Wilmès traquera les 172 milliards de fraude fiscale pour « prendre en charge les effets budgétaires de la pandémie » ?
La lutte, encore la lutte et l’invention de formes nouvelles
À ce stade, une seule chose est certaine : que ce soit par l’une ou par l’autre fraction de la classe dominante, de nouvelles menaces s’accumulent au-dessus des têtes des exploité.e.s et des opprimé.e.s. En même temps, de nouvelles possibilités surgissent, car cette crise sanitaire est un révélateur puissant : elle souligne en rouge l’absurdité de la logique capitaliste du profit – en particulier dans le secteur de la santé – et la nature criminelle des politiques néolibérales de privatisation, d’austérité et de démantèlement des protections sociales.
Ces possibilités nouvelles, il n’y a qu’un seul moyen de les exploiter : la lutte et l’auto-organisation démocratique des exploité.e.s et des opprimé.e.s, en toute indépendance par rapport à l’Etat et aux partis. La lutte des travailleurs/euses pour l’arrêt des activités dans les secteurs non vitaux. La lutte des personnels de la santé, du nettoyage, de l’alimentation pour des conditions de travail sûres, dignes de leur courage face au défi vital lancé par le virus. La lutte pour le refinancement massif et l’abolition des mesures d’austérité prises ces dernières années dans la sécurité sociale, l’enseignement, l’accueil de la petite enfance. La lutte féministe pour que la reproduction de l’existence ait la priorité sur la production de plus-value.
Il est évident que cette lutte doit prendre des formes responsables, compatibles avec l’obligation effective de lutter contre la propagation du virus. Elle n’en est pas moins nécessaire et possible, comme le montrent les initiatives de toutes sortes prises sur le terrain. Popularisons-les, multiplions-les, soyons inventifs. Mettons le pied dans la porte de toutes les mesures non-libérales que les décideurs seront contraint.e.s de prendre éventuellement, pour les raisons diverses évoquées au début de cet article. Nous créerons ainsi dans l’opinion une vague puissante qui pourra se déployer pleinement lorsque la société sortira du lockdown.
Notes