Cet article est une opinion mais ne représente pas une prise de position de l’ensemble de la Gauche anticapitaliste.

« La démocratie ne s’use que si l’on ne s’en sert pas. »
(auteur inconnu)

Un constat très inquiétant

L’extrême droite ou la « droite extrême »(1)« Droite extrême » : néologisme pour qualifier des partis qui prennent soin de policer leur discours… qui ne diffère guère de celui de l’extrême droite « décomplexée ». ont le vent en poupe, presque partout en Europe. Quand ils sont au pouvoir, les partis politiques qui relèvent de ces catégories s’attaquent partout, au nom de la sécurité de leurs concitoyens, aux droits des étrangers et aux libertés publiques. Ces mêmes partis, malgré des discours souvent nationalistes et protectionnistes, une fois au pouvoir, ne remettent nullement en question le libéralisme économique et s’allient même souvent avec des partis libéraux, partisans de la privatisation de nombreux services publics, de restrictions dans le domaine de la sécurité sociale et de la plus grande liberté d’entreprendre. Et les partis libéraux eux-mêmes, même quand ils ne s’allient pas à des formations d’extrême droite, ont tendance à faire leur des politiques de plus en plus sécuritaires et dures vis-à-vis des migrants.

Conséquences de ces politiques à la fois ultra-libérales sur le plan économique, sécuritaires et anti-immigrés :

  • La fracture sociale s’élargit. Les riches sont de plus en plus riches, les pauvres de plus en plus pauvres et de plus en plus nombreux. Entre les deux, ce qu’il est convenu d’appeler « classe moyenne », diminue en nombre et a tendance à s’appauvrir elle-aussi. C’est particulièrement le cas des petits commerçants et entrepreneurs, écrasés par la concurrence des grandes entreprises multinationales.
  • La diminution des moyens d’existence du plus grand nombre entraîne l’augmentation des sentiments de frustration et d’angoisse face à l’incertitude du lendemain.
  • Face à cela, influencés par les discours dominants, de plus en plus de victimes du libéralisme économique oscillent entre le fatalisme (il n’y a pas d’alternative) et l’agressivité à l’encontre des « étrangers »(2)« étrangers » entre guillemets : ici, personnes considérées comme telles, qu’elles le soient vraiment ou non, du fait de leurs caractéristiques physiques ou culturelles « différentes »., qu’elles ont tendance à considérer comme les principaux responsables de leurs malheurs.

Ces phénomènes sont loin d’être nouveaux. Ils rappellent cette époque sinistre, où des millions de victimes de la grande crise économique du début des années 1930 furent séduits par les discours fascistes.

Politicien (3)Politicien : dans ce texte, personne qui exerce un mandat politique officiel rémunéré, ressortissant des pouvoirs législatif ou exécutif, que ce soit au niveau local, régional, fédéral ou européen. : un métier ?

Chez beaucoup de ces très nombreuses victimes sociales du libéralisme, le désintérêt pour les questions politiques, autrement dit pour ce qui concerne l’organisation et la gestion de la vie en société (élaboration, vote des lois et mise en œuvre de celles-ci, choix budgétaires, décisions de politique étrangère, etc.) m’apparaît de plus en plus patent(4)Appel aux sociologues : ce que j’avance ici et dans la suite de ce texte à propos des rapports de beaucoup de citoyens à la politique et aux politiciens est basé sur ma longue expérience d’enseignant et de citoyen engagé et non pas sur des études statistiques, dont je n’ai pas connaissance. Si de telles études existent, je serais évidement intéressé à les lire.. La plupart considèrent que la politique est un métier qui doit être laissé aux mains des professionnels du domaine, les politiciens. Seuls des problèmes locaux intéressent et mobilisent encore, parfois, un nombre important de citoyens.

Anecdote révélatrice : il y a quelques années, à l’occasion d’un cours d’histoire dont j’étais le professeur, dans une classe de dernière année de l’enseignement secondaire d’une école d’un quartier populaire de Bruxelles dont les élèves étaient pour la plupart majeurs, donc des électeurs potentiels(5)Une élection devait avoir lieu quelques semaines plus tard., un élève m’interroge : « Monsieur, doit-on posséder un diplôme universitaire pour pouvoir devenir membre d’un parti politique ? » Plutôt que de répondre tout de suite à la question, je demande à ses condisciples ce qu’ils en pensent. A mon grand étonnement, personne n’exprime un avis. Aucun ne trouve la question incongrue. Tous attendent ma réponse. J‘ai déduit de cet événement et des échanges qui ont suivi que, pour la plupart de ces élèves, la politique était un métier réservé à des diplômés universitaires.

La conviction que « politicien » est un métier comme un autre (comme électricien, chirurgien, mécanicien, etc.), qu’on peut faire carrière dans ce domaine, m’apparaît en fait très répandue dans toute la population. Et dans les milieux sociaux les moins favorisés, qui sont aussi les moins scolarisés, domine l’idée selon laquelle la politique est réservée aux intellectuel·s, c’est-à-dire à ceux et celles qui ont réussi de longues études supérieures et qui, grâce à cela, contrairement au reste de la population, maîtrisent les questions politiques et « savent parler »(6)À lire à ce sujet : A.-E. BOURGAUX, La Belgique est-elle démocratique ? Aux limites du suffrage universel, in Politique n° 83, janvier-février 2014, pp. 16 à 23..

Et cela correspond en grande partie à la vision des politiciens eux-mêmes : même s’ils ne sont pas tous bardés de diplômes, la grande majorité de nos représentant·s et dirigeant·s politiques aspirent à faire carrière dans ce domaine, considérant que les fonctions politiques doivent être occupées par les personnes de plus en plus compétentes et expérimentées qu’ils et elles deviendraient au fil des multiples mandats qu’ils et elles seraient amenés à exercer.

Cette « classe politique » est, par ailleurs, largement perçue par beaucoup de celles et ceux qui n’en font pas partie comme un monde à part, séparé des gens ordinaires et dont la motivation principale serait leur intérêt personnel et non l’intérêt général. Il en découle que beaucoup de gens se méfient des hommes et des femmes politiques. Pour beaucoup, s’ajoute à cela la conviction que « les politiciens sont tous les mêmes » ; alors à quoi bon s’intéresser à la politique puisque, que l’on vote pour les uns ou pour les autres, rien d’important ne changera.

L’abandon des questions de société aux spécialistes que seraient les politicien·s professionnel·s fragilise notre démocratie. Car ces citoyens – électeur·s, de plus en plus nombreux qui se désintéressent de ces questions sont des proies faciles pour les discours démagogiques, souvent simplistes, de ceux et celles qui veulent occuper des positions de pouvoir… et les conserver le plus longtemps possible. Dans notre société de consommation où quasi tout s’achète et se vend, les électeur·s votent le plus souvent comme s’ils/elles étaient les « client·s » des femmes et des hommes politiques. Les élu· s seront donc celles et ceux qui auront réalisé la meilleure campagne promotionnelle de leur « produit », c’est-à-dire d’eux-mêmes en tant que « professionnels » de la politique. Une fois élus pour des mandats de cinq ou six années, les parlementaires et les membres des pouvoirs exécutifs (issus indirectement des élections) sont de fait très peu surveillés et encore moins conseillés par leurs électeur·s qui laissent faire ces politicien·s « puisque c’est leur métier ». Cela ne les empêche pas de se plaindre chaque fois qu’ils/elles sont touchés directement par une mesure « décidée d’en haut » et même parfois de protester avec force (manifestations, grèves) mais sans quasi jamais envisager de devenir de véritables acteurs politiques, susceptibles de s’attaquer aux choix politiques qui sont à l’origine des désagréments qu’ils subissent.

Cet apolitisme du plus grand nombre est du pain béni pour celles et ceux qui sont prêts à tout pour conquérir et conserver le pouvoir politique. Et tout particulièrement pour l’extrême droite qui surfe sur les sentiments d’insécurité (physique et sociale) que vivent surtout les plus démunis en leur proposant une explication et une solution simpliste : la cause principale de leurs problèmes serait le laxisme des autorités face à la délinquance et les délinquants seraient essentiellement les « étrangers »(7)Voir note 2.. Il faut leur appliquer la « tolérance zéro ».

Ma proposition

La proposition présentée ici ne prétend pas constituer LE remède magique au manque d’intérêt et d’engagement de la plupart des gens concernant les questions politiques. Elle vise cependant à combattre efficacement ce qui, j’en ai l’intime conviction, en est une des causes majeures : le carriérisme politique.

Je voudrais qu’une loi (ou mieux, un article de la Constitution) réduise la possibilité d’accéder à un mandat politique public rémunéré, qu’il relève du domaine législatif ou politique, à la durée de deux législatures au maximum, qu’elles soient ou non consécutives, étant entendu que le cumul de ces mandats politiques officiels devrait aussi être interdit. Ainsi, en Belgique, nul ne pourrait exercer ce type de mandat durant plus de dix ans au total (aux niveaux régional, fédéral ou européen) ou plus de douze ans au total (aux niveaux communal ou provincial). Il deviendrait, par conséquent, impossible d’occuper durant toute sa vie professionnelle une fonction rémunérée de membre d’un parlement (communal, régional, fédéral ou européen) ou d’un pouvoir exécutif (échevin, bourgmestre, ministre régional ou fédéral).

Ainsi, le pouvoir politique serait partagé entre beaucoup plus de personnes. Ce qui ne pourrait que contribuer à vivifier notre démocratie. D’autant plus qu’à moyen terme un tel changement devrait modifier fortement le rapport à la politique de la population toute entière. Pourquoi ?

D’abord parce que tous ceux et celles qui exerceront temporairement des mandats politiques officiels rémunérés pratiqueront une ou plusieurs autres activités professionnelles avant et/ou après ce passage dans une fonction politique. Ils et elles ne feront plus partie d’une catégorie séparée du reste de la société et ne seront donc plus perçus comme faisant partie d’un monde à part.

Ensuite, parce que, comme beaucoup plus de personnes auront l’occasion d’exercer durant quelques années un mandat politique public, ce type de fonction sera perçu comme plus accessible et le sera de fait.

Aussi, parce que ces personnes, beaucoup plus nombreuses, qui auront occupé ce type de fonction développeront ensuite forcément elles-mêmes un rapport moins distant aux questions politiques et moins suspicieux vis-à-vis des politiciens. Ce qui sera susceptible d’influencer leur entourage.

Le renouvellement périodique beaucoup plus important des détenteurs de ces postes politiques à responsabilité permettra aussi de combattre une certaine tendance au conservatisme et au manque de créativité politique qu’engendre le maintien à ces postes des mêmes personnes pour de très longues périodes.

Je pense également que cette réforme contribuera à diminuer grandement la tentation d’abuser de son pouvoir ou de se laisser corrompre qui guette ceux et celles qui occupent à très long terme des positions de pouvoir.

Réponse à une objection fréquente

Quand j’avance cette proposition, on me rétorque souvent qu’il serait dommage, du fait de cette limitation dans le temps, de se priver des compétences que des politicien·s auraient acquises dans la longue durée. Cet argument paraît à première vue convaincant : quel que soit le métier qu’on exerce, plus on le pratique, plus on devient compétent.

Cependant, pour les raisons développées ci-avant, je plaide pour que politicien ne soit pas considéré comme un métier comme un autre. Ne vaut-il pas la peine de prendre le risque de se priver des supposées compétences acquises par une personne, si c’est pour améliorer considérablement la santé démocratique globale de notre société ? Et puis, sommes-nous si certains que ce sont les personnes les plus compétentes qui font carrière en politique ? Je n’en suis pas convaincu quand je vois, par exemple, des ministres « au long cours » changer régulièrement de département au fil des gouvernements auxquels ils participent. Que feraient-ils /elles sans leurs conseillers et leur administration ? Et qu’est-ce qui empêche d’anciens politiciens de faire profiter celles et ceux qui les remplaceront  de l’expérience qu’ils et elles auront acquise durant leur mandat?

L’Histoire nous a montré que l’argument de l’expertise acquise dont il serait dommage de se priver sert très souvent à justifier le maintien au pouvoir de certains qui finissent par monopoliser le pouvoir et devenir des dictateurs. N’y a-t-il pas là matière à réflexion pour des démocrates ?

Deux conditions indispensables pour la réussite de cette réforme

Pour permettre l’accès du plus grand nombre à des fonctions politiques de pouvoir, il ne suffit pas que la Loi rende désormais impossible le carriérisme politique. Elle doit aussi rendre cet accès possible pour des personnes non fortunées. C’est pourquoi il est indispensable que ces fonctions restent suffisamment rémunérées pour permettre à quiconque d’en vivre durant la durée de son mandat, sans devoir exercer une autre activité rémunératrice(8)Le cas des conseillers communaux fait ici exception car il ne s’agit pas de mandats qui exigent un investissement à temps plein. Il en est sans doute de même pour les conseillers provinciaux.. Étant bien entendu que cette rémunération ne doit pas non plus être trop élevée pour ne pas attirer des candidat·s dont la motivation principale serait l’appât du gain.

Pour la même raison, il faudrait que la Loi protège l’emploi des salariée·s qui exerceront momentanément de telles fonctions politiques en leur assurant, comme dans le cas des congés de maternité, de retrouver leur emploi à l’issue de la période durant laquelle ils ou elles auront exercé ce type de mandat.

Favoriser l’engagement politique par l’éducation

Pour réussir pleinement, une telle réforme devrait à mon sens être accompagnée par des mesures éducatives, avant tout dans l’enseignement obligatoire où l’éducation politique devrait devenir une priorité. Pour être efficace, elle devrait comporter d’une part une initiation plus sérieuse qu’aujourd’hui au fonctionnement des institutions politiques, d’autre part une formation pratique systématique à un fonctionnement institutionnel démocratique par la généralisation, dans l’enseignement fondamental et secondaire, d’institutions donnant aux élèves un pouvoir consultatif et propositionnel : délégué·s des élèves élus par leurs pairs, réunions de classe et de conseils de délégués réguliers (lieu de paroles, de questionnement et d’élaboration de propositions), droit d’être représentés dans les conseils de classe, les conseils de discipline, les conseils ou assemblées d’école ainsi que toute autre institution de leur école où des décisions les concernant directement sont prises par les adultes. Ainsi ils acquerront progressivement, par l’expérience du pouvoir consultatif (le droit d’être entendu par les adultes qui ont autorité sur eux et de leur adresser des propositions), des éléments de culture démocratique.

Les médias publics devraient aussi se réformer afin de remplir à nouveau leur mission éducative dans le domaine politique, au sens le plus large. Car la place de plus en plus réduite consacrée actuellement aux analyses politiques et aux questions de société dans les médias audio-visuels de masse aux dépends d’émissions distractives, contribue aussi grandement au désinvestissement des problèmes sociaux et politiques.

Une telle réforme amènerait par ailleurs les partis politiques à devoir veiller eux-mêmes à « assurer la relève », en préparant plus de personnes à accomplir des mandats politiques.

Au-delà de la démocratie représentative

La réforme proposée ici ne concerne que notre système de démocratie politique représentative (ou indirecte), c’est-à-dire, le dispositif légal qui fait que, par le système des élections, les citoyens et citoyennes délèguent le pouvoir de gouverner, pour plusieurs années, à des représentant·s politiques.

Je suis conscient que la vivacité d’une démocratie ne repose pas que sur cela. La population doit aussi pouvoir s’exprimer entre deux élections. Ce qui est rendu possible par l’existence des libertés d’expression, de réunion et d’association. Ces libertés publiques sont elles-mêmes à la base de la liberté de la presse, des droits de pétitionner, de manifester, de faire grève, de créer des syndicats, des partis politiques, des associations de toutes sortes.

Je pense néanmoins que la réforme que je prône, toute limitée qu’elle soit au domaine de la démocratie représentative, devrait avoir un effet dynamisant pour ce qui relève des autres manifestations de la démocratie, dans la mesure où elle contribuerait grandement à réconcilier les citoyen·s avec la politique.

Et si on essayait ?

Notes[+]