C’est indéniable, il y a une victoire dans ce recul politique imposé à Bouteflika par le mouvement de contestation populaire. Victoire d’abord de la dignité. «Yes! we can», disaient les Noirs américains après l’élection historique d’un président issue de la communauté noire (Obama), même si la victoire n’avait que valeur de symbole, sans plus. Cette victoire du peuple algérien a donc, avant tout, pour l’heure, une valeur analogue. C’est une victoire qui permet aux Algériens et Algériennes de sortir d’un temps, de la phase historique où régnaient la peur et le défaitisme vers un temps, une période qu’ils savent désormais pouvoir maîtriser (à l’échelle des affrontements présents) et vers une nouvelle histoire qu’ils se savent capables d’écrire.
Politiquement, c’est la victoire d’un type important de bataille. Elle se situe au niveau des consciences, mais elle a sa valeur politique. Le régime, en crise latente depuis un certain temps, et sentant sa fin proche, projetait de se construire une nouvelle légitimité en faisant réélire Abdelaziz Bouteflika, pensant que le pouvoir bonapartiste qu’il exerçait sur le pays était encore valide. Le but étant de diriger la réforme de leur propre pouvoir, une réforme exigée par la poussée économique néolibérale et par différentes oppositions qui ont émergé dans la société. Mais, aveuglé par un règne de vingt ans, sans partage et sans alternance même formelle, ce pouvoir a sous-estimé le ras-le-bol des Algériens et Algériennes. Erreur d’appréciation.
Devant la première déferlante populaire dans la rue, le pouvoir fait une première concession en proposant une prolongation d’une année du pouvoir de Bouteflika, mais après une élection qui le légitimerait; une sorte de plébiscite. Après une deuxième déferlante populaire encore plus grande, il fait une deuxième concession en annulant carrément les élections présidentielles tout en maintenant l’orientation des réformes programmées. Il s’attribue arbitrairement une prolongation d’une année pour gérer une transition et une recomposition du sérail bureaucratique au pouvoir, sans heurt. Mais la protestation n’est pas encore satisfaite. Elle demande le départ de Bouteflika et son régime.
La pression des ultralibéraux
Dans la forme, il est clair que le régime, en maintenant son président, et malgré l’annulation des élections, garde la main sur ce «processus de transition». Mais, avec l’annulation des élections, il perd la légitimité qu’il comptait reconquérir le 19 avril. Il se met en porte à faux avec sa propre légalité. C’est un mini «coup d’État» à façade civile, une sorte d’état d’exception. Mais cette «hypothèse» d’une transition «de velours» pour éviter une transition radicale et révolutionnaire est en réalité souhaitée, voire réclamée par certains milieux médiatiques néolibéraux, avec la caution des puissances impérialistes et régionales.
Le discours radical de ce milieu, dans la forme, exprimant les intérêts de la nouvelle «oligarchie», surfe sur la radicalité et l’ampleur de la protestation et les reculs du pouvoir afin de prétendre à une place de choix dans la direction de ce processus de «réforme». Sous la pression de «la rue», une partie des cercles dominants réclame la démission de Bouteflika, le cache-sexe de la seule force organisée du pays qui est l’armée; cela pour mettre cette dernière devant «ses responsabilités» disent-ils. Car l’objectif est de légitimer une «structure transitoire» qui ne serait pas celle mise en place par le président et qui serait acceptée par la population en mouvement, avant que cette dernière atteigne un niveau d’organisation la rendant apte à prétendre à la direction (au moins partielle, dans une première phase) du processus.
Il ne faut donc pas centrer l’analyse et l’examen sur la composante du gouvernement présent. Autrement dit, il ne faut miser ni sur Bedoui qui «serait neutre» sur le plan partisan, mais, néanmoins, ex-ministre de l’Intérieur (donc représentant le corps de la police depuis 2015), ni sur aucun gouvernement de transition sous Bouteflika, ni sur cette opposition qui s’autoproclame, qui se donne des élans de «comité de sages» ou de «société civile».
Il s’agit de construire un projet en partant de cet élan spontané populaire et qui s’exprime dans toutes les régions du pays. Les changements se construisent en alternant dialectiquement les consciences spontanées et les consciences critiques. Cependant, l’élan spontané des masses populaires n’a pas– ce qui est logique et même physiologique – encore produit son projet ni une direction ou (des directions) politiques. Ce n’est toutefois que la mi-temps d’un match, avec un score en faveur du mouvement populaire, mais un match qui aura forcément des prolongations, des suspensions «pour incidents» et des temps additionnels (prolongations, pour rester dans la métaphore).
Assemblée constituante et auto-organisation du mouvement
Le débat sur l’assemblée constituante ou la simple réforme de la constitution est maintenant clairement posé, avec en filigrane, le contenu social et économique de ce changement tant voulu. Autrement dit, une transition vers quoi? Mais la clé de voûte de cette équation reste la direction de ce processus. La solution de Bouteflika est déjà rejetée dans sa forme et son contenu par le mouvement, rejet qui s’est massivement affirmé ce vendredi 15 mars. Elle est rejetée dans sa forme par les représentants de cette «oligarchie» montante. Reste à construire les représentants légitimes du mouvement populaire (avec ses composantes diverses), autrement dit un mouvement auto-organisé qui manifeste une réelle maturité, à l’aune d’une période d’activité directe relativement réduite.
C’est ici où se situe une difficulté, assez prévisible dans un tel processus, tenant compte du passé quelque peu éloigné et plus immédiat. Ceux d’en haut ont perdu toute légitimité. Les partis politiques, syndicats et associations «classiques» (officielles) ont perdu toute représentativité. Toutefois, le mouvement n’a pas encore produit les nouvelles structures. C’est le propre des temporalités politiques, dans toutes leurs dimensions, dans le déroulement de ce processus socio-politique ayant un tel caractère et profondément marqué par une histoire qui résonne, certes de manière diverse, dans les têtes, les émois et les inquiétudes des participant·e·s, dont l’engagement est diversifié, par définition.
Dans ce contexte, l’idée des comités populaires de «secteurs professionnels» fait son chemin. Nous ne sommes plus dans les représentations partisanes et idéologiques de l’après octobre 88 (islamistes, laïques, démocrates, nationalistes, socialistes…). Nous ne sommes pas dans une représentation ethnico-régionale (arabophone, berbères, Kabyle, Chaoui (Aurès), ceux de l’est, du sud ou de l’ouest…). Un vent nationaliste surfe sur le mouvement. Nous ne sommes pas encore dans une représentation sociale et encore moins en termes de classes sociales (dont la complétude s’effectue dans de tels processus protéiformes et suivant les degrés d’affrontement) ou prenant forme à l’échelle de quartiers et de villages.
Il s’agit dans ce contexte d’apprécier concrètement la situation. L’émergence de comités populaires n’a pas une portée révolutionnaire dans l’absolu. Pour sacrifier à des comparaisons historiques rapides, établissons quelques éléments permettant des analogies et surtout des spécificités. Les soviets, dans la Russie de 1917, étaient composés d’ouvriers d’usines, de soldats d’origine paysanne et de segments de classes pauvres plus ou moins urbanisés. Ils étaient stimulés politiquement par des forces politiques diverses menant un débat public permanent, et cela à la sortie d’une guerre meurtrière et traumatisante dans un climat de misère insondable. Parmi ces forces les bolchéviks ont conquis une place de relief durant une période, ce qui renvoyait à leur histoire antérieure à 1905, une histoire marquée par des affrontements politico-idéologiques d’ampleur.
Un type de structures analogues, les «choura» (conseils), surgirent dans l’Iran de 1979. Ils étaient, avant tout, l’expression d’un processus d’urbanisation rapide, liée à la révolution verte qui exila des secteurs paysans, par la force, vers «la ville». Leur socialisation urbaine récente fut captée par les structures du clergé qui conduisait une opposition déterminée face au chah; un clergé fort bien organisé, apportant un soutien social à des masses paupérisées. Il fut un vecteur de l’adhésion à la politique de Khomeiny qui avait développé une véritable campagne politico-organisationnelle sur la durée, y compris depuis la France. Les «choura» dans le secteur de la construction et de l’industrie ne disposaient strictement pas du poids organisationnel et politique des couches de déshérités (mostazafin) «pris en main» par les structures politico-sociale et religieuses du clergé komeinyste.
En 2001, la révolte algérienne qui a touché essentiellement les territoires de la Kabylie a aussi produit des comités populaires, initialement portés politiquement par la gauche et les éléments progressistes de la société, mais vite phagocytés et repris par ce qu’on a appelé à l’époque «les Aârouchs», traditionnels dans la forme et conservateurs dans le contenu. [Il est possible de se rapporter à l’étude de l’ethnologue Camille Lacoste-Dujardin (1929-2016), publiée dans la revue Hérodote, 2002/4, Numéro 107. Elle y abordait la complexité des structures «villageoises» ou «intervillageoises» dans la Grande Kabylie et leurs fonctions changeantes, à diverses étapes. Il s’agit d’un sujet de débats nombreux encore actuels – Réd. A l’Encontre]
C’est quelques «renvois historiques» ont pour fonction de ne pas sacrifier à une «sacralisation mythique» de l’auto-organisation. Aujourd’hui, en Algérie, comme le souligne l’historien et ancien combattant pour l’indépendance de l’Algérie M. Harbi, il y a «la main tendue des oligarques aux travailleurs (qui) est un marché de dupes et ne fait que perpétuer leur subordination à l’agenda néolibéral». Car, ces hommes d’affaires, continue le même auteur, «ont besoin des masses populaires pour faire pression sur le pouvoir afin de défendre leurs privilèges».
C’est un marché de dupes, certes! Mais il peut avoir une audience dans un mouvement qui veut rapidement en finir avec ce pouvoir, dans un moment où l’action organisée des travailleurs et travailleuses, au même titre que celle des forces syndicales d’opposition sont relativement faibles. Il reste le mot d’ordre d’assemblée constituante. Celle-ci ne constitue pas non plus la solution «absolue». Après octobre 1988, la mise en place d’une assemblée constituante aurait donné une majorité absolue islamiste fascisante étant donné, alors, la dynamique prise par l’islamisme, en ce moment-là de l’état de la société. Aujourd’hui, l’assemblée constituante, comme revendication, permet d’ouvrir une brèche et de se préparer à porter le débat politique plus largement dans la société.
Des voix s’élèvent pour souligner l’absence d’un parti d’avant-garde. Certes! (Encore faudrait-il savoir lequel, avec quelle configuration et influence sociale; sans même parler de son orientation.) Or, le temps presse et il s’agit donc de tracer, sous une forme générale, compréhensible et appréhendable, une perspective – soit une assemblée constituante – qui encastre un élan démocratique, qui traduise ses exigences et qui pose le problème, d’une part, de son organisation contrôlée par la population et, d’autre part, la remplisse des exigences et besoins sociaux et démocratiques qui se manifestent dans la société.
En effet, «l’histoire» n’est pas «toujours» à la merci des orientations critiques desdites avant-gardes. Ces soulèvements ont leurs traits propres, imprévus, impulsifs, spontanés, contingents, mais n’échappant pas à des dynamiques que les initiatives de masses sculptent. C’est sur ce terrain que peuvent se rencontrer et se nourrir mutuellement la conscience spontanée et la conscience critique, qui permettent la constitution d’une forme concrète de saisie du «comment engager et s’engager dans la prochaine étape».
Article publié sur alencontre.org.