A l’occasion des échéances électorales du 9 juin prochain, notre camarade Roxanne était invitée au micro de Sabine Panet pour axelle, dans un entretien écoutable en podcast ici, et publié dans le numéro 257 d’axelle. Elle y abordait notamment la nécessité de combattre le féminisme libéral du gouvernement Vivaldi (dont nous avons donné des éléments de critique ici) et la nécessité de construire un mouvement féministe massif et indépendant de l’Etat et du capital. Nous publions cet entretien dans le contexte de la campagne de la Gauche anticapitaliste pour les élections européennes du 9 juin, lors desquels nous déposerons une liste (plus d’infos ici).

La Belgique se prépare à de multiples élections. Régionales et communautaires, fédérales, européennes, communales et provinciales… et même sociales. L’occasion de dresser un bilan politique avec un regard féministe, mais aussi de nous questionner sur la confiance que les femmes peuvent porter ou non à notre système politique. Comment se donner de la force collective ? Dans ce grand entretien (à retrouver podcast et en intégralité dans notre série L’heure des éclaireuses), nous nous penchons sur notre destin politique en 2024 avec deux expertes : Ariane Estenne, présidente du MOC(1)Le Mouvement Ouvrier Chrétien, coupole rassemblant différentes organisations à vocation sociale de ce « pilier », dont le mouvement d’éducation permanente féministe Vie Féminine, qui édite le magazine axelle., et Roxanne, membre de la Gauche anticapitaliste(2)Gauche anticapitaliste/SAP est la section belge de la IVᵉ Internationale. Ce parti ne présentera pas de liste aux élections régionales, fédérales et communales – mais, à l’heure de rédiger ces lignes, ses membres exploraient la possibilité de présenter une liste aux élections européennes., militante féministe, engagée dans les solidarités internationales et travailleuse dans le domaine de la santé mentale.
Propos recueillis par Sabine Panet

Depuis 2019, notre société a été marquée par une succession de chocs. Comment analysez-vous ces dernières années, en particulier pour les femmes ?

A.E. : « On doit s’habituer à l’idée qu’on vit une période de grande mutation, de crises enchevêtrées qui changent nos conditions de vie. On ne reviendra pas à un « avant ». Est-ce qu’on peut encore même parler de crise ? Il faut plutôt repenser globalement un modèle qui permette de maintenir la justice, l’égalité et la démocratie. Mais en tous les cas, ce que le Covid a montré, c’est que toute une série de politiques dont on disait qu’elles étaient impossibles ont eu lieu. On a dégagé beaucoup d’argent public pour aider les personnes… Mais maintenant, qu’en fait-on ? Pour moi, cela pose la question de l’action collective, du travail politique, des alliances, qui permettent de construire des rapports de force pour aller vers une société juste, égalitaire, solidaire. Ce sont des défis énormes, car il y a une hégémonie culturelle libérale très forte. »

Je pense qu’on est dans une crise plus générale du système de gouvernabilité capitaliste. En Belgique, cela s’exprime aussi par le fait que les partis comme les libéraux, les socialistes, les verts ou les chrétiens, sont incapables de répondre aux crises parce qu’ils ne veulent pas s’attaquer à leurs causes

R. : « Je pense qu’on est dans une crise plus générale du système de gouvernabilité capitaliste. En Belgique, cela s’exprime aussi par le fait que les partis comme les libéraux, les socialistes, les verts ou les chrétiens, sont incapables de répondre aux crises parce qu’ils ne veulent pas s’attaquer à leurs causes. C’est pourtant l’enjeu fondamental. Qu’est-ce qui est aux racines de ces crises ? Pour moi, c’est l’accumulation infinie, le profit à court terme, l’exploitation des femmes, des travailleurs/euses d’ici et des pays du Sud, de la nature… Il faut pouvoir s’y attaquer radicalement. Par exemple, se demander ce qui a provoqué les inondations. Le réchauffement climatique est le résultat de la course au profit, de l’hyperproduction, de la production de choses nuisibles dans des conditions nuisibles… Et ce sont les plus pauvres qui sont touché·es, habitant dans les zones les plus inondables. C’est donc tout ce système auquel on doit s’attaquer. Les partis ne fournissant aucune réponse sérieuse, ça ouvre le champ à deux réponses : les réponses de la droite dure et de l’extrême droite, mais aussi les réponses d’une gauche plus radicale, prête à s’attaquer aux vrais problèmes.
On a vu, c’est vrai, des mesures exceptionnelles mises en place, comme le moratoire sur l’indexation des loyers à Bruxelles et une série de mesures qui touchaient à la propriété privée, qu’on disait impossibles. Je pense aussi à l’ouverture des hôtels pour répondre au manque d’hébergements d’urgence, la baisse du prix de l’énergie… Pour que ces choix-là soient durables, les politiques ne peuvent plus être sous la domination de groupes privés qui cherchent à accumuler du profit et contrôlent des secteurs vitaux comme l’énergie, les médicaments, l’immobilier, les banques, les assurances. Enfin pour moi, le bilan, c’est aussi le bilan des luttes : celle du secteur de la santé pendant le Covid(3)« Deux infirmières face à la crise sanitaire du coronavirus : il faudra « faire quelque chose avec cette colère » », 4 avril 2020, sur le site d’axelle., les grèves féministes dès 2019, les grèves des travailleuses de Delhaize(4)« Travailleuses chez Delhaize : « Hier on nous applaudissait et maintenant on nous vend ! » », 31 mars 2023, sur le site d’axelle., des travailleuses du secteur des titres-services(5)« Augmentation du carburant, inflation… Les aides-ménagères dans la tourmente », 20 avril 2022, sur le site d’axelle.… »

En Belgique, c’est la première fois qu’autant d’élections seront organisées dans une année. Le vote est souvent considéré comme le temps fort de notre expression démocratique. Mais est-ce que notre démocratie fonctionne correctement, selon vous ?

A.E. : « La démocratie, ce n’est pas seulement le vote une fois tous les cinq ans. Au MOC, nous parlons de la « démocratie politique », mais aussi de la « démocratie sociale » (la concertation avec les organisations sociales, les syndicats… il y a d’ailleurs aussi des élections cette année), de la « démocratie économique » (pour davantage de pouvoir de décision des travailleurs/euses dans leur entreprise) et enfin de la « démocratie culturelle », le travail que les associations mènent tous les jours pour construire une vision partagée de la société. Pour moi, le moment du vote est un moment, dans une démocratie qui ne s’arrête jamais. Les grèves, dont Roxanne parlait, sont un autre acte démocratique, à l’interaction de la démocratie économique, sociale et culturelle. »

Je pense plutôt que le centre de l’expression démocratique est dans les luttes, et dans notre intervention collective directe dans les affaires qui nous concernent, dans nos lieux de travail et dans nos lieux de vie.

R. : « Je pense aussi que c’est une erreur de considérer les élections comme le temps fort de l’expression démocratique. Mais c’est vrai que c’est un moment fort du rapport de force politique dans la société. En même temps, peuvent s’y exprimer aussi une forme de désolation, une fatigue, un manque d’espoir… Parce que pour beaucoup de gens, la majorité des partis n’offre aucune perspective de projet de société convainquant. Je pense plutôt que le centre de l’expression démocratique est dans les luttes, et dans notre intervention collective directe dans les affaires qui nous concernent, dans nos lieux de travail et dans nos lieux de vie. »

A.E. : « Pour aller dans le même sens, quelle critique peut-on faire à la démocratie politique et au vote ? À une époque, des grands courants de pensée permettaient de se sentir représenté·e : le socialisme, le libéralisme, le communisme, le conservatisme… On s’identifiait à une « famille » politique qui nous représentait dans tous les domaines. Mais face à la complexification des enjeux, il y a une nécessité d’habiter autrement cette démocratie, entre les élections, et au-delà du travail parlementaire. Et il y a une envie citoyenne de de participer à la réflexion. On a besoin d’espaces de délibération collective entre les élections. Cela concerne tous les citoyens, plus encore les personnes les plus précaires et éloignées du pouvoir. »

La réflexion politique féministe et les avancées en faveur des droits des femmes, au siècle dernier, ont suivi des chemins parallèles à l’émancipation de la classe travailleuse. Aujourd’hui, notre société se caractérise plutôt par la difficulté, y compris de la part des partis de gauche, à remettre en question (en dehors des crises…) certains dogmes – capitalisme, profit, croissance, extractivisme, militarisme, etc. Comment les expériences féministes peuvent-elles nourrir la gauche et les mouvements sociaux ?

Je pense donc que l’un ne va pas sans l’autre : pas de lutte des classes sans féminisme, pas d’émancipation des femmes et des minorités sexuelles sans luttes des classes. 

R. : « Pour que nous soyons exploitables par le capitalisme, nous devons d’abord être né·es, avoir grandi, il faut qu’on ait pris soin de nous, etc. Les dimensions de ce « travail reproductif » sont généralement prises en charge par les femmes. Les analyses féminisme marxistes permettent d’aller au bout de cette logique anticapitaliste en valorisant le « prendre soin » au niveau humain et écologique. Et si on défend un féminisme qui appelle à une vraie transformation sociale globale et radicale, alors le féminisme peut être le creuset pour tout le mouvement social de gauche. C’est ce qu’on a vu au Chili, en Argentine, en Iran. 
Un autre élément du féminisme, c’est la meilleure considération du « prendre soin » au sein des luttes. Rompre avec certaines approches plus machos ; faire attention à la répartition des tâches politiques, notamment pour que ce ne soit pas toujours pas la personne qui a la plus grande gueule qui ait la parole ; prioriser la lutte contre les violences sexistes et sexuelles dans les mouvements…
Mais on doit aussi se demander ce que l’anticapitalisme peut apporter au mouvement féministe ! Car il faut selon moi combattre le féminisme libéral, dont le gouvernement Vivaldi est un bon exemple, avec beaucoup de communication autour de quelques subsides qui ne permettent pas un changement de système. Je pense donc que l’un ne va pas sans l’autre : pas de lutte des classes sans féminisme, pas d’émancipation des femmes et des minorités sexuelles sans luttes des classes. »

A.E. « Je partage cette vision. Au-delà de ça, à un niveau international, je pense que le mouvement #MeToo opère un changement culturel majeur. Même si on a des critiques sur des politiques menées, même s’il reste des violences, des stéréotypes et des discriminations – je n’ai aucune illusion –, il y aussi une parole de femmes de plus en plus entendue et légitimée. On est dans un basculement sur le fond, mais aussi sur la forme, avec une façon de militer, de s’organiser, une joie, avec des thèmes qui m’inspirent. On voit avec #MeToo la complémentarité entre les différents champs de la société qui s’amplifient les uns les autres ; l’importance de la transmission intergénérationnelle, des allers-retours entre le champ politique et associatif… Mondialement, cette question est mise au travail, et c’est un énorme succès des mouvements féministes. »

R. : « La lutte contre les violences est en effet le catalyseur des grèves au niveau international. Elle est centrale. Et, dans les mouvements féministes massifs de ces dernières années, l’articulation a été faite entre la question de violences et celle du monde dans lequel on vit. Les femmes disent stop aux violences, mais aussi à la misère, à l’exploitation, au colonialisme, à la destruction de la planète…
Je voulais aussi rebondir sur le monde associatif plus historique, et le monde militant féministe autonome. Je pense que les organisations historiques féministes en Belgique ont un rôle à jouer, mais elles sont structurellement limitées dans leur capacité à jouer un changement radical. En même temps, elles peuvent avoir un rôle d’amplificateur des luttes – ou de frein… Le fait qu’un mouvement aussi important que Vie Féminine, par exemple, mobilise ses membres ou non pour la grève féministe, très spontanée au départ, c’est fondamental. »

A.E. : « Je pense aussi qu’il y une nécessité à ce qu’il y ait tous les types d’organisations, des plus institutionnalisées au moins structurées : elles font écosystème – avec bien sûr de la conflictualité. Cela permet de stimuler, de pousser, d’intensifier les luttes. Mais pour moi, le levier, ce sont les droits. Toutes les avancées en général sont toujours passées par la conquête de droits. Aujourd’hui on doit continuer à le faire, renforcer les droits effectifs des femmes, des personnes LGBTQIA+, etc., mais aussi, dans le contexte très menaçant de l’extrême droitisation de la société, lutter pour maintenir les droits existants… »

Revenons sur ce contexte très menaçant. En Flandre, les sondages placent le Vlaams Belang à près d’un quart des intentions de vote, ce qui en ferait le premier parti – avec, juste derrière, la NVA. Cela pourrait vouloir dire : blocage institutionnel, fracture du pays… Comment l’affronter, s’y préparer ?

A.E. : « Ce qui est nouveau, avec l’extrême droitisation de la société qu’on observe partout dans le monde, c’est que ce n’est plus très distinct du reste de la classe politique. Dans ma mémoire, il y avait un cordon sanitaire très affirmé, mais aujourd’hui les idées de l’extrême droite se sont propagées dans la société. On s’habitue à ce que des gens, y compris des enfants, dorment dans la rue, meurent en Méditerranée, on s’habitue à la stigmatisation des allocataires sociaux, aux contrôles policiers, etc. Il y a donc bien sûr la lutte contre l’extrême droite en tant que telle, mais il faut aussi décrypter les idées d’extrême droite dans les autres partis, idées par ailleurs décomplexent en même temps les discours sexistes et racistes. »

R. : « L’extrême droite est en effet une présence dangereuse et active dans tous les pays européens. En Belgique, on doit se mobiliser, des deux côtés de la frontière linguistique :  féministes, syndicats… Je pense que si cette situation amène un blocage institutionnel au niveau du gouvernement fédéral, ce ne sera pas notre plus gros problème. Les derniers blocages ont plutôt permis de décaler la mise en place de politiques d’austérité. La vraie question, celle de notre mobilisation face à cela. »

A.E. : « Pour nous, le contrefeu, c’est d’organiser des rapports de force pour gagner des nouveaux droits qui répondent aux besoins des personnes. Comme la suppression du statut de cohabitant·e, une mesure historiquement injuste pour les femmes. Chaque personne devrait bénéficier de droits propres et complets. Comme aussi la régularisation des personnes sans papiers. Tous les droits qui permettent de répondre aux besoins des personnes sont une résistance à l’extrême droite. »

R. : « Et ces droits doivent être réellement appliqués. Les personnes exilées ont des droits en Belgique, mais ils ne sont pas appliqués. La Convention d’Istanbul n’est pas non plus appliquée – alors les associations féministes estiment que la lutte contre les violences devrait représenter au moins 2 % du PIB. Les droits des victimes des violences policières ne sont pas respectés… Et certaines femmes sont toujours laissées en dehors du droit – comme les travailleuses domestiques sans papiers. Les luttes permettent d’imposer l’effectivité des droits. »


Photo : Gauche anticapitaliste (CC BY-NC-SA 4.0)

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