Entretien avec Ludivine Bantigny, historienne et militante qui vient de publier 1968 : de grands soirs en petits matins (éditions du Seuil). Nous revenons avec elle sur les événements de 1968 et sur leur portée, cinquante ans plus tard.
Pourquoi ce livre sur mai 68 ? Avais-tu anticipé le conflit de -mémoire à l’occasion du 50e anniversaire de l’événement ou est-ce un projet plus ancien ?
En fait ce travail est déconnecté de la commémoration, et c’est assez arbitraire que le livre sorte au moment du cinquantenaire – même si l’éditeur a repoussé de quelques mois la sortie du livre, qui était prévue en octobre dernier. Cela fait plusieurs années que je travaille sur 68, une longue plongée en archives, et cela s’inscrit plus globalement dans un travail que je mène depuis longtemps, sur la question de l’engagement politique, de la subversion, de l’insubordination. Par ailleurs, le conflit de mémoire que tu évoques, qui a commencé depuis bien longtemps, alors même que l’événement n’était pas achevé, constitue une autre motivation, historiographique bien sûr, mais aussi très politique : il est particulièrement insupportable d’entendre les récupérations, déformations, défigurations de l’événement, dans un discours médiatique assez hégémonique, bien souvent porté par quelques figures de 68 devenues porte-parole auto-proclamées. Ce discours tend toutefois à être ébranlé, et c’est à cela que j’ai voulu contribuer, en opérant un retour aux sources, c’est-à-dire les archives, et non en m’appuyant sur des témoignages, récits personnels souvent reconstitués a posteriori, même s’ils sont eux aussi importants. Il s’agissait de revenir à l’événement, et non à ses interprétations ou à ses -conséquences supposées.
Tu prends à rebours l’idée-cliché d’un mai 68 principalement étudiant et parisien, et tu t’élèves contre tous ceux qui veulent résumer 68 à une « pensée par slogans ». Que veux-tu dire par là ?
Quand on revoit la chronologie, on voit déjà que 68 n’a pas commencé au mois de mai ni au mois de mars, donc ni au Quartier latin ni à Nanterre. On pourrait dire que 68 a commencé à Caen, dans les luttes ouvrières de la Saviem en janvier, qui ont été un grand moment de lutte contre le patronat, avec déjà des liens avec des étudiantEs venus prêter main forte aux travailleurEs. Si on regarde les années précédentes, 1966 et 1967, il y a beaucoup de mobilisations, très diverses, qui ont montré des solidarités entre différents univers sociaux, différentes classes sociales, et en particulier des solidarités entre ouvrierEs, paysanEs et étudiantEs. Voilà qui permet de relativiser, sans toutefois la nier, l’étincelle étudiante parisienne de 68.
Et si l’on regarde les événements de mai-juin eux-mêmes, en particulier en examinant les archives de la police, on se rend compte que les étudiantEs sont tout de suite rejoints, dans le Quartier latin, par des ouvrierEs, des jeunes prolétaires, des garçons de café, des plongeurs, des ingénieurs, des cheminots, etc. Il y a un brassage social, qui est le produit d’une solidarité face à la répression policière, mais qui est aussi pensé comme tel : un affrontement de classe, avec également chez les étudiantEs la volonté d’être au côté des ouvrierEs en grève, sur les piquets, etc.
Tu as fait un gros travail d’archives. Quelles sont les informations un peu surprenantes, peut-être même contre-intuitives, que tu as découvertes, toi qui est non seulement historienne mais qui as aussi un parcours et un habitus militants ?
Ce qui m’a frappée, c’est qu’il se passe des choses absolument partout. Il y a donc non seulement un décentrement chronologique, mais aussi géographique : je n’ai évidemment pas pu aller dans toutes les archives départementales, mais j’ai essayé de diversifier au maximum, en ne me concentrant pas seulement sur les bastions ouvriers, même si je les ai bien évidemment étudiés de près. Et on se rend compte qu’il y a des manifestations et des grèves partout, même dans de petites entreprises de quelques dizaines de salariéEs. Il y a un effet de contagion et de solidarité qui se diffuse très rapidement un peu partout.
Ce qui m’a également intéressée, c’est l’importance du rôle des agriculteurs. Alors évidemment, on ne parle pas de tous les agriculteurs, mais il y a un monde paysan qui est remonté depuis des années, qui pose la question du marché commun, de l’Europe, de la compétition exacerbée, et qui va se mobiliser en 68.
Un phénomène marquant est que dans de très nombreux secteurs, la grève, en tant que suspension du temps, du temps de travail notamment, permet de réfléchir à beaucoup de choses, de réfléchir à la vie dans un sens très large : des lycéenEs d’une incroyable maturité, qui ont des projets pédagogiques qui, s’ils étaient appliqués, changeraient radicalement notre rapport à la vie et à l’esprit critique ; des artisans qui s’interrogent sur leur travail ; des chauffeurs de taxi qui posent la question de la pollution des villes ; les artistes, avec par exemple les danseurs et danseuses de l’Opéra de Paris qui se réunissent en assemblée générale tous les jours et qui se posent des questions sur comment ils et elles pourraient être davantage utiles à la société ; même dans les églises, avec des prêtres rouges qui réfléchissent de manière critique à la hiérarchie ecclésiastique…
En fait, contrairement à la vulgate qui veut qu’en 68 les gens ne savaient pas ce qu’ils voulaient, pourquoi ils se battaient, il y a de l’élaboration partout, une appropriation du politique, une réflexion approfondie sur le changement social, sur la stratégie, sur le programme, etc.
Des questions qui se posent lors d’un moment particulier, mais qui pour la plupart d’entre elles sont toujours d’actualité…
Oui. J’ai été par exemple très frappée par la lucidité incroyable de certains des protagonistes du mouvement sur la question de l’autonomie des universités et les risques qu’elle porte. D’un côté il y a des facs qui se proclament autonomes, comme l’université de Strasbourg, et cela apparaît comme une avancée considérable en ce qui concerne les rapports de pouvoir, mais de l’autre certains voient bien que le patronat pourrait tirer profit d’une logique d’universités autonomes et donc concurrentielles. Ils ont eu les débats que l’on a pu avoir dans les années 2000 au moment de la LRU [loi relative aux libertés et responsabilités des universités, dite « loi Pécresse »], posés dans les mêmes termes, réfléchis, avec une grande clairvoyance politique.
C’est entre autres pour cela que tu dis qu’il ne faut ni commémorer ni célébrer 68, mais le « rendre vivant » ?
On s’est assez vite débarrassé, enfin je l’espère, de l’idée que l’État de Macron allait commémorer 68, cela a suscité une levée de boucliers, sur sa droite, sur sa gauche, partout… Et c’est une bonne nouvelle. Mais je pense que nous aussi nous devons sortir de cette idée de commémoration, qui fige nécessairement le passé. C’est un travail qui a déjà été engagé, je pense notamment à ce qu’écrivait Daniel Bensaïd à la suite de Walter Benjamin : c’est le livre de Daniel sur la révolution de 89 au moment du bicentenaire, qui fait parler la révolution à la première personne, bien vivante. Je pense que c’est la même chose qu’il faut faire avec 68 : sans plaquer l’histoire sur le présent, essayer de faire revivre des imaginaires alternatifs, reprendre les grandes questions stratégiques, se réorganiser par la démocratie directe… Parler de 68, c’est aussi redonner de l’espoir : ça a été possible, un peu comme le disait Marx à propos de la Commune de Paris quand il expliquait que l’essentiel, c’est qu’elle ait existé. Et 68, ça a existé : il y a eu un mouvement de grève générale, d’occupations, de prises de parole, d’élaboration et d’ébullition politiques, avec des limites bien sûr, mais c’est arrivé. Il faut le dire, le rappeler : c’est possible.
Propos recueillis par Julien Salingue pour le NPA