Depuis Staline, et à juste titre, l’État propriétaire comme alternative au capitaliste propriétaire n’a pas bonne presse. Nous devons remettre ce débat sur la table. ce texte ébauche, sous forme de grands principes, ce que pourrait être le fonctionnement de l’économie au lendemain de la prise du pouvoir par les travailleurs.
Depuis Marx, Engels et leurs critiques des socialistes utopiques, le projet communiste est structuré autour de l’idée qu’il se construira par le mouvement et qu’il n’a pas à être défini : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. Nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel. Les conditions de ce mouvement résultent des prémisses actuellement existantes »(1)Karl Marx, l’Idéologie allemande, site marxists.org, page 11. ; les communistes « ne posent pas de principes particuliers d’après lesquels ils prétendent modeler le mouvement prolétarien »(2)K. Marx, F. Engels, le Manifeste communiste, Gallimard 1965, page 174. ; ou encore « les communistes peuvent résumer leur théorie dans cette seule formule : abolition de la propriété privée »(3)Idem., page 175..
Lénine radicalise le propos en lui donnant une tournure évolutionniste (plus proche d’Engels popularisant les idées de Marx dans l’Anti-Dühringque de Marx lui-même) : « On ne trouve pas chez Marx l’ombre d’une tentative d’inventer des utopies, d’échafauder de vaines conjectures sur ce que l’on ne peut pas savoir. Marx pose la question du communisme comme un naturaliste poserait, par exemple, celle de l’évolution d’une nouvelle variété biologique, une fois connue son origine et déterminée la direction où l’engagent ses modifications. »(4)V. Lénine, l’État et la Révolution, site marxists.org, page 43 (chap : Les bases économiques de destruction de l’État).
Ou encore : « Le grand mérite des explications de Marx est d’appliquer, là encore, de façon conséquente, la dialectique matérialiste, la théorie de l’évolution, et de considérer le communisme comme quelque chose qui se développe à partir du capitalisme »(5)Idem, page 43..
Cette définition négative (à partir de ce qu’il n’est pas) du communisme est complétée par deux termes :
- L’objectif de la prise du pouvoir : « Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé »(6)le Manifeste communiste, op. cit., page 194. ;
- La société libérée définie de la manière la plus générale : « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous »(7)Idem., page 183..
À défaut d’une définition institutionnelle de ce que pourrait être le socialisme, de grandioses envolées utopiques (fort pénétrantes, là n’est pas la question) parsèment les textes de Marx : « Le règne de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur (…) la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominé par la puissance aveugle [des] échanges »(8)K. Marx, le Capital, livre III [conclusion], Gallimard 1968 , page 1987. ; « Nous avons vu comment dans l’hypothèse de la propriété privée positivement abolie, l’homme produit l’homme, se produit soi-même et produit l’autre homme ; comment l’objet, qui est le produit de l’activité immédiate de son individualité, est en même temps sa propre existence pour l’autre homme »(9)K. Marx, Manuscrits de 1844, site marxists.org, page 42..
Quant aux indications concrètes sur ce que pourrait être une société libérée du capitalisme, Marx s’en tient à l’hypothèse très générale de la disparition de l’argent et de l’État sans formuler les dispositions institutionnelles concrètes qui seraient nécessaires pour assumer les fonctions dévolues à ces institutions : « La société répartit la force de travail et les moyens de production dans les différentes branches d’industrie. Le cas échéant les producteurs pourraient recevoir des bons leur permettant de prélever sur les réserves de consommation de la société des quantités correspondant à leur temps de travail »(10)K. Marx, le Capital, Livre II, 3e section, Gallimard 1968, page 863..
Les théories les plus contestables qui ont traversé tout le mouvement ouvrier depuis le XIXe siècle ont été d’abord formulées par Dans l’Anti-Dühring, Engels fait ainsi l’éloge de Saint-Simon : « le passage du gouvernement politique des hommes à une administration des choses et à une direction des opérations de production, donc l’abolition de l’État, dont on a fait dernièrement tant de bruit, se trouve déjà clairement énoncée ici. »(11)F. Engels, Anti-Dühring, site marxists.org, page 102. Il systématise le propos : « Le premier acte dans lequel l’État apparaît réellement comme représentant de toute la société – la prise de possession des moyens de production au nom de la société – est en même temps son dernier acte propre en tant qu’État. D’un domaine à l’autre, l’intervention d’un pouvoir d’État dans les rapports sociaux devient superflue et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’État n’est pas, il s’éteint »(12)Idem., page 109..
Dans l’État et la Révolution, Lénine fait sienne cette vision d’Engels sur le dépérissement de l’État : « Toute l’économie nationale organisée comme la poste, de façon que les techniciens, les surveillants, les comptables reçoivent, comme tous les fonctionnaires, un traitement n’excédant pas des « salaires d’ouvriers », sous le contrôle et la direction du prolétariat armé : tel est notre but immédiat. Voilà l’État dont nous avons besoin, et sa base économique. Voilà ce que donneront la suppression du parlementarisme et le maintien des organismes représentatifs, voilà ce qui débarrassera les classes laborieuses de la corruption de ces organismes par la bourgeoisie. » (13)V. Lénine, l’État et la révolution, Site marxists.org, page 27.
Il prolonge ainsi cette phrase du Manifeste communiste : « Les antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du développement, toute la production étant concentrée dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public perd son caractère politique. »(14)Manifeste communiste, op. cit., page 182. Lénine illustre le propos de manière non équivoque : la société communiste sera une société dans laquelle la gestion rationnelle de la production prendra la place de la politique, sur le modèle de la poste.
Bilan des prédictions
Chaque société a eu sa vision du paradis comme lieu où les problèmes qui se posent à elle se trouvent résolus.
Lénine, interrogeant un paysan sur sa manière de concevoir le socialisme s’entend répondre « une société où on mangerait du lard sur du lard »(15)Cité par Daniel Bensaïd lors d’un exposé oral pour illustrer en quoi le socialisme, la société d’abondance, ne pouvaient pas être normés par les révolutionnaires…, une phrase difficile à comprendre de nos jours : à l’époque où l’alimentation était le problème numéro un, et où le pain était le seul aliment disponible, avoir un peu de lard à mettre sur son pain était le rêve des affamés.
Le problème alimentaire et la pénurie de viande étaient récurrents en Union soviétique. Dans son livre la Fin de l’homme rouge, Svetlana Alexievitch rapporte dans l’introduction : « On rêvait que les magasins allaient regorger de saucissons au prix soviétique, et que les membres du Politburo feraient la queue comme tout le monde pour en acheter. »(16)S. Alexievitch, la Fin de l’homme rouge, Babel 2016.
Philippe Descola rapporte la vision du Mmonde des esprits que les âmes des Indiens de la côte Est des États-Unis rejoindront après la mort : un monde où il y aurait pléthore de saumons qui remonteraient les rivières (17)Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2105..
Souhaiter un monde où seraient résolus les problèmes alimentaires chroniques n’est pas déraisonnable quand l’alimentation est le souci numéro un. Les utopies des paysans russes ou des Indiens d’Amérique sont tout à fait estimables. Marx ne déroge pas à la règle même si ses utopies sont un peu plus sophistiquées et surtout plus proches des problèmes que nous nous posons dans la société capitaliste moderne : une société où la production est fonction des besoins humains, la régression du travail contraint, l’homme réconcilié avec son être générique c’est-à-dire avec sa nature véritable d’être social, le dépérissement de l’État accompagnant la fin de la division de la société en classes antagoniques…
Mais que l’utopie ainsi formulée se réfère à l’au-delà ou au monde futur, que le paradis soit imaginé sur terre ou dans le monde des âmes immortelles, il fait office de prédiction (prédication ?) et non pas de tâche que l’on se fixe pour l’action.
Le bilan du stalinisme rend plus urgente encore la tâche de définir ce que serait le socialisme car à défaut, c’est une vision étatiste et autoritaire qui s’impose aux esprits. Or les alternatives au capitalisme telles qu’elles sont définies par les révolutionnaires ne créent pas vraiment une rupture de principe. La nationalisation du secteur bancaire, l’extension du secteur public dont on ne dit pas qu’il ne serait pas étatique, la collectivisation des moyens de production dont on ne définit jamais la forme institutionnelle qu’elle pourrait prendre (mis à part des slogans tels que nationalisation sans indemnité ni rachat), nous placent d’emblée, face à un regard extérieur, non convaincu par un projet révolutionnaire, comme des partisans de l’État seule alternative à la propriété privée. Or depuis Staline, et à juste titre, l’État propriétaire comme alternative au capitaliste propriétaire n’a pas bonne presse.
La perspective était déjà controversée par un courant de la Première Internationale au XIXe siècle. Nous devons remettre ce débat sur la table. Ce débat structure en grande partie la division entre communistes et anarchistes.
Un passif étatiste
La nationalisation de l’économie comme voie vers le dépérissement de l’État, ne peut être comprise, faute d’autre théorisation, que comme une adhésion aux thèses d’Engels et de Lénine : la disparition de la politique au profit de la gestion des choses. Or, à l’âge du néolibéralisme, les capitalistes n’ont de cesse de placer la gestion économique hors de portée des institutions démocratiques, parlement, administration du travail, syndicalisme. L’indépendance de la Banque centrale européenne est l’archétype ainsi que l’élément structurant de ce projet patronal qui consiste à mettre l’économie à l’abri de la politique. Hayek a été le théoricien de l’ordolibéralisme, version européenne du néolibéralisme. Sa thèse : traiter « scientifiquement » l’économie comme une chose, hors de portée de la politique et sous la seule responsabilité des experts eux-mêmes issus des entreprises. On comprendra que dans ce contexte, la fin de la politique au profit de la gestion des choses ne fasse pas rêver.
Mais de manière plus générale, comment imaginer que la gestion de la production puisse être une simple question technique : la question du changement climatique et plus globalement de nos rapports avec la nature implique des décisions politiques, des débats de société, des controverses afin de redéfinir de fond en comble ce que serait la production. À l’heure où il est possible techniquement de modifier le vivant, y compris le génome humain, la question purement technique de la faisabilité prend des proportions vertigineuses si elle n’est pas insérée dans une pensée politique. La planification ne garantit pas à elle seule que la question écologique soit prise en compte, pas plus que l’abolition de la propriété privée ne garantit la fin du patriarcat.
Voilà où nous en sommes : un passif étatiste que rien dans nos conceptions politiques ne vient contredire, un refus de penser les formes institutionnelles d’une société socialiste, un catalogue de problèmes à résoudre qui seul tient lieu de programme. Le tout agrémenté de formules générales telles que « sous le contrôle démocratique des travailleurs » ou alors « la démocratie jusqu’au bout » sans qu’on comprenne bien la manière dont cette démocratie pourrait s’exercer.
Si le projet révolutionnaire et le communisme n’ont pas réussi à emporter une large adhésion, ce n’est pas seulement à cause de la méchanceté de nos adversaires ou de l’ampleur de nos défaites. C’est parce qu’il n’y a pas de projet communiste ou alors ce qui est perçu comme le communisme suscite au minimum de la méfiance et en général le rejet. À juste titre.
Du communisme, il ne reste aujourd’hui que la révolution, la confrontation avec l’adversaire de classe pour la prise du pouvoir. Or faire la révolution ne peut en aucun cas être une fin en soi. Pour les gens qui souffrent dans la société capitaliste, la révolution peut apparaître comme un risque supplémentaire de voir augmenter encore les souffrances. Quant au paradis communiste dans lequel tous les problèmes actuels seraient résolus, notre époque de laïcisation de la pensée le rend de moins en moins crédible.
Ni la production réalisée en fonction des besoins, ni la répartition égale des richesses, ni l’arrêt de l’extractivisme, de la déforestation et de l’agriculture intensive ne peuvent tenir lieu de programme communiste s’il n’y a pas en face des formes institutionnelles destinées à les prendre en charge. Le pouvoir des travailleurs ? La gestion démocratique ? La prise en compte des besoins des populations ? Quelle différence qualitative y a-t-il avec le saucisson à volonté, l’homme réconcilié avec son être générique (homme social), la vie éternelle ? Ce sont différentes visions du « paradis » détachées des moyens concrets d’y parvenir ou formes institutionnelles de leur réalisation.
Au stade actuel de la civilisation, on devrait pouvoir faire mieux que Jésus Christ qui promettait la vie éternelle et la résurrection : construire une véritable utopie communiste (pour les 2 000 prochaines années ?), en prise avec le monde réel, et qui ne se réduirait pas, comme c’est malheureusement le cas aujourd’hui, à une liste de problèmes à résoudre.
Des embryons de solutions déjà explorés
Mais pour penser le communisme à partir des problèmes contemporains et des embryons de solutions qui ont d’ores et déjà été explorés, il faut cesser de penser le prolétariat comme la classe qui n’a rien, et qui de rien doit devenir tout. Nous ne sommes pas les damnés de la terre. C’est parce que nous ne sommes pas rien que nous avons expérimenté des solutions à nos problèmes et des institutions pour les prendre en charge.
Trois pistes peuvent être explorées pour penser le communisme à partir d’institutions existantes et qui ont fait leurs preuves.
- La cotisation sociale permet, par le versement d’une partie du revenu à une institution (la Sécurité sociale), qui a été et qui pourrait redevenir non étatique, d’assurer un salaire continué à l’occasion de maladie, de maternité, et lors de la vieillesse. L’assurance chômage pourrait être intégrée au même organisme selon les mêmes principes. La continuité du revenu indépendamment des aléas de la vie est à la fois une expérience vécue et une revendication largement partagée.
- Les services publics tels qu’ils fonctionnent dans de nombreux pays développés sont les lieux où s’expérimente à un niveau de masse la notion de gratuité, l’idée de « à chacun selon ses besoins » (faudra-t-il en parler au passé ?). C’est le cas quand il n’y a pas de préalable pour envoyer ses enfants à l’école primaire ou pour être admis dans un service d’urgence hospitalier. Tout le monde fait quotidiennement cette expérience banale d’emprunter gratuitement une route qu’il n’a pas construite et qui reste entretenue au fil des ans. L’idée qu’un certain nombre de biens permettant d’assurer les besoins primaires tels que l’eau ou l’électricité puissent être distribués gratuitement jusqu’à un certain seuil commence à faire son chemin dans les esprits.
- Les Communs : l’idée de Communs est une alternative à la notion de propriété des moyens de production, que ce soit une propriété publique (propriété d’État ou de collectivités territoriales) ou une propriété privée de type capitaliste. Pour expliquer cette notion, on peut partir de ce que sont et qu’ont été depuis très longtemps les réseaux d’irrigation de nombreux endroits du monde : de tels réseaux n’appartiennent à personne en particulier ; seule leur gestion commune par les usagers en soutient l’existence, la pérennité, l’évolution ; personne n’a le pouvoir d’aliéner le bien, de le transmettre, de le céder à autrui et seul l’usage en est transmissible ; les règles d’utilisation, d’entretien, d’évolution sont déterminées en commun par les usagers qui fixent ensemble la loi fondamentale (les statuts) et les règles quotidiennes de fonctionnement. De très nombreux communs ont existé et existent encore partout dans le monde : des forêts dont l’exploitation est régie par des communautés villageoises, les terrains communaux du Moyen Age… De nos jours, les logiciels libres peuvent être pensés selon ce concept. Antithèse de la propriété, le commun ne connaît que l’usage et la gestion collective de cet usage. Le commun ne garantit pas l’égalité mais il est une alternative à la propriété.
Une sécurité sociale non étatique peut être conçue comme un Commun. Des élections ou des formes de désignation à imaginer pourraient permettre de concevoir une administration démocratique de la sécu présentant exclusivement des usagers. À sa fondation, la Sécurité sociale française, gérée par les travailleurs, était plus proche dans son concept du réseau d’irrigation tel que décrit ici, ou des communaux villageois du Moyen Age, que de ce qu’elle est progressivement devenue : un service étatique, impersonnel, source de profit pour le système capitaliste du secteur de la santé.
Planification non étatique ?
Nous pouvons ici revisiter les thèses de Bernard Friot (18)B. Friot, l’Enjeu du salaire, La Dispute, 2012 sur ce qu’il a imaginé en termes de « caisse d’investissement » : des ressources seraient prélevées sur toutes les entreprises et versées à des caisses qui ensuite les affecteraient sous forme d’investissement à la totalité des entreprises d’un espace économique. Ces caisses d’investissement seraient gérées démocratiquement sur le principe des communs, c’est-à-dire que leur administration serait désignée par une combinaison de suffrage universel et de délégation issue des entreprises concernées. Nous avons là le modèle d’un système de planification non étatique qui répartit les moyens des entreprises selon des critères qui ne sont pas des critères de marché. Au niveau de l’entreprise, la reproduction simple, c’est-à-dire l’entretien et le renouvellement du matériel, l’approvisionnement, serait du ressort de ses propres travailleurs par la voie de l’autogestion. Au niveau global, la reproduction élargie, c’est-à-dire l’affectation de nouveaux moyens de production, serait du domaine de la planification démocratique par la voie des caisses d’investissement (19)Pour expliciter la notion de reproduction élargie, disons que les banques par l’intérêt et la Bourse par les dividendes gèrent quelque chose qui se rapproche de la reproduction élargie du capital. Ces institutions prélèvent et réaffectent, selon les critères capitalistes, la part des richesses qui dépasse le fonctionnement régulier des entreprises.. La frontière entre reproduction simple et reproduction élargie peut être discutable et ferait l’enjeu du débat démocratique. Nous avons là l’outil pour concevoir une planification non étatique, pour piloter les transformations du système productif, et pour faire de son évolution l’enjeu du débat public. L’élection des conseils d’administration des caisses d’investissement, au niveau régional, national, et éventuellement international, serait un temps démocratique fort où toutes les questions fondamentales, en prise avec la vie matérielle des populations concernées, seraient débattues et controversées : le système productif et son évolution seraient au cœur de ce type de démocratie.
Nous nous éloignons cependant de la conception que s’en fait Bernard Friot : les caisses d’investissement ne peuvent pas être alimentées par un versement en pourcentage des salaires. En effet, tant que nous restons dans un système de marché, il reste des bénéfices ou des pertes, des entreprises plus productives que d’autres, une demande de biens évolutive et plus ou moins intense. Les ressources des caisses d’investissement seraient calculées sur un modèle plus proche de l’impôt sur les bénéfices ou de la TVA, des bénéfices versés aux actionnaires et des intérêts des emprunts versés aux banques, que sur le modèle de la cotisation sociale basée sur le salaire. En effet, le marché à ses propres exigences qu’aucune nouvelle théorie de la valeur économique ne peut prétendre altérer. Si le salaire versé était la mesure de toute chose (ce que prétend instaurer Friot avec sa notion de valeur économique et de qualification) alors il n’y aurait aucune possibilité de mesurer quoi que ce soit : à partir du moment où il y aurait eu un travail quantifié et salarié pour produire un objet, qu’est-ce qui permettrait de dire qu’il vaut plus, ou qu’il vaut moins, ou qu’il ne vaut rien ? La seule mesure en serait « combien ça a coûté à produire » sans tenir compte de la demande exprimée monétairement ou du besoin défini démocratiquement (20)Cette critique de Bernard Friot pourra apparaître lapidaire. Très schématiquement : Bernard Friot propose que soit prélevée, selon un pourcentage du salaire, une part destinée à l’investissement, celui-ci serait entièrement affecté aux entreprises par les caisses d’investissement qui en auraient effectué la collecte, sur le modèle de la sécurité sociale. Voir à ce sujet mon commentaire sur son livre : Gérard Vaysse, La puissance utopique des thèses de Bernard Friot sur le salaire, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article27938, 12 février 2012..
Un aspect de la transition peut être imaginé dès maintenant comme objectif de lutte au sein du capitalisme : comme la sécurité sociale a été arrachée par les travailleurs sans faire la révolution, nous pouvons imaginer les prémices de ce qui deviendrait, sous le socialisme, les caisses d’investissement. Quand nous disons : « pas de subventions aux entreprises qui licencient » ou alors « pas d’argent public aux entreprises privées » la question du pilotage de l’économie par l’État reste entière. Pourquoi ne pas imaginer, sur le modèle de la sécurité sociale, une caisse servant à accompagner les restructurations d’entreprises, à protéger les travailleurs et à fournir les investissements nécessaires à des transitions, un organisme qui serait indépendant de l’État, alimenté par les cotisations patronales, et dont la gestion par les travailleurs serait un enjeu et ferait l’objet d’une bataille démocratique, comme l’est la gestion par les travailleurs de la Sécu (sans l’État ni les patrons). Ce serait un complément institutionnel à la revendication « pas d’argent public pour les entreprises privées », qui aurait au minimum une valeur pédagogique, et pourquoi pas, si les circonstances sont favorables, une institution, un acquis des travailleurs, comme l’a été la Sécurité sociale en 1946 en France. Avec un tel profil (que nous pourrions présenter comme une des tâches d’un gouvernement au service des travailleurs) nous défendrions l’idée de socialisation de l’économie autrement qu’en termes, pour l’immédiat, de nationalisation ou, pour le futur, de révolution. Ce serait une saine rupture avec notre profil « étatiste ».
Plutôt que la nationalisation des grandes entreprises et des banques, voici le premier acte révolutionnaire qui accompagnerait l’appropriation directe des entreprises par leurs salariés (virer les patrons, élire les directeurs) :
- Mise en place de caisses d’investissement à l’échelle régionale et nationale (et au-delà). Ce système non étatique de planification et de pilotage de la production serait un élément clé de notre programme socialiste.
- Dissolution des banques d’affaires et de la Bourse.
- Affectation de la totalité de leurs ressources et, dans un premier temps, de leurs modalités de recouvrement des intérêts et des dividendes (à réformer dans un deuxième temps) vers les caisses d’investissement, ainsi que du personnel qualifié affecté à ces tâches. Ainsi les fonctions bancaire et planificatrice (la Bourse est l’outil de planification du capitalisme) seraient rassemblées en un même organisme, avec au passage une opération qui briserait la colonne vertébrale du capital.
La cohésion monétaire de l’ensemble (création monétaire, interface avec les autres devises) serait maintenue par une banque nationale refondée, démocratisée, sous le contrôle des caisses d’investissement.
Diminuer la place de l’argent
La part des biens et des services distribués par les services publics sous forme non monétaire, comme le sont déjà pour partie l’éducation et la santé, ira en s’accroissant. De ce fait la place de l’argent dans la vie économique sera de plus en plus minoritaire. Quand on parle de dépérissement de l’argent, on peut se faire traiter de doux utopistes, ou parfois même de personnages dangereux. Cependant examinons de près ce qui se passe d’ores et déjà dans notre société.
Dans la paye d’un ou une salarié, environ la moitié ne lui est pas versée directement mais est versée sous forme de cotisations sociales à divers organismes, ce qui crédite le salarié d’un certain nombre de droits à la santé, à la retraite, aux allocations familiales, aux indemnités de chômage, etc. Sur la partie effectivement monétaire qui lui est versée, et dont il dispose pour son usage privé, 20 % environ seront encore reversés sous forme de TVA, taxe d’habitation et éventuellement taxe foncière, taxes sur le carburant. Au total ce n’est qu’un tiers environ du salaire qui sera effectivement disponible pour des achats. Le patronat se désespère du fait qu’en France plus de 50 % de la richesse est répartie sous forme de « prélèvements obligatoires » (beaucoup moins que la moitié pour le patronat, et proche des deux tiers pour les salariés).
Nous voyons ici que le dépérissement de l’argent est déjà (potentiellement) largement amorcé au sein même de la société capitaliste. En effet une cotisation sociale figure sur la feuille de paye, mais elle est reprise avant même d’être versée ; la cotisation retraite des fonctionnaires est prélevée par l’État sur ses salariés alors même que c’est l’État lui-même qui paye leurs retraites (il ne s’agit que de jeux d’écriture purement fictifs, dont l’enjeu au moment où cela a été institué n’était autre que de faire baisser le salaire direct) ; 20 % de la valeur de tous nos achats est prélevée sous forme de TVA – dans toutes ces situations, si une part de cet argent qui nous est donné pour être immédiatement repris venait à disparaître, si les biens et les services qu’il sous-tend étaient gérés de manière en partie non monétaire, alors, sans rien changer aux répartitions, notre situation en termes de capacité d’achat ne serait pas modifiée. Une partie de la circulation monétaire est un jeu d’écriture qui n’a de sens que pour le système capitaliste. Sa fonction est d’organiser la concurrence de tous contre tous. Le capitalisme ne sait quantifier que des valeurs d’échange ou des pseudo-valeurs d’échange évaluées en termes monétaires (tels ces objets jamais produits, comme l’air ou le droit de passage d’un oléoduc sur un territoire), il est totalement incapable de gérer des valeurs d’usage par affectation de moyens car il ne connaît que la valeur marchande.
Si la monnaie peut servir d’unité de compte, le marché n’est en rien nécessaire, ni l’achat et la vente, pour faire fonctionner des services publics qui mettent des richesses à disposition sans paiement : des routes, des écoles, des universités, des hôpitaux etc. Des fonctionnaires y seraient affectés (recrutés) ; leur salaire direct, comme celui de tous les salariés, tendrait à diminuer au fur et à mesure qu’un plus grand nombre de biens et de services seraient distribués sans contrepartie monétaire. La place de l’argent dans l’économie se réduirait.
L’étonnant et le paradoxe sont le fait que ce mouvement est déjà amorcé au sein même de la société capitaliste. Les tentatives pour tout monétiser, l’air qu’on respire, les forêts primaires qu’il faut préserver, les gènes ou la culture, ne doivent pas occulter le fait que la socialisation de plus en plus massive par la voie capitaliste rend l’unité de compte monétaire de plus en plus fictive, de plus en plus éloignée de l’objet qu’elle est censée mesurer, souvent plus proche d’une simple opération d’écriture que d’un véritable échange de valeurs.
Accompagnant la régression de l’argent comme moyen de paiement, une part de la production pour le marché effectué par les entreprises autogérées pourrait basculer vers les organismes distribuant gratuitement des biens et des services, dans le prolongement des actuels services publics. Il reviendrait au débat démocratique de déterminer la part du marché et de la gratuité, de l’affectation des richesses par voie monétaire ou par décision politique.
État résiduel
Un État résiduel subsiste. L’État dans sa fonction de domination de classe : l’armée, la police, la justice. L’État des travailleurs, fondé au lendemain de la révolution, n’en serait pas moins un État qui assurerait la domination de la classe ouvrière sur une bourgeoisie qui n’aurait pas renoncé au pouvoir, que ce soit à l’échelle nationale ou internationale. Cet État dépouillé de toutes ses fonctions économiques resterait cependant l’État de la classe dominante, du prolétariat.
Il reste à explorer la manière dont cet État pourrait être « démocratique » pour autant que cette notion ait jamais eu un sens en parlant d’un État.
Quelques pistes :
- Une armée dont les officiers seraient élus par les soldats sur le modèle de la première période de la guerre civile espagnole ;
- Des juges élus dans toutes les juridictions sur le modèle des prud’hommes ;
- Un parlement élu (suffrage universel géographique ou professionnel ?) sur la base de propositions de candidats par les diverses institutions de la société…
La liberté politique la plus totale règne dans toutes les institutions : les partis ou les divers regroupements débattent publiquement, présentent des candidats, proposent des programmes. La lutte des partis ne concerne pas seulement l’élection parlementaire, elle traverse toutes les instances de la société, en particulier les institutions de gestion de la production qui, sous le capitalisme, sont maintenues hors de portée du débat démocratique.
Voilà une ébauche, sous forme de grands principes, d’un fonctionnement de l’économie au lendemain de la prise du pouvoir par les travailleurs. Une telle conception casse l’idée, que nous traînons comme un boulet, selon laquelle l’appropriation collective et la planification passent nécessairement par l’État (et l’idée absurde que l’État en devenant tout pourrait devenir rien).
Article publié sur Inprecor.
Notes