Quatre années après s’être déroulée au Brésil, la coupe du monde de football a débuté cette fois le jeudi 15 juin 2018 en Russie, avec le match Russie-Arabie Saoudite. Cette affiche à elle seule peut faire grincer des dents, la confrontation sportive mettant en scène deux pays clairement adversaires des libertés individuelles et collectives, et des droits sociaux et environnementaux.

Mais la coupe du monde de football, si elle ne peut se limiter au football, ne peut pas, non-plus, se limiter à un rejet de principe. Si la compétition symbolise une manipulation des puissants sur les classes populaires du monde entier, c’est aussi l’expression la plus poussée de l’art qu’est le football, le moment, tous les quatre ans, où le ballon rond et les 22 acteurs ont 90 minutes – ou plus – pour procurer du plaisir et des émotions, d’un point de vue artistique et tactique, à des milliards d’êtres humains.

La politique est partout

Le trio des reds, finalistes de la ligue des Champions, et tous présents à la Coupe du Monde avec l’Egypte (Salah), le Sénégal (Mané) et le Brésil (Firmino)

Cette édition 2018 de la coupe du monde va voir 32 équipes s’affronter. Si certaines grandes nations du football seront absentes, comme les Pays-Bas et l’Italie, les grandes écuries sont quand même au rendez-vous. Le Brésil de Neymar – favoris pour l’auteur de ces lignes – l’Allemagne de Neuer, la France de M’Bappé, l’Espagne d’Iniesta, l’Argentine de Messi, le Portugal de Ronaldo, font parties des équipes qui vont très probablement se disputer le sacre. De nombreux outsiders se placent derrière, et pourraient jouer un rôle intéressant, comme la Belgique (et sa génération dorée des frères Hazard, de Courtois, de Lukaku, de Mertens, etc.), l’Angleterre de Robertson et Kane, l’Uruguay de Cavani/Suarez, la Croatie de Rakitic/Modric et – surprise du chef – l’Egypte (si Mo Salah, le pharaon de Liverpool, retrouve ses capacités physiques à temps). Comptons aussi sur deux belles équipes africaines, dont le Maroc mené par le technicien Hervé Renard, et le Sénégal porté par l’incontournable joueurs des Reds, Sadio Mané – encore un Red, et n’oublions pas, l’autre joueur de la Mersey, le brésilien Roberto Firmino.

Mais une fois ce tour d’horizon footballistique réalisé, il est essentiel de voir que, nombreux de ces joueurs vont porter sur leurs épaules les maillots de pays qui ne méritent pas autant de passion que les passements de jambes de Ronaldo ou les coups de reins explosifs de Kylian M’Bappé. En effet, l’hôte de cette coupe n’est autre que la Russie, dont son chef, Poutine, est l’allié de Bachar Al-Assad, l’assassin du peuple syrien. La Russie c’est aussi le pays où les journalistes ne peuvent pas exercer leur travail normalement, où le pluralisme démocratique n’existe pas, où les homosexuelLEs sont traquéEs et même tuéEs, comme en Tchétchénie, par Kadyrov, soutien de Poutine. Je pourrais continuer la liste longtemps, mais nous avons compris dans quel genre de pays la compétition sportive la plus suivie du monde va se dérouler, et quels effets cela peut avoir sur l’opinion publique. Très clairement, en plus du désastre écologique que représente la gestion capitaliste d’un tel événement (reconstruction de stades neufs alors que des stades existent déjà, par exemple), c’est aussi un désastre politique pour les exploitéEs et oppriméEs russes et du monde entier, qui voient les dirigeantEs qui les écrasent au quotidien, utiliser leur passion pour se donner une image de pays ouverts, accueillants et modernes. C’est un coup de communication pour les dirigeants, et un coup économique pour les capitalistes.

Ne pas se focaliser sur la Russie et combattre son propre impérialisme

Presnel Kimpembe et Kyllian Mbappé, les deux jeunes parisiens, participent à leur première coupe du monde avec la France.

La Russie, comme le Qatar, sont des exemples « faciles » pour celles et ceux qui n’aiment pas le football, et souhaitent démontrer qu’ils ont raison. Mais l’expression capitaliste du football n’est pas le football. Le football est une pratique sportive, collective, populaire, artistique et tactique. Sous l’ère capitaliste, le football est utilisé, comme le reste, pour servir à aliéner les populations. C’est aussi un lieu où le racisme, le sexisme, l’homophobie pullulent. D’autres pourront aussi facilement critiquer les sommes d’argent monstrueuses que représentent certains transferts ou certains salaires de joueurs. Mais est-ce pire, réellement, que dans l’entreprise ? Sans doute cela est-il exacerbé – notamment en ce qui concerne l’homophobie – mais les critiques sur les questions financières sont peu tenables sans une critique globale de la société capitaliste. Pourquoi un Neymar ne pourrait pas être multimillionnaire et un Dassault si ? La critique du football business est une critique juste, mais elle ne peut avoir de sens que si ces critiques émanent de personnes qui ne méprisent pas le football, les supporters et les joueurs, et si cette critique s’applique à l’ensemble de la société.

Aussi, pour la coupe du monde qui vient, les françaisEs, plutôt que critiquer uniquement la Russie et l’Arabie Saoudite – ce qu’il faut faire quand même – ferait mieux de critiquer leur propre gouvernement, qui réduit lui aussi les libertés individuelles et collectives, casse les droits sociaux, mène une politique de racisme d’état, soutient des gouvernements criminels, comme l’Arabie saoudite, mais aussi la Turquie ou Israël. Combien de groupes de supporters et supportrices, amoureux/ses du football, iront porter ce message, et le portent au quotidien dans les stades de leurs clubs ? Combien d’entre eux font un travail antifasciste essentiel pour enrayer la menace brune dans les stades – la question de l’antifascisme sera par ailleurs centrale en Russie, pays où sévissent des hooligans racistes qui insultent les personnes noires lors des matchs et organisent des bastons de rue comme à Marseille en 2016 contre des supporters/trices anglaisEs pendant la coupe d’Europe des Nations. Des supporters de Liverpool, de Marseille, de Bordeaux, du Celtic Glasgow, pour ne citer que quelques exemples, savent construire des ambiances de stade internationalistes – drapeaux du Che, de la Palestine, chants révolutionnaires et antifascistes, etc. Ces lieux deviennent alors des lieux de gauche, en plein cœur du football que beaucoup identifient pourtant à la « bêtise humaine ». Evidement, la bêtise, est majoritaire dans les stades, où le racisme est de plus en plus présent, en particulier en Italie et dans les pays d’Europe de l’Est, mais cela est-il à l’image du football où à l’image de la société ? Cela ne symbolise-t-il pas, une fois de plus, le recul de la conscience de classe et de l’enracinement social des organisations syndicales et politiques de gauche et d’extrême-gauche ? Refuser de faire de la politique au sein même du football, c’est équivalent à refuser d’en faire dans les quartiers populaires, dans les entreprises, ou ailleurs. C’est un choix politique. Et le choix de se couper du monde du foot, c’est le choix, aussi, de se couper d’une grande partie des classes populaires. Une fois de plus, la gauche ou l’extrême-gauche, apparaît, soit ridicule à l’image d’un Mélenchon qui fait semblant de supporter l’OM, soit hostile et méprisante, à l’image du même Mélenchon qualifiant le football d’opium du peuple et ne comprenant pas les supporters qui regardent jouer des millionnaires…

Neymar Junior, joueur du PSG et ancien de Barcelone, un des très probables futurs ballons d’or, tentera de ramener la Coupe du Monde au Brésil.

L’extrême-gauche, dont le NPA, n’est pas en reste, et ne parle quasiment pas du football – et des autres pratiques sportives – sauf pour faire une critique de la coupe du monde tous les 4 ans. Militant du NPA, j’ai toujours eu du mal à vivre cette passion en interne, malgré le fait qu’il s’agisse pour moi d’un secteur d’intervention politique évident. Mais cette extériorité renvoie en réalité à un éloignement des passions des classes populaires. Il ne s’agit pas que le NPA ou Mélenchon soient étrangers aux classes populaires, mais plutôt qu’il y a un décalage entre la pratique militante et les préoccupations culturelles des gens, en plus d’une vision de la politique comme quelque chose d’uniquement sérieux, qui enlève au projet révolutionnaire son côté heureux et jouissif. Pourtant la révolution ce n’est pas que la question du pouvoir, c’est aussi et surtout le début d’une autre société, où on fait plein de réunions, mais aussi où l’on danse, on chante, on joue au football ou au badminton. La question des passions et des plaisirs est un levier essentiel dans un projet d’émancipation collectif des peuples du monde entier. Il serait heureux d’en prendre vite conscience, et de s’implanter dans les stades et les clubs, auprès des gens, pour défendre d’autres idées que celles qui nous pourrissent la vie au quotidien. Un autre football est possible, à l’image de la société communiste à construire. Mais dès aujourd’hui, la clairvoyance d’un Kanté, le génie d’un Messi, la force d’un Kimpembe, la fougue d’un M’Bappé, les dribbles fous de Salah avant une frappe enroulée du gauche dans le petit filet, la générosité de Marcelo tout comme l’aisance technique de Neymar sont à prendre et à déguster les yeux et le coeur ouverts.

Article publié le 11 juin sur Mediapart par Alexandre Raguet, militant du NPA en France.