Peu de temps avant la trêve des confiseurs, la presse s’est fait l’écho du lancement d’un « Manifeste pour un pacte social et écologique ». Jean-Pascal Labille (secrétaire général de Solidaris) et Edouard Delruelle (philosophe ULg) ont présenté l’initiative au cours d’une conférence de presse. Le Soir a rapporté certains de leurs propos(1) Le Soir, 15-16 décembre 2018.. Citations.
« Le train est devenu fou, il est inarrêtable si on ne fait pas quelque chose, les peurs se répandent, la colère avec elle ».
Jean-Pascal Labille
« Nos sociétés sont plongées dans une crise systémique. Les dérèglements ne sont pas seulement économiques, mais aussi sociaux (l’explosion des inégalités), politiques (montée des populismes, ingouvernementabilité croissante des démocraties), géopolitique (décomposition de l’Union européenne, crise migratoire, danger de guerres), environnementaux (épuisement des ressources, déséquilibre climatique, dégradation des cadres de vie) ».
Édouard Delruelle
Crise systémique et émancipation
Une contradiction saute aux yeux: de leur analyse du caractère « systémique » de la crise, Labille et Delruelle ne déduisent nullement qu’il faut changer de système : « Nous sommes dans une logique de compromis, de dialogues, de débat, soulignent-ils. Notre Manifeste (…) veut mobiliser largement les progressistes, les libéraux sociaux, les entrepreneurs qui créent de l’emploi et de la richesse, loin des prédateurs financiers ».
On pourrait donc sortir d’une crise systémique sans prendre de mesures antisystémiques? On pourrait en sortir en s’alliant aux « libéraux sociaux » (lesquels? Louis Michel? Richard Miller?) et aux entrepreneurs contre « les prédateurs financiers »? Pour Labille et Delruelle, la réponse est positive. Selon Le Soir, les deux compères croient même possible de s’entendre avec une partie de la droite et du patronat pour « organiser la sortie du dogme aveuglément productiviste ».
Mais ce compte-rendu journalistique est-il correct? Est-ce bien cela que dit ce « Manifeste » lancé par une trentaine de personnalités? Certaines sont connues pour leur engagement très à gauche, voire à gauche de la gauche(2) Citons notamment Mateo Alaluf et Daniel Zamora.? Se reconnaissent-elles dans les déclarations rapportées par la presse? Pour en avoir le coeur net, une seule solution : lire le texte intégral(3)http://pactesocialecologique.org.
Remarque préalable, pour éviter les mauvaises querelles: le « Manifeste » est un document de qualité, intéressant sur le plan de l’analyse de certaines politiques néolibérales, plein de chiffres et de considérations utiles sur le bilan de celles-ci, lucide sur l’alliance montante entre néolibéralisme et nationalisme, ferme dans la défense idéologique des principes de solidarité et de démocratie économique qui sont à la base de notre mouvement ouvrier. On y reviendra en conclusion.
Ceci dit, oui, sur le plan de la stratégie, le « Manifeste » confirme bien l’impression donnée par les porte-parole de l’initiative lors de leur conférence de presse. Pour le dire brièvement: les solutions avancées ne sont pas dans le droit fil du diagnostic.
Côté diagnostic, le texte décrit bien la crise comme « systémique », affirme que « le choix auquel nous sommes confrontés est un choix de civilisation », que nous devons opter pour « une société qui reconnaît le droit de chacun à l’émancipation » et que la condition de celle-ci est « la ‘démarchandisation’ de toutes les activités et ressources qui permettent une vie digne ».
En toute logique, une « démarchandisation de TOUTES les activités » nécessiterait en premier lieu la démarchandisation du travail, c’est-à-dire la fin du salariat, donc l’abolition du capitalisme. En effet, comment vivre « une vie digne » quand on est contraint de vendre sa force de travail, c’est-à-dire de se vendre soi-même, de vendre sa vie comme une marchandise? Le fait que les décisions économiques (que produire, pourquoi, comment, en quelles quantités?) sont prises par les propriétaires de capitaux implique que les travailleurs et travailleuses sont complètement aliéné.e.s de ce qui caractérise la nature humaine (la production consciente de l’existence sociale). Les signataires qui ont lu Marx n’ignorent pas que là réside l’obstacle fondamental sur la voie de l’émancipation effective de chacun.e…
Pourtant, côté solutions, le Manifeste ne plaide nullement pour une stratégie de rupture anticapitaliste. Il plaide au contraire pour un compromis entre les classes, pour « une dynamique historique qui n’est pas en soi hostile au marché et à l’entreprise privée, mais cherche un meilleur équilibre social à travers une économie mixte ». Pour les auteur.e.s, il n’est pas nécessaire de changer de système, changer de « modèle » suffirait(4)Notons en passant le tour de passe-passe résumé dans cette formule: « une crise systémique du modèle néolibéral »…. Ils et elles sont explicites: « Nous proposons une autre voie, une voie réformiste ou transformiste que nous considérons, dans l’état actuel des choses, comme la plus volontariste possible : celle d’une réactivation de l’État Social dans une perspective d’égalité sociale et de soutenabilité écologique. »
Refaire le coup de 1944?
Cette voie « transformiste»(5)Le terme « transformisme » nous semble plus approprié. Le « réformisme » se définit en effet comme une stratégie de construction du socialisme par accumulation progressive de réformes. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit dans le Manifeste. consiste pour ainsi dire à refaire le coup du pacte sociale de 1944. Les auteur.e.s veulent que soit conclu avec la classe dominante un nouveau « compromis » reposant sur « trois piliers » (des services publics forts, la sécurité sociale et un droit du travail attachant l’emploi à des statuts) ainsi que sur trois « dynamiques politiques » (des politiques de régulation « keynésiennes », des politiques de redistribution de la richesse et des politiques de concertation sociale).
Problème: le parallèle historique erroné. Si un pacte social a pu être conclu en 1944, c’est en effet parce que la peur s’était emparée de la classe dominante. Léopold III avait collaboré avec les nazis, le dirigeant du POB(6)Parti Ouvrier Belge : https://fr.wikipedia.org/wiki/Parti_ouvrier_belge Henri De Man avait collaboré avec Léopold III, l’URSS était auréolée du prestige de Stalingrad et le mouvement syndical avait profité de la Résistance pour se restructurer en échappant partiellement au contrôle social-démocrate. Craignant une montée pré-révolutionnaire analogue à celle des années 1917-1923, la bourgeoisie décida prudemment de lâcher du lest. Beaucoup de lest.
La conjoncture actuelle est très différente. La droite et le patronat sont partout à l’offensive, sur tous les plans (social, politique et idéologique). Le mouvement ouvrier et la gauche sont poussés dans les cordes. Les directions syndicales sont désemparées face à la conversion de la social-démocratie au néolibéralisme (le Manifeste est plus que discret sur ce point!), et la gauche syndicale est évanescente…
Dans ce contexte, il semble pour le moins naïf de penser que des secteurs de la classe dominante accepteraient de détricoter les victoires anti-sociales que le capital a engrangées depuis la « révolution conservatrice » de Reagan et Thatcher. Pourquoi le feraient-elle? Pour maintenir « la cohésion sociale », éviter la montée des violences? C’est ce que le Manifeste semble espérer. Mais cet espoir ne repose sur aucune manifestation concrète. Il suffit de voir la réponse de Macron à la « crise organique » révélée par le mouvement des Gilets jaunes pour s’en rendre compte.
Il semble presque aussi naïf d’espérer « convaincre tous ceux qui ont adhéré avec plus ou moins d’enthousiasme, depuis trente années, aux dogmes du néolibéralisme, qu’il est urgent de travailler désormais, non plus au démantèlement de l’État Social, mais au contraire à sa refondation ». Cette phrase est une des rares allusions du Manifeste au fait que la social-social-démocratie belge a collaboré presque sans discontinuer à l’offensive néolibérale depuis le tournant des années ’80. Le texte semble sous-tendu par l’espoir de la voir changer de cap. Or, cet espoir non plus ne repose sur rien. Le PS ne mise-t-il pas sur une nouvelle alliance gouvernementale avec le MR? Qui croit sérieusement que le mariage du social-libéralisme avec le soi-disant libéralisme social permettrait de refonder un Etat social?
Un aggiornamento très insuffisant
D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement de « refondation ».« Nous n’idéalisons pas l’État Social tel qu’il a fonctionné entre 1945 et 1975, écrivent les auteur.e.s. Fondé à l’époque où dominait un modèle familial encore très patriarcal, il n’intégrait qu’imparfaitement l’exigence d’égalité entre les femmes et les hommes ; alimenté par une croissance soutenue, il négligeait les enjeux environnementaux ; mis en place dans les seuls pays occidentaux, il était peu attentif au développement inégal entre Nord et Sud. »
Le Manifeste plaide donc pour un aggiornamento(7)Mise à jour : https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/aggiornamento/1631, résumé comme suit: « Le défi de l’informatique et de la robotique appelle des statuts et des protections qui sont le cœur de cible de l’État Social. Le défi environnemental le pousse à aller plus avant dans la voie de la démarchandisation, qui est son objectif originaire, en soutenant les activités socialement et écologiquement utiles. Le principe d’égalité femme/homme le pousse pareillement à généraliser le principe de l’individualisation des prestations et à embrasser les enjeux liés aux activités de soin. Le défi migratoire le conduit enfin à sortir du cadre national étriqué dans lequel le populisme xénophobe voudrait l’enfermer, et qui ne correspond en fait ni à son histoire ni à son esprit. »
Cette tentative d’intégrer les « nouvelles questions » est louable mais très insuffisante.
Sur l’asile et la migration, le texte plaide pour « intégrer les migrants dans notre nouveau Pacte social et écologique, et travailler au niveau international, pour la plus grande convergence possible vers le haut des politiques sociales ». Mais l’argumentation en faveur de l’intégration est basée sur le solde migratoire (la différence entre les entrées et sorties du territoire national). Du coup, le Manifeste s’abstient de prendre position sur les défis majeurs que sont les expulsions et les centres fermés, pour ne pas parler de la liberté de circulation et d’installation…
Sur les droits des femmes, le texte estime que « l’accès des femmes au marché du travail a fait exploser le modèle “familialiste”, “patriarcal” » mais déplore que « les discriminations de genre persistent dans l’emploi (…) et que les femmes soient encore structurellement astreintes à la “double journée”, du fait d’une répartition inégalitaire des tâches domestiques ». Or, le fait que « la double journée » des femmes demeure la règle indique que « le modèle patriarcal », bien que contesté, est loin d’avoir « explosé »… Le Manifeste se prononce à juste titre pour l’individualisation des prestations et la socialisation du « care »(8)Prendre soin. Mais son approche de la question féministe par l’Etat social est trop étroite. Alors que le texte note la montée nationaliste-sécuritaire-xénophobe, il ne tire pas la sonnette d’alarme sur l’offensive machiste qui en fait partie, et qui se traduit dans la montée de la violence contre les femmes, les féminicides, etc.
Selon le Manifeste, un des amendements majeurs à l’Etat social devrait découler de la prise en compte de la destruction environnementale. C’est la raison pour laquelle le pacte devient « social ET écologique ». Pourtant, le texte est très loin de prendre la mesure de la catastrophe qui est en cours et des moyens de la conjurer. On s’arrêtera sur ce point, car il montre clairement qu’une politique de compromis ne constitue pas une réponse adéquate à la crise systémique.
La preuve par l’écologie: un Etat social « moins productiviste »?
Selon le Manifeste, la cause principale de la « crise écologique » réside dans « l’exigence absurde des détenteurs de capitaux de continuer à réaliser des taux de rendement de 5% et plus par an alors que le taux de croissance de la production n’est que de 2% ou moins ». Cette exigence provoquerait en effet « une surchauffe artificielle de l’économie, destructrice de l’environnement ».
Ce facteur joue évidemment un rôle, mais la destruction de l’environnement découle plus fondamentalement de la croissance elle-même. Aligner le « taux de rendement » sur le taux de croissance n’y mettrait pas fin. Or, « un capitalisme sans croissance est une contradiction dans les termes », comme disait Schumpeter. Il ne s’agit donc pas de remplacer l’Etat social productiviste par un Etat social-écologique « moins productiviste », ou de « sortir du dogme AVEUGLEMENT productiviste » (sic). Il ne s’agit pas d’opter pour un « productivisme éclairé » mais de sortir du productivisme tout court. Plus: il s’agit d’admettre la vérité, à savoir que la situation est grave au point qu’une décroissance physique de la production et des transports est indispensable et incontournable.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes: selon le GIEC, pour avoir une chance sur deux de ne pas dépasser 1,5°C de réchauffement, il faut que les émissions mondiales nettes de CO2 diminuent de 58% entre 2020 et 2030, soient ramenées à zéro en 2050 et deviennent négatives dans la seconde moitié du siècle(9)Plateforme wallonne du GIEC, Lettre N°11.. Faute de quoi, il faudra recourir aux solutions d’apprenti-sorcier de la géoingénierie et des technologies à émissions négatives (la capture-capture-séquestration géologique du carbone, notamment).
Des mesures extrêmement radicales sont donc nécessaires, à commencer par la suppression de la production d’armes, de l’obsolescence programmée et des productions inutiles en général. Or, il crève les yeux que de telles suppressions sont inapplicables si elles ne s’accompagnent pas de mesures tout aussi radicales pour garantir l’emploi, le revenu et les conquêtes sociales: réduction radicale du temps de travail sans perte de salaire, plans publics de reconversion de la main-d’oeuvre avec maintien des revenus et des conquêtes sociales, initiative publique d’isolation de tous les bâtiments et de restauration des écosystèmes, extension forte des transports publics (gratuits), rupture avec l’agrobusiness, etc.
Il crève les yeux aussi que ces mesures à leur tour nécessitent une profonde redistribution des richesses. Le rééquilibrage de la fiscalité proposé dans le « Manifeste » n’y suffira pas. La transition vers un système énergétique « 100% renouvelables » requiert à tout le moins l’expropriation des secteurs de l’énergie et de la finance. Bref, une alternative anticapitaliste est le seul moyen d’éviter que la catastrophe climatique dégénère en cataclysme. C’est certes plus facile à dire qu’à faire, mais il faut commencer par le dire.
Au lieu de cela, les auteurs du Manifeste se fourvoient – ils ne sont pas les seuls à gauche, hélas! – dans le soutien au « plan finance-climat » de Larrouturou-Jouzel, un plan de technocrates du capitalisme vert, appuyé sur la droite par le prince Albert de Monaco, Laurence Parisot, Daniel Cohn Bendit, Benoît Lutgen et une kyrielle d’élus macronistes…(10)Voir la liste des signataires sur http://www.pacte-climat.eu. Un plan totalement insuffisant d’ailleurs : il ambitionne de réduire les émissions par quatre en Europe d’ici 2050, alors qu’à cette échéance elle doivent être annulées complètement, au niveau mondial…
Réformes, lutte et compromis: débattons!
Les auteur.e.s invitent au débat « ceux qui ne partagent pas notre vision des choses, pour que nous confrontions les points de vue ». Voici en résumé le nôtre. Le Manifeste dresse un bilan des politiques néolibérales et avance un certain nombre de propositions qui – on ne le contestera pas – amélioreraient vraiment les conditions d’existence des classes populaires. D’une manière générale, notre critique ne porte pas sur le fait que les auteur.e.s proposent des réformes. Elle porte sur l’insuffisance de celles-ci et, surtout, sur la stratégie proposée. Les deux questions sont évidemment liées.
Nous ne croyons absolument pas à la possibilité d’obtenir un changement de « modèle » – et encore moins un changement de système! – par le biais d’un pacte social et écologique avec (une partie de) la classe dominante. La « relance de la concertation sociale » que le texte appelle de ses vœux est selon nous un piège et une impasse. La formation avec les « libéraux sociaux » d’un gouvernement tournant le dos au néolibéralisme l’est tout autant, et l’idée (que nous avons pas développée ici) qu’il serait possible de fonder une Europe sociale et écologique sans abolir les traités l’est encore plus.
C’est la lutte sociale- écologique qui doit être mise à l’ordre du jour, pas la poursuite d’un « compromis » chimérique. La convergence des luttes est la seule stratégie susceptible d’imposer des réformes significatives. C’est aussi la seule stratégie susceptible de rendre possible la formation d’un gouvernement de rupture, appuyé sur la mobilisation. En tout état de cause, le climat, lui, ne fait pas de compromis…
Notes