5 juillet 1962-5 juillet 2022 : voilà un long cycle historique dans lequel l’Algérie a vécu le bon et le pire, l’espérance et la fatalité, la révolution et la contre-révolution. Un pays où les richesses pétrolières et de gaz n’ont pas empêché la précarité sociale. Un pays où le caractère radical et internationaliste de la révolution anticoloniale n’a pas empêché autoritarisme et répression souvent sur fond de populisme et de patriotisme « anti-impérialiste ».

Cette Algérie abimée aussi bien par l’histoire coloniale que par une « lumpen-bourgeoisie » qui a été au centre de la captation de la rente pétrolière et de la privatisation de l’économie publique, cette Algérie manifeste une forte résilience et reste un lieu de luttes et de résistances qui continuera à marquer la conscience politique et sociale.

Des impacts structurels durables

Il faut resituer le cadre historique pour rappeler que 130 ans de colonisation dans une société paysanne traditionnelle plus proche d’une « féodalité de commandement », comme le dirait l’historien René Gallissot, que d’un « mode de production asiatique » relevé par Marx, ont déstructuré profondément la société algérienne. Les impacts structurels sont encore là 60 ans après l’indépendance. La France coloniale a déployé sa colonisation de peuplement sur les terres et sur la vie sociale et culturelle urbaine dès 1830 en s’appuyant sur un jacobinisme militaro-administratif et une plèbe paysanne et urbaine française destinée à jouer le rôle d’une bourgeoisie de substitution dans un territoire colonial où la cristallisation de classes était encore fragile. Le capitalisme colonial se met en place à la faveur des firmes métropolitaines qui investissent dans l’économie coloniale pour en faire un relais du marché français et européen. La modernité capitaliste-coloniale conjugue expropriation violente des Algériens et pillage des ressources de la colonie. Ainsi, en un siècle, l’Algérie devient une économie extravertie, nourrissant les marchés européens et permettant des surprofits sous la protection d’un État colonial, véritable parapluie pour le capitalisme colonial et métropolitain, tout cela sur fond de répression, de surexploitation des richesses et de misère sociale extrême de la population algérienne.

Naissance et développement de l’activisme anticolonial

Le rejet de la colonisation a commencé à prendre forme dans des « jacqueries paysannes » où les indigènes s’opposaient à l’expropriation de leur terres, où les « bandits d’honneur » semaient certains territoires jusqu’au soulèvement insurrectionnel d’El Mokrani puis de l’Émir Abdelkader qui seront l’occasion de massacres et répression atroces de la population indigène. La violence coloniale apparait dans toute sa réalité. Le sentiment indépendantiste prend forme et se cristallise d’abord en métropole dans l’activisme anticolonial du mouvement ouvrier français qui participera à la naissance de l’Étoile nord-africaine, premier collectif politique indépendantiste algérien en 1926 formé de travailleurs immigrés sympathisant avec les idées communistes et encouragé par l’impact de la Révolution d’octobre et la solidarité anticoloniale de la IIIe internationale. Le mouvement nationaliste algérien s’est rodé dans la pratique politique et parlementaire française et s’est progressivement autonomisé pour forger ses propres courants et organisations politiques qui participeront à l’éveil nationaliste au sein de la population. Il prendra un cours nouveau avec la répression horrible du 8 mai 1945 dans l’est algérien, jour de la libération en Europe face à l’Allemagne nazie. Ainsi nait l’OS (l’organisation secrète), premier noyau qui œuvrera à la préparation du déclenchement de la révolution anticoloniale le 1er novembre 1954. Sept ans et demi de lutte armée, de souffrances énormes du peuple algérien et de conquête de l’opinion internationale à travers le Front de libération nationale (FLN) permettront l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962.

L’expérience autogestionnaire

Au-delà des luttes de clans, dès 1962, au sein des dirigeants de la révolution, annonciatrices d’une gouvernance antipopulaire, autoritaire et pro-­capitaliste, l’Algérie post-­indépendante connaitra une expérience particulière dans lequel s’impliqueront des courants du mouvement ouvrier international et plus particulièrement les militantEs et dirigeantEs de la IVe internationale : c’est l’expérience autogestionnaire.

En effet, la révolution algérienne était considérée comme le moteur de la révolution mondiale car sa dynamique internationaliste et son rôle dans la cristallisation de courants révolutionnaires à gauche des partis communistes staliniens dominants auguraient une recomposition du mouvement ouvrier international dans le sens révolutionnaire et anticapitaliste. Ce qui fait qu’une militance française et internationaliste s’est impliquée dans la révolution, de la lutte armée jusqu’à l’autogestion et en a payé un lourd tribut. L’autogestion venait de l’idée simple chez l’ouvrier et le paysan algérien qui voyaient dans l’indépendance politique la possibilité d’une émancipation économique et sociale.

Ainsi, une période « oubliée » par l’histoire, celle de 1962-1967, connaitra une véritable ferveur révolutionnaire à travers l’autogestion ouvrière et paysanne dans les domaines coloniaux et les « biens vacants ». Une sorte de dynamique de « révolution permanente » qui sera au centre de toutes les espérances des socialistes et révolutionnaires.

Du capitalisme d’État à l’infitah

Cet élan ouvrier et socialiste sera contenu très vite par le putsch militaire de Boumédiène en 1965 qui y voyait un processus « subversif » risquant d’annihiler les ambitions bourgeoises et capitalistes de la nomenklatura dirigeante dont l’état-major de l’armée est le pivot. C’est le début d’une nouvelle période, 1967-1980, celle d’un capitalisme d’État où les tentations bonapartistes du régime autoritaire se conjuguent avec le populisme et l’anti-impérialisme. Axé sur un secteur public industriel lourd, une réforme agraire antiféodale et une exploitation intensive des ressources pétrolières, ce mode d’accumulation étatique sera rapidement phagocyté par la pression du capitalisme mondial et les contradictions explosives d’un tel schéma de développement, souvent masquées par l’aisance financière de l’État découlant des royalties pétrolières. Ce qui préparera, 20 ans après, une libéralisation économique que le FMI et le plan d’ajustement structurel vont assoir et que la décennie noire va masquer.

L’infitah [« ouverture » économique] rampant des années 1980 va rapidement prendre le chemin des dénationalisations, des privatisations et de l’orthodoxie des institutions financières internationales et remettre l’Algérie dans la normalité capitaliste d’une économie-monde néolibérale. Bref, la radicalité espérée de l’Algérie post-indépendante s’est fourvoyée dans un mouvement populaire et ouvrier inorganisé et un régime autoritaire où libertés démocratiques et émancipation de classe sont occultées.

Le temps du Hirak

60 ans après, l’Algérie souffre de cet héritage d’un régime qui ne privilégie que dictature et répression d’une société qui aspire à une justice sociale et une démocratie faite de toutes les libertés. En allant le plus loin possible dans ce schéma, le règne de Bouteflika va accélérer la cristallisation d’un sentiment populaire généralisé de rejet qui donnera le Hirak, un mouvement de protestation populaire, pacifique et de masse. Les millions d’AlgérienEs qui sortaient dans les rues le vendredi et mardi et qui exprimaient revendications, colère et une véritable rupture systémique avec le pouvoir, ont installé un rapport de forces et une dynamique de pré-révolution qui n’a été arrêtée que par une militarisation de la répression, l’arrestation de plus de 3 000 AlgérienEs dont plus de 300 sont toujours détenus, d’autres sous contrôle judiciaire et beaucoup poursuivis dans des procédures où le droit universel est piétiné.

Sur fond de paupérisation sociale grave et de crise économique inflationniste, le pouvoir réprime et les AlgérienEs résistent. Des luttes sociales exemplaires ont marqué les esprits comme celle des travailleurs de Numilog ou les grèves du secteur de l’éducation. Les forces syndicales restent émiettées et peu efficaces malgré une base syndicale active. Les partis de gauche comme le MDS (ex PC) ou le PST sont neutralisés par des procédures arbitraires et menacés de dissolution. Les activistes du Hirak subissent l’article 87bis qui criminalise tout acte lié au Hirak et des dizaines de détenus ont entamé leur éniéme grève de la faim le 6 juillet, une action solidaire tentant de s’organiser autour d’eux avec le relais de la diaspora et le soutien d’organisations du mouvement ouvrier et des droits humains.

Il est impératif qu’une solidarité internationale s’organise et se coordonne pour briser l’étau répressif sur les militantEs des droits humains, syndicalistes ou militantEs politiques. La rentrée sociale et politique sera marquée par des dizaines de procès comme elle sera impactée par la colère sociale d’une population lassée d’un pouvoir d’achat en chute libre et d’un chômage amplifié par le covid et des politiques publiques inconséquentes. Tous les ingrédients sont là pour faire revivre un Hirak plus fort, plus organisé et socialement plus radicalisé. La contre-révolution en cours n’est pas une fatalité.

Un texte dédié à Alain Krivine


Crédit photo: Wikimedia Commons

Initialement publié sur lanticapitaliste.org