Note de la rédaction : Cet article est une opinion concernant un mouvement large et très diversifié. Il s’agit d’une première tentative d’analyse pour contribuer aux débats mais ceci ne représente pas l’opinion de l’entièreté de l’organisation.
Le mouvement des gilets jaunes interpelle toute la gauche. Par son ampleur. Par sa spontanéité. Par ses méthodes d’action directes et déterminées… Et par ses ambiguïtés.
Le mouvement en Wallonie est certes beaucoup moins large que celui qui a déferlé sur la France. Il n’en est pas moins impressionnant. Des centaines d’hommes et de femmes, parfois accompagné.e.s de leurs enfants, bloquent jour et nuit des routes, des stations essence, ainsi que les sites pétroliers de Feluy, Wandre, Wierde.
Le patronat pétrolier a fait appel à la justice qui a envoyé des huissiers porteurs d’astreintes. Mais les gilets jaunes se sont organisés pour déjouer la menace : les astreintes étant imposées à l’heure, iels se relaient toutes les 59 minutes sur les points de blocage…
La police reste très prudente. Il semble clair qu’elle a reçu des consignes. Le gouvernement sait le caractère spontané et populaire de la protestation. Il ne veut pas jeter de l’huile sur le feu. Au moment où ces lignes ont été écrites, tout en faisant la sourde oreille aux revendications, il attendait prudemment de voir comment les choses évoluaient avant de jouer, éventuellement, la carte de la répression.
Cela a été le cas hier Feluy. En constatant que le mouvement des gilets jaunes était isolé et face a la détermination de quelques dizaines de personnes qui bloquaient depuis plusieurs jours un dépôt de carburant, le gouvernement a envoyé la police pour dégager les bloqueurs/euses à l’aide d’une autopompe et de policier.e.s sur-équipé.e.s. Il y a eu 3 arrestations administratives mais cela n’a pas stoppé leur détermination car iels bloquent actuellement l’autoroute E19.
Cette mobilisation a été accueillie avec hostilité par la plupart des militant.e.s de gauche. Sur les réseaux sociaux, on a pu lire quantité de commentaires sur les possibles accointances avec l’extrême-droite de ce mouvement focalisé sur la hausse des prix des carburants. On a parlé de poujadisme, condamné – à juste titre – des dérapages sexistes, racistes, homophobes.
Dans bien des cas, l’écologie a été invoquée contre les gilets jaunes: pourquoi s’opposer à la hausse des prix puisqu’il faut sortir de l’usage des combustibles fossiles? Comme si la hausse des taxes allait dissuader les gens de prendre leur voiture pour aller au boulot! Comme si la politique néolibérale ne rendait pas de plus en plus difficile de se passer de voiture, sauf pour celles qui ont les moyens d’habiter dans les centres urbains!
Il suffit d’aller sur le terrain pour se rendre compte de l’évidence: ce mouvement est avant tout une révolte contre la vie chère, contre l’austérité, contre les fins de mois de plus en plus difficiles. Disons-le tout net: cette révolte est fondamentalement légitime.
Pourquoi la hausse des prix des carburants a-t-elle servi de détonateur? Parce qu’elle touche de plein fouet certaines couches sociales en particulier : pas seulement des patrons du secteur du transport, aussi des travailleur.euse.s à petits salaires qui ont besoin impérativement d’un véhicule pour aller au boulot, et qui n’en peuvent plus de devoir payer de plus en plus cher pour – mal – gagner leur vie.
Pourquoi se battre contre la hausse des accises sur les carburants plutôt que pour des hausses de salaires, ou pour le retour des produits pétroliers dans l’indice des prix à la consommation ? Les gilets jaunes mettent une certaine réalité sous le nez de la gauche: des couches non négligeables du monde du travail se mobilisent contre « les taxes » parce qu’elles ne voient plus d’autre moyen de desserrer le noeud coulant de l’austérité qui les étrangle. En particulier, elles ne croient pas que l’action syndicale pour des revendications d’ensemble visant à redistribuer la plus-value pourrait soulager leurs souffrances.
Que ce mouvement soit ambigu, qu’il puisse dériver vers la droite, c’est donc une évidence. Certains ne cachent même pas leurs intentions : un leader auto-proclamé des gilets jaunes, ex-membre du Parti soi-disant « populaire », a ainsi annoncé la création d’un « Mouvement des Citoyens Belges » pour présenter des listes aux prochaines élections. Il ne faut pas être diplômé en Sciences politiques pour pronostiquer que ce projet vise à faire passer les gilets jaunes à la couleur brune…
Cependant, la réalité de ce danger n’épuise en rien le débat sur les responsabilités de la gauche, et sur ce qu’elle devrait faire dans cette situation.
Partons d’un constat : c’est la première fois depuis l’après-guerre (au moins) qu’une révolte des classes populaires contre la pauvreté échappe totalement aux organisations syndicales et n’entraîne – jusqu’à présent – aucune réaction structurée au sein de ces organisations.
On a connu d’autres mouvements populaires spontanés et massifs dans ce pays, en particulier la « crise blanche », lors de l’affaire Dutroux. À l’époque, tout le pays était secoué par l’indignation, non seulement face au meurtre des petites filles, mais aussi face à la scandaleuse passivité de la police, de la justice et des responsables politiques. C’était un mouvement très profond, très politique. Mais le point de départ n’était pas directement social.
Dans l’affaire Dutroux, les sommets syndicaux se sont rangés explicitement du côté de l’ordre établi, de l’appareil judiciaire notamment. Mais des centaines de délégué.e.s de base ont pris leurs responsabilités et, lors du dessaisissement du juge Connerotte, le pays a été submergé par une formidable vague de grèves spontanées, assumées par les délégué.e.s
Le risque d’extrême-droite était plus important dans le « mouvement blanc » qu’il ne l’est aujourd’hui parmi les « gilets jaunes ». Une pétition pour la peine de mort se répandait comme une traînée de poudre. Des fascistes tentaient ouvertement de prendre le contrôle de la réaction populaire.
Comment ce risque a-t-il été battu ? Par l‘action intelligente de trois acteurs : le parents de Julie Russo, des militant.e.s de gauche investi.e.s dans les comités blancs (notamment notre camarade Freddy Dewille et ses ami.e.s hennuyer.e.s), et… l’entrée en scène de la base syndicale organisée autour de délégué.e.s d’entreprise qui plaçaient la justice – la vraie- au-dessus de la défense des règles de « l’Etat de droit » bourgeois…
Cette dialectique-là est absente aujourd’hui. Il n’est pas facile de créer des conditions qui lui permettraient d’opérer. D’abord parce que le mouvement embrasse des catégories sociales particulières. Ensuite parce qu’il se focalise sur cette question spécifique des carburants, qui ne concerne que les gens possédant un véhicule. Enfin parce que les gilets jaunes ne sont pas structurés en comités auto-organisés. Quel.le militant.e de gauche, irait passer ses nuits sur l’aire d’une station service, pour lutter contre la hausse des prix des carburants? L’effort n’est pas vraiment en proportion avec la revendication, c’est le moins qu’on puisse dire!…
Les gilets jaunes mettent en lumière ce fait majeur: les sommets syndicaux ont commis une erreur mortelle en enterrant la lutte contre ce gouvernement de malheur, en décembre 2014. Seuls les syndicats, en tant qu’organisations de masse, seraient capables d’offrir un débouché à la colère légitime, à la révolte justifiée. Eux seuls seraient capables de faire converger les mille et une causes d’indignation en un programme de revendications sociales prenant en compte aussi la question écologique. Mais ils ne le font pas, et le réseau de délégué.e.s de gauche qui existait il y a vingt ans n’est plus que l’ombre de lui-même.
Alors ? Alors, qu’on le veuille ou non, il faut s’inspirer des gilets jaunes. Pas de leurs ambiguïtés, évidemment, ni de leur rage antitaxatoire, et encore moins de leurs dérives inacceptables. Mais de leur audace, de leur spontanéité et de leur détermination. Ces qualités existent dans la base syndicale plus que partout ailleurs. Il s’agit de les réveiller, de les encourager, de populariser les luttes auxquelles elles donnent lieu, d’inciter leurs acteurs à se coordonner démocratiquement, par-delà les frontières des appareils.
Chez Deliveroo, chez Ryanair, à La Poste, chez Lidl, avec ou sans leurs responsables syndicaux (et tant mieux, bien sûr, si c’est avec!), des travailleuses et travailleurs, sur les lieux de travail, montrent la voie à suivre: la reconquête du syndicalisme par l’action. C’est sur ce terrain, et pas sur le terrain électoral, que la lutte contre les dangers populistes sera gagnée.