Dans un climat de tension croissante au sein d’un parlement très fragmenté (avec 10 groupes parlementaires et 22 partis), le leader du PSOE, Pedro Sánchez, a réussi, grâce à un second vote très serré (167 voix contre 165 et 18 abstentions) et à l’ombre d’un tamayazo1 à être investi [le 7 janvier à 14h30] comme président du premier gouvernement de coalition de l’histoire de la démocratie post-franquiste qui, jusqu’à présent, reposait sur l’alternance bipartisane.

Il s’agit sans aucun doute d’un événement historique qui se produit également dans un contexte d’une crise de régime dans le domaine socio-économique (qui est le résultat des mesures d’austérité initiées par José Luis Rodríguez Zapatero en mai 2010 et l’irruption du 15M en 2011, ce qui a conduit à l’une des sociétés les plus inégalitaires et les plus précaires au sein de l’UE), ainsi que sur le plan institutionnel (avec un gouvernement des juges2, une crise du système de représentation politique et une monarchie de plus en plus contestée), ainsi que sur le terrain national-territorial, qui ne concerne pas seulement la Catalogne et qui a également mis en lumière l’Espagne vide [une vaste partie du territoire fait face à un fort dépeuplement].

Cette formule sans précédent de gouvernement a été atteinte – bien que sa durée potentielle soit pleine d’incertitudes – suite à deux processus électoraux ratés [28 avril 2019 et novembre 2019] et grâce à un accord entre le PSOE-120 élus et l’UP (Unidas Podemos-35 élus) qui, lui, a nécessité des accords avec d’autres forces politiques pour réussir. Avec certains [PNV-Parti nationaliste basque-6 élus, BNG-Bloc nationaliste galicien-1 élu, NC-Nuevas Canarias, Más País-2 élus, Compromís-1 élu et Teruel Existe-1 élu] pour voter en faveur de Pedro Sanchez et avec d’autres [ERC-Gauche républicaine de Catalogne-13 élus et EH Bildu-«Réunir le pays basque-5 élus] afin de garantir leur abstention. Le plus important d’entre eux est sans aucun doute celui conclu avec ERC, selon lequel un engagement a été pris de mettre en place, à court terme, une Table de dialogue sur le «conflit politique» catalan entre le gouvernement espagnol et le govern, afin d’évaluer un éventuel accord qui aboutirait à une consultation de l’ensemble des citoyens/citoyennes de Catalogne sur son propre statut. En d’autres termes, cette procédure suppose le début d’un processus dont le résultat reste à définir, avec l’ambiguïté nécessaire quant au cadre juridique dans lequel il pourrait s’inscrire, et avec un long chemin qui reste à parcourir [voir l’article de Martí Caussa publié sur Viento Sur le 5 janvier 2020].

De même, le document signé avec le PNV est très important, car il renforce la nécessité de prendre en compte la réalité plurinationale de l’État et, de plus, il établit l’obligation du gouvernement de consulter préalablement ce parti (de droite, ne l’oublions pas, bien que sans les gènes franquistes) sur les politiques à appliquer, notamment dans le domaine budgétaire.

Bien que l’ensemble de ces accords puisse être qualifié de social-libéral et obéissant aux diktats de Bruxelles dans le domaine économique – sur la manière dont le programme traite de questions telles que les droits du travail, la santé et les retraites – et réformiste dans le domaine national-territorial, l’alarme qu’il a suscitée dans la majorité de l’establishment s’est accrue au cours des derniers jours. Cela s’est traduit lors du débat d’investiture par la tournure belliqueuse des attaques provoquée par la compétition ouverte entre les trois droites (stimulée, évidemment, par la nouveauté d’avoir, pour la première fois dans ce parlement, une formation ouvertement d’ultra-droite comme Vox, avec 52 élus et formant le troisième groupe parlementaire; le PP dispose de 88 sièges et Ciudadanos de 10) pour voir qui alerterait le plus l’électorat – face à la «catastrophe» et à la «trahison de l’Espagne» que Pedro Sánchez était prêt à réaliser.

Cette réaction s’est manifestée sur différents fronts: celui de la majorité des médias à la Conférence épiscopale («Prions pour l’Espagne») en passant, bien sûr, par les grandes firmes et, surtout, les instances judiciaires et même administratives comme le Conseil Electoral Central (Junta electoral central-JEC). C’est ce dernier qui, à la veille de la séance d’investiture, a fait un énorme bond en avant dans cette ambiance d’affrontement, en décidant par 7 voix contre 6 la disqualification du président du govern catalan, Joaquim Torra (condamné pour avoir désobéi à l’ordre de retirer une banderole appelant à la libération des prisonniers catalans). Dans la foulée, il exige qu’Oriol Junqueras (ERC) soit maintenu en prison, malgré l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne et l’annonce du Parlement européen qui le reconnaît définitivement – conjointement à Carles Puigdemont [de JuntsXCat] et à Toni Comín [de JxSi] – comme député européen [avec l’immunité devant en découler]. Le fait que ce soit le leader du PP, Pablo Casado, qui ait été le premier à diffuser la résolution du JEC concernant Joaquim Torra a clairement confirmé la complicité entre ce parti et la majorité de cet organe administratif dans son intention politique de placer un obstacle de dernière minute devant la possible abstention de l’ERC lors de l’investiture de Sanchez.

Cependant, comme nous l’avons vu, le résultat a été inverse, puisqu’il a servi à resserrer les rangs des forces de «l’alliance pour le progrès» face à la stratégie de guerre juridique que, avec la mobilisation dans les rues et l’obstruction institutionnelle, le bloc réactionnaire menace d’intensifier contre le nouveau gouvernement.

Encore une fois, l’union sacrée de l’Espagne et… ETA

En ce qui concerne le débat vécu ces jours-ci, bien que les critiques de la droite ne manquent pas à l’égard des mesures socio-économiques modérées annoncées (abrogation partielle de la réforme du travail du PP, augmentation du salaire minimum, hausse de certains impôts directs…), ainsi que les inévitables références au Venezuela chaviste et à la présence future de ministres populistes et communistes, c’est l’accord avec les forces nationalistes et indépendantistes (principalement ERC mais aussi EH Bildu) qui a été le principal objet de leurs diatribes contre le dirigeant socialiste.

En utilisant comme alibi le discours ouvertement hostile à l’indépendance catalane que Pedro Sánchez avait lui-même développé lors de la dernière campagne électorale, l’accusation le qualifiant de «traître» à l’Espagne et à la Constitution fut conduite, sur une tonalité commune, par les dirigeants de ce bloc réactionnaire. «Le cauchemar du gouvernement Frankenstein», «L’Espagne est laissée sans socialisme constitutionnaliste», «Il brise la souveraineté nationale», voilà quelques-unes des accusations lancées par Pablo Casado (PP). Il fut suivi par Santiago Abascal (Vox) qui, comme en d’autres occasions – sans oublier ses attaques bien connues contre le féminisme, l’écologie ou l’immigration –, a fait appel à l’histoire du PSOE avant la guerre civile de 1936 afin de dénoncer ce parti comme un conspirateur de coup d’Etat. A toute cette liste d’ennemis, Abascal a ajouté cette fois le député de Teruel Existe [Tomás Guitarte] avec une campagne menée dans les réseaux sociaux et dans sa province pour l’inclure dans la liste des «traîtres à la patrie» à cause sa volonté de voter en faveur de l’investiture de Sánchez. Après les deux discours, il n’y avait plus grand-chose à ajouter pour la dirigeante de Ciudadanos [Ines Arrimadas], une formation en déclin électoral accéléré, au-delà de la dénonciation de la «contre-réforme idéologique» dans l’éducation, si ce n’est de perpétuer la critique paranoïaque de toutes les forces nationalistes… non espagnoles et de lancer un appel aux membres du groupe socialiste pour qu’ils opèrent un «transfuge politique».

Cependant, c’est à l’occasion de l’intervention de la porte-parole d’EH Bildu [Mertxe Aizpurua] et de sa critique de Felipe VI pour son discours du 3 octobre 2017 [sur la Catalogne] que s’est illustrée dans toute sa crudité la conception particulière de la liberté d’expression propre à ces droites face à une attaque visant Felipe VI, tout comme leur «nostalgie» de l’ETA disparue, dans le strict but de continuer à criminaliser la gauche abertzale (basque) et afin d’accuser Sánchez d’être complice du terrorisme.

Face à ces discours, la réponse du leader socialiste consista à éviter d’expliquer la raison de son changement d’attitude, reflété dans l’accord qu’il a conclu avec l’UP et l’ERC – cela comparé à ses discours précédents – pour se limiter à soutenir que la seule alternative qui lui restait, afin d’éviter une troisième élection face au blocus de la droite, était d’atteindre le nombre d’appuis auquel il est finalement parvenu. Toutefois, il a tenté de réduire la portée du document signé avec ERC, en précisant qu’il chercherait une solution «dans le cadre de la Constitution» et qu’il continuait de rejeter le droit à l’autodétermination.

Dans le cadre de cette polarisation, Pablo Iglesias (UP) a voulu créer de l’espoir lors de son intervention en faisant appel de façon démagogique aux mouvements sociaux comme «architectes de l’Accord», à la lutte pour la justice sociale comme alternative à l’extrême droite et à «l’Espagne diverse» contre l’anti-Espagne de Vox, mais sans reconnaître tout ce qu’il a dû abandonner pour accepter les limites imposées au programme qu’il avait défendu dans sa campagne électorale. C’est le porte-parole d’ERC, Gabriel Rufián, qui n’a pas évité de faire allusion au passé plein de contradictions de Pedro Sánchez et pour reconnaître que maintenant, en citant Jorge Luis Borges, «nous ne sommes pas unis par l’amour mais par la peur» face à une «droite sauvage» et en avertissant que «s’il n’y a pas de Table de dialogue, il n’y a pas de législature».

Par contre, Mireia Vehí de la CUP [Candidature d’unité populaire] a été la seule à critiquer, depuis la gauche, le programme du gouvernement de coalition, en dénonçant que des tragédies comme celles qui se produisent à la frontière sud du pays et dans les CIES (Centro de Internamiento de Extranjeros) continueront à se produire. Elle rappela au PSOE les temps du franquisme tardif où il défendait «le droit à l’autodétermination de toutes les nationalités ibériques».

La brève deuxième session du débat ne nous a guère apporté de nouveautés, si ce n’est la réaffirmation du rejet par la droite de toute critique adressée à Felipe VI et sa dénonciation de la «capitulation socialiste» face aux nationalistes et, surtout, sa dénonciation de la revendication légitime de Montserrat Bassa (ERC) en faveur de la libération de sa sœur Dolors Bassa [emprisonnée depuis mars 2018, accusée de sédition et rébellion], comme des représentants politiques et sociaux catalans qui sont toujours en prison. En ce qui nous concerne, il faut souligner la mention opportune du député Oskar Matute, de EH Bildu, à Daniel Bensaïd qui lors du bilan de sa carrière militante a affirmé que «nous nous sommes trompés parfois, peut-être de nombreuses fois, et sur beaucoup de choses. Mais nous ne nous sommes pas trompés sur le combat ou sur nos ennemis.»

Un chemin étroit, plein d’obstacles et de renoncements

Nous entrons donc dans une nouvelle phase où l’investiture du nouveau président du gouvernement ne garantit en aucune manière la gouvernabilité d’un régime qui continue à affronter une crise structurelle, non seulement au niveau de l’Etat mais aussi de l’UE. Il aspire tout au plus à contrecarrer une partie des coupes sociales appliquées dans le passé récent, mais dans le cadre des restrictions imposées par l’article 135 de la Constitution, déjà rappelées et précisées par la Commission européenne pour 2020, c’est-à-dire une réduction du déficit de 0,65% du PIB, soit quelque 8 milliards d’euros. Une réduction qu’il essaiera de compenser avec une réforme fiscale qui continuera sans atteindre toutefois la moyenne d’imposition européenne et, principalement, avec des mesures progressistes sur d’autres terrains comme celui des droits et libertés civils (abrogation de la loi du bâillon, euthanasie, mémoire historique, contre la violence machiste). A quoi s’ajouteront une timide transition énergétique et une disponibilité pour «canaliser» le conflit catalan au moyen du dialogue.

Cependant, malgré la modération réaffirmée par Pedro Sánchez dans ses dernières interventions, le problème fondamental est qu’il se trouve face à une droite qui est principalement d’origine franquiste et a une conception patrimoniale du régime. Cela explique sa crainte qu’une réforme, même partielle, du régime portant sur ce qui est l’un de ses dogmes intouchables – l’unité de l’Espagne, comprise comme la seule nation au sein d’un État dont les frontières sont inviolables – ouvre la boîte de Pandore de la réforme constitutionnelle et y compris un processus constituant dans lequel des piliers fondamentaux tels que la monarchie et les enclaves autoritaires héritées de la dictature soient remis en question.

Même un chroniqueur de droite espagnol, apparemment libéral, comme José Antonio Zarzalejos, a comparé l’alliance que Sánchez a conclue avec les autres forces nationalistes au Pacte de Saint-Sébastien de 1930, qui a précédé la chute de la monarchie et la proclamation de la République en avril 1931. J’aimerais que ce soit le cas, mais malheureusement la volonté du nouveau gouvernement ne vise pas à produire un scénario de rupture comme celui qui a commencé à l’époque, elle consiste plutôt à atténuer l’instabilité et la crise de gouvernabilité qui continuera sans doute à imposer sa tonalité.

Ainsi, malgré la modération de ce nouveau gouvernement, il faudra se préparer à répondre à la stratégie de tension que le bloc réactionnaire apprend rapidement, celle du nouveau coup d’État constitutionnel (comme nous le voyons déjà avec la tentative de disqualification du président de la Generalitat), une stratégie qui se répand en Amérique latine ces derniers temps et qui conduit maintenant à considérer le nouveau gouvernement comme «illégitime».

Nous revenons ainsi à la vieille discussion sur la légalité et la légitimité, ressuscitée au lendemain du conflit catalan et que ces droitiers récupèrent aujourd’hui en leur faveur, comme ils l’ont fait face à la victoire électorale de Zapatero en mars 2004, après le massacre du 11M [11 mars: bombes placées dans des trains de banlieue arrivant dans les gares madrilènes, le matin aux heures de pointe] et les mensonges d’Aznar [sur les prétendues responsabilités d’ETA].

Que faire pour une gauche alternative ?

Par conséquent, en raison de ce contexte de polarisation et de radicalisation de la droite, il n’est pas possible de prévoir, au moins à court terme, que le PSOE puisse beaucoup jouer avec une voilure à géométrie variable qui l’aiderait à rendre ses accords gouvernementaux compatibles avec ceux qu’il pourrait conclure avec le PP et Ciudadanos sur les questions relevant de l’Etat, bien que ce soit sans aucun doute ce qu’il essaiera de faire lorsque les vagues se calmeront.

En tenant compte, en outre, des virages discursifs et tactiques que Sánchez a effectués (sans oublier les pressions qu’il subira au sein de son propre parti, surtout de la part des baronnies PSOE des régions autonomes) et de l’hégémonie dont il disposera dans le nouveau gouvernement par rapport à l’UP (relégué à des portefeuilles en dehors des ministères de l’Etat (régaliens) et obligé d’être loyal et discipliné, également dans ses initiatives parlementaires, selon le Protocole de suivi signé), nous ne pouvons avoir aucune confiance dans le fait que cette «coalition de progrès» affrontera avec fermeté le bloc réactionnaire et les puissances économiques qui le soutiennent.

Nous devrons faire appel – comme cela se fait déjà depuis la mobilisation (grève générale) annoncée le 30 janvier au Pays Basque – à l’urgence de rouvrir un nouveau cycle de luttes qui mette à l’ordre du jour un agenda social, écologique, féministe, antiraciste et solidaire entre nos peuples et qui dépasse les limites systémiques que Sánchez lui-même assumera dès le premier jour; un agenda qui, en même temps, ne renonce pas à la revendication de libération des prisonniers politiques et à désobéir face aux lois et aux sentences judiciaires qui attaquent nos droits et libertés.

Toutes ces tâches doivent aller de concert et être étayées par la reconstruction d’une gauche qui ne se subordonne pas au nouveau gouvernement et réaffirme la nécessité de continuer à parier sur un projet qui rompt avec ce régime et avec les règles du néolibéralisme mondial.

Bref, face à la menace d’un coup d’État constitutionnel avec lequel cette nouvelle phase a débuté, il n’y a pas de place pour la modération. Bien au contraire, il faudra construire un bloc social des classes populaires qui soit disposé à s’orienter vers un processus destituant d’un régime au sein duquel on verra à nouveau apparaître des forces qui ne sont même pas disposées à permettre les timides réformes promises. Un gouvernement, d’ailleurs, qui devra bientôt répondre à la menace de guerre qu’a de nouveau agitée Trump au Moyen-Orient et qui, pour ce faire, voudra réutiliser des bases militaires comme celle de Rota. Il faudra exiger, maintenant, qu’il dise Non à la guerre, comme nous l’avons déjà crié au début de ce siècle contre le trio des Açores [Bush, Blair et Aznar réunis le 15 mars 2003], et ce jusqu’à en finir avec le dirigeant actuel des trois partis de la droite: José María Aznar.

Article paru sur le site de Viento Sur en date du 7 janvier 2020; traduction rédaction A l’Encontre.