Le 19 décembre dernier, une Loi Migration quasiment lepéniste a été votée en France et le lendemain, le 20 décembre, c’est l’accord européen « Pacte sur la Migration et l’Asile » qui verrouille la forteresse Europe à double tour qui a été signé entre les États membres. Ces deux réformes d’un système migratoire, national et européen, sont pires que tout ce qu’on pouvait imaginer.
Aucun lien entre les deux, si ce n’est qu’elles s’inscrivent dans les obsessions actuelles autour de l’immigration qui accompagnent la dérive droitière généralisée de nos politiques gouvernementales. Chez nous le projet de loi présenté par Nicole De Moor, secrétaire d’État à l’asile et à la migration s’apprête à durcir les politiques de retour, là aussi on s’inscrit dans l’air du temps ? (1)Cfr. l’article de France Arets sur notre site : « Il faut s’opposer à une politique migratoire belge et européenne qui s’aligne de plus en plus sur les positions de l’extrême-droite ! »
L’Europe forteresse, plus que jamais une réalité
Notre dégoût est immense. Comme si ne suffisaient pas les milliers de mort·e·s en Méditerranée, les entraves récurrentes de Meloni aux sauvetage des rafiots en perdition par l’Ocean Viking, les kilomètres de barbelés depuis la Finlande jusqu’à Chypre en passant par la mer Egée, l’instrumentalisation des migrant·e·s et des réfugié·e·s ballotté·e·s par des pays tiers (comme la Turquie, la Tunisie ou la Russie) qui n’hésitent pas à les utiliser comme une arme visant à déstabiliser leurs rivaux, l’externalisation des frontières et les milliards d’euros déversés ces dernières années pour développer l’hydre Frontex qui collabore aux politiques de push back dans la plus parfaite opacité, sans compter ces États (Grande-Bretagne et Danemark) qui s’apprêtent sans vergogne à faire voter des lois pour transférer leurs demandeurs d’asile au Rwanda…
Voilà l’Europe forteresse qu’ont choisie et achevée de bâtir les négociateurs des 27 États membres et du Parlement européen ce 20 décembre 2023. Les ONG de défense des droits humains ne s’y sont pas trompées : elles dénoncent «…un système mal conçu, coûteux et cruel » qui va limiter « l’accès à l’asile et les droits de ceux qui sont en quête de protection ». L’eurodéputé Damien Carême a dénoncé un pacte de la honte : « On ressort avec un texte qui est pire que la situation actuelle […] On va financer des murs, des barbelés, des systèmes de protection partout en Europe ».
Et pendant que l’UE et ses États membres violent systématiquement les libertés et les droits fondamentaux en matière de politique d’immigration et d’asile, malgré les innombrables condamnations de certains de leurs pays, il a fallu en décembre 2023 se farcir la petite musique à deux voix libérale-démocrate : celle d’un Ministre de l’Intérieur (Gérald Darmanin) qui susurre – malgré une condamnation de la France par la Cour européenne des Droits de l’Homme – « qu’aucune question n’est tabou quand il s’agit de protéger les citoyens français » répondant à celle de notre inénarrable Charles Michel, président du Conseil européen, qui continue sans sourciller à nous rebattre les oreilles d’une « Union qui défend ses valeurs ». Est-il fou ou cynique ? Mais de quelles valeurs parle-t-il ?
On s’habitue à tout ?
Cela fait maintenant plusieurs années que si on repousse des frontières, ce sont bien celles de l’insupportable. Rappelez-vous : en 2008, l’UE inaugure les premières patrouilles conjointes avec les garde-côtes Libyens. On découvre alors avec horreur le sort qui est réservé aux malheureux ramenés dans les camps libyens ; tortures, viols, esclavage… Ces révélations ont-elles jamais servi de leçon ?
Lors de ladite « crise migratoire » de 2015, lorsque la Turquie a « laissé passer » plus d’un million de personnes migrantes, Budapest s’était opposé manu militari à leur passage, n’hésitant pas à dérouler des barbelés à ses frontières. À l’époque, des images insoutenables avaient circulé au JT, la méthode avait choqué. Pourtant ce n’est plus le cas aujourd’hui, elle s’est même généralisée et est subsidiée !
Depuis 2016, la « méthode Orban » a donc prospéré, comme le montre la construction de plus de 1 200 kilomètres de murs physiques (béton et barbelé) qui courent de l’Estonie à la Grèce, le renforcement et développement exponentiel de Frontex, ce corps européen de gardes-frontières de 10 000 femmes et hommes qui prêtent main-forte aux États pour leur sale boulot ou l’explosion du budget communautaire consacré au contrôle des frontières extérieures.
Charles le Tartuffe et les « valeurs de l’Union »
Surtout, n’en déplaise à Charles Michel, l’UE, contre espèces sonnantes et trébuchantes, a négocié ces dernières années, avec des pays qui n’ont pas précisément le respect des droits humains chevillé au corps, comme la Turquie, la Libye ou la Tunisie, un renforcement des contrôles à leurs frontières extérieures. Comment notre ex Premier ministre arrive-t-il encore à concilier ses « valeurs européennes » avec celles du président Tunisien raciste Kaïs Saïed par exemple ?
Depuis, cette sous-traitance pudiquement nommée « externalisation » des demandeurs d’asile et des réfugiés se multiplie, ainsi que des accords bilatéraux soigneusement traités sous forme d’aides commerciales, financières, etc. De même, l’aide au développement destinée aux pays africains est désormais conditionnée à une lutte effective contre les départs de leurs ressortissant·e·s ou de celles et ceux des pays voisins.
De la droitisation à la fascisation des politiques migratoires nationales, deux exemples récents qui interrogent.
En attribuant en priorité les prestations sociales aux Françai·e·s et en pénalisant les étrangers/ères – même présent·e·s régulièrement en France – Emmanuel Macron (le même qui, au soir de sa réélection en 2022, s’adressait aux électeur·ices qui avaient voté pour lui au second tour « pour faire barrage [aux idées] de l’extrême droite»)vient de faire entrer, sans le nommer, le concept immonde de « préférence nationale », cheval de bataille du FN puis du RN dans sa « Loi Migration ». La droite (LR) exulte, Marine Le Pen parle à juste titre de « victoire idéologique » pour son parti, quant à la gauche, elle hurle à la trahison des valeurs de la République. Dans un pays où on annonce que Jordan Bardella et sa liste RN caracolent dans les sondages, ça laisse perplexe…
Dans la même rubrique, aux Pays-Bas un « mauvais choix tactique » de la droite a ouvert un boulevard à l’extrême droite avec un puant calcul électoral du VVD (parti du Premier ministre Mark Rutte) à l’effet boomerang. En juillet dernier, Mark Rutte avait provoqué une crise au sein de son gouvernement en proposant de nouvelles restrictions aux droits des demandeur·euses d’asile. M. Rutte avait délibérément franchi une ligne rouge fixée par l’un des partenaires de la coalition du VVD, provoquant la chute de son propre gouvernement et de nouvelles élections. En plaçant la question des réfugié·e·s et de l’immigration au cœur de la campagne électorale, il pensait couper l’herbe sous le pied de son rival d’extrême droite. Bien mal lui en a pris : à force de jouer sur la perception d’une « crise des réfugiés » et sur la restriction de l’immigration c’est le PVV de Geert Wilders, parti raciste qui, depuis sa création en 2006, a fait de la fermeture des frontières et des mosquées, de l’islamophobie et de l’hostilité à l’égard de toutes les personnes migrantes sa priorité absolue qui a gagné !
Dans les deux cas, des hommes politiques de droite ont joué avec le feu et ils ont perdu. Auraient-ils oublié la tirade de Jean-Marie Le Pen peu avant les élections de 2007 ? Raillant la stratégie du candidat Sarkozy, il avait déclaré : « Il essaye de labourer mon terrain mais c’est moi qui sème et c’est moi qui récolterai. Les gens préféreront toujours l’original à la copie. Plus il en fait dans ce domaine-là, mieux je m’en porte ! »
2024 année de la vague brune ?
Du 6 au 9 juin, 400 millions d’électeur·ices seront invité·e·s à élire 720 eurodéputé·e·s du Parlement européen, c’est la plus grande élection transnationale au monde. Avec la montée des populismes d’extrême droite ou des néo-fascismes, en tête ou au pouvoir désormais aux Pays-Bas (Geert Wilders), en Italie (Giorgia Meloni), en Slovaquie (Robert Fico), en Finlande (Petteri Orpo) et toujours aussi solidement en Hongrie (Viktor Orbán), ces élections ont de fortes chances de se jouer sur la défense des « valeurs traditionnelles » et contre l’immigration.
En France, la liste du Rassemblement National conduite par Jordan Bardella est en tête des sondages. Chez nos voisins allemands, l’AfD a le vent en poupe, même si le gouvernement vient de tourner la page de sa période de relative ouverture aux migrant·e·s et s’engage à durcir sa politique migratoire et à œuvrer lui aussi pour une « réduction significative et durable de l’immigration clandestine ». En Espagne le parti Vox (néo-franquiste, climato-négationniste, raciste, antiféministe, LGBT+ phobe…) gagne de plus en plus de terrain et flirte avec le grand parti de droite PP à chaque élection. Idem pour le Parti de la Liberté (FPÖ) en Autriche. Partout les cordons sanitaires se rompent quand droite et extrême-droite pactisent et se donnent en public le « baiser du diable », quand les alliances post-électorales contre nature se concluent dans la plus grande indifférence. Même en Pologne, malgré sa défaite aux élections législatives, le parti Droit et Justice (PiS) gardera un poids considérable sur la campagne.
Prenons garde à la contagion, les idées rances de l’extrême-droite ont désormais pignon sur rue partout en Europe. Non contentes de tirer insensiblement, au sein de chaque pays, le débat politique toujours plus à droite et d’y dicter un agenda pourri à travers le prisme des obsessions racistes et des fantasmes de grand remplacement, c’est leur banalisation qui est à l’œuvre. De là à percoler jusque dans l’inconscient collectif des populations… Comme disait Bertolt Brecht : « Le ventre est encore fécond d’où est sorti la bête immonde » !
François Houart est membre de la commission antiraciste de la Gauche anticapitaliste.
Photo : Manifestation contre la loi Darmanin à Paris, le 14 janvier 2024. (Photothèque Rouge / Martin Noda / Hans Lucas)
Notes