Le régime syrien et ses alliés entament une nouvelle campagne militaire contre la dernière province rebelle échappant à leur contrôle, celle d’Idlib, coincée contre la frontière turque et encerclée par les forces favorables à Bachar al-Assad. Dominée par un groupe jihadiste, la région est aussi le dernier refuge d’une riche société civile animée par les idéaux de la révolution. Ces démocrates et leurs expérimentations, telles que conseils locaux élus, médias libres et centres de femmes, qui n’ont cessé de s’opposer à l’extrémisme, seront bientôt eux-aussi écrasés, avertit l’activiste syrienne Leila al-Shami. Tribune.
Le régime syrien est déterminé à reprendre l’intégralité des territoires qu’il avait perdu. Encouragé par la réussite de ses précédentes campagnes de terreur, qui ont poussé les populations de la Ghouta et de Deraa à la soumission, le gouvernement de Bachar al-Assad se prépare désormais à attaquer Idlib, la dernière province qui échappe encore à son contrôle(1)A l’exception du quart nord-est du pays, toujours contrôlé par les forces kurdes alliées à la coalition internationale. Le devenir de ces territoires n’est pas tranché. Voir sur le sujet notre interview du chercheur Arthur Quesnay (ndlt).. Environ trois millions de personnes peuplent la région, dont la moitié ont été précédemment évacuées de force depuis une autre province. Beaucoup de ces déplacés sont entassés dans des camps insalubres, quand ils ne dorment pas tout simplement dehors.
Ces derniers jours, les troupes du régime ont été massées aux frontières de la province, et des tracts ont été lancés sur les zones habitées, appelant les Syriens à choisir : accepter la « réconciliation » avec le régime, c’est à dire se rendre, ou bien refuser et en assumer les conséquences. Dans le même temps, la Russie envoyait des renforts vers sa base militaire navale de Tartous.
Le sort d’Idlib entre les mains de la « troïka » syrienne
La « troïka » syrienne – Russie, Iran et Turquie – avait fait l’an dernier d’Idlib une zone dite de « désescalade ». Mais les derniers développements pourraient bien saper l’accord, jusqu’ici profitable à ces trois États. La zone de désescalade a très bien servi les intérêts de la Turquie : d’abord, en tenant les Kurdes et le régime Assad à distance de sa frontière. Ensuite, en maintenant la position d’Ankara comme partie-prenante d’un éventuel règlement à long terme. Enfin, en hébergeant des Syriens qui, dans le cas contraire, auraient essayé de rejoindre les 3,5 millions de leurs compatriotes déjà réfugiés en Turquie.
La Turquie a montré sa détermination en établissant des postes d’observation autour de la province, et en constituant sur place un « Front de libération national », amalgame de groupes de l’Armée syrienne libre et de milices islamistes placés sous les ordres d’Ankara. La Russie et l’Iran ont, quant à eux, toujours considéré ces accords sur les zones de désescalade comme étant provisoires. Tout comme Deraa et la Ghouta ont été abandonnés à leur sort, Idlib retournera – c’est du moins ce qu’ils espèrent – sous le contrôle de Bachar al-Assad.
Tentative de construction d’une société libre
Le régime et ses alliés justifient l’offensive en préparation sur Idlib par leur volonté d’en expulser les jihadistes. Hayat Tahrir al-Sham, groupe dominé par le Front al-Nosra lié à al-Qaïda, domine environ 60 % de la province. Ses forces sont estimées à 10 000 combattants, selon l’envoyé spécial des Nations unies Staffan de Mistura. La description répétée d’Idlib comme un « foyer terroriste » alimente cependant la rhétorique du régime, selon laquelle toute opposition à sa domination serait le fait de groupes terroristes. Elle absout également la communauté internationale de toute responsabilité à protéger les civils.
Cette manière de décrire la province est en effet inexacte. La population y est en première ligne du combat contre Hayat Tahrir al-Sham (HTS). Depuis la libération d’Idlib de l’emprise du régime – de manière partielle en 2012, puis totalement en 2015 – beaucoup de ses citoyens se sont investis dans la construction d’une société libre, reflétant les idéaux de la révolution. D’après certains chercheurs, plus de 150 conseils locaux ont été mis en place dans la province afin d’administrer les services essentiels. Beaucoup de ces conseils ont tenu leurs premières élections libres depuis des décennies. La société civile, réprimée depuis si longtemps, y a connu une renaissance. Des médias indépendants, comme la populaire Radio fresh, ont été créés pour concurrencer le monopole du régime sur l’information. Des centres de femmes y sont nés, aidant ces dernières à participer à la vie politique et économique locale.
En première ligne contre l’extrémisme
Le groupe armé jihadiste HTS a menacé ces réalisations, acquises de haute lutte. Le groupe a tenté de s’enraciner dans la population locale. Depuis la chute d’Alep en 2016, ses tentatives visant à imposer son idéologie en prenant le contrôle des institutions et en établissant des tribunaux islamiques se sont intensifiées. Il a été impitoyable avec celles et ceux considérés comme des opposants. En décembre 2017, HTS a arrêté quatre activistes de premier plan – précédemment déplacés depuis Madaya vers Idlib – accusés de « travail médiatique contre HTS ». Raed Fares, l’un des fondateurs de Radio fresh, a survécu à une tentative d’assassinat, tout comme Ghalya Rahal, à l’origine de l’Organisation Mazaya, qui gère huit centres de femmes. Les combats entre HTS et les autres groupes rebelles ont laissé de nombreux civils morts, tandis qu’une série d’assassinats et d’enlèvements contre demande de rançon a suscité la peur et la colère au sein de la population.
Les Syriens n’ont pas risqué leur vie en se soulevant contre la dictature de Bachar al-Assad pour la remplacer par une autre. De nombreux conseils locaux ont publié des déclarations rejetant l’autorité d’HTS dans la gouvernance locale, ou déclarant leur neutralité dans les combats entre groupes rebelles. Des centaines d’activistes locaux ont impulsé l’opposition à la mainmise d’HTS et ont appelé à la démilitarisation de leurs communautés par des campagnes médiatiques et des manifestations. Courageusement, ils ont remplacé le drapeau jihadiste noir par le drapeau de la révolution. En avril, les travailleurs médicaux ont organisé des manifestations contre les affrontements entre rebelles et les enlèvements. Les femmes se sont organisées contre les édits discriminatoires d’HTS, telle que l’imposition de codes vestimentaires stricts et l’obligation pour les veuves de vivre avec un proche parent masculin.
Le spectre d’un écrasement de la société civile
La reconquête de la Ghouta, de Deraa et des autres régions par le régime s’est accompagnée de violations flagrantes des droits humains. Des campagnes d’arrestation de dissidents présumés y ont été menées. Les hommes ont été enrôlés de force dans l’armée du régime. Beaucoup ont été contraints de signer des documents indiquant qu’ils ne participeraient pas à des manifestations ou à des activités anti-régime, et ont subi des pressions pour fournir des informations sur les groupes rebelles. Les journalistes, les travailleurs humanitaires et les militants de l’opposition vivent dans la peur d’être pris pour cible.
La reconquête d’Idlib entraînerait les mêmes conséquences. L’activisme civil, qui opère dans la lumière, serait écrasé, et de prometteuses expériences démocratiques éradiquées, laissant les extrémistes prospérer dans l’ombre.
Tandis qu’une société civile forte est l’un des meilleurs remparts contre la propagation de l’extrémisme, les campagnes de bombardement et la terreur d’État risquent de renforcer l’attrait populaire des groupes jihadistes. Pourtant, aujourd’hui, les principaux donateurs de la société civile syrienne, comme les États-Unis et la Grande-Bretagne, sont en train de retirer les financements accordés aux organisations présentes dans la région, de peur qu’ils ne tombent entre les mains de terroristes. Compte tenu de l’ampleur de la crise humanitaire qui attend probablement Idlib, la suppression de cette aide vitale risque d’aggraver encore la souffrance des civils.
Le régime syrien, une solution à la dévastation qu’il a lui-même causée ?
Pire, un consensus international est en train de s’installer autour de l’idée selon laquelle le régime syrien serait la meilleure solution à la dévastation qu’il a lui-même causée. La communauté internationale tourne désormais son regard vers la question de la reconstruction. Elle réhabilite le régime et récompense ceux qui sont responsables de la destruction du pays, pousse les réfugiés à rentrer dans une Syrie au sein de laquelle leur sécurité n’est pas assurée.
Les habitants d’Idlib sont conscients qu’ils seront probablement abandonnés à un destin similaire à celui de leurs compatriotes de Deraa et de la Ghouta. Déjà profondément ancrée, leur colère face à leur trahison par les puissances supposément démocratiques grandit. Ils comprennent que leur résistance perpétuelle est en réalité perçue comme une gêne par ceux qui veulent la « stabilité » à tout prix. Mais le retour de l’emprise du régime sur Idlib ne conduira pas à la paix, encore moins à la stabilité. Elle éliminera l’alternative démocratique à la tyrannie, laissant les jihadistes – qui se nourrissent de la violence, de l’oppression et de l’occupation étrangère – dans la position du dernier recours, constituant une menace à long terme pour la région et pour le monde.
Cette tribune a initialement été publiée sur le site du NY Times (traduction Bastamag). Syrienne et britannique, Leila al-Shami est une écrivaine et activiste pour les droits humains. Elle publie régulièrement sur son blog intitulé Leila’s blog. Elle est l’auteure (avec Robin Yassin-Kassab) du livre Burning Country. Syrians in revolution and war(Pluto press, 2016) et, en français, a contribué au recueil Non violence dans la révolution syrienne (éd. Libertaires & éd. Silence, 2018).
Notes