Nous fêtions ce 1er mai de lutte 2021 dans la rue, à un jet de pierres des actions symboliques de Still Standing for Culture, de l’occupation du Théâtre National ou de La Monnaie et le lendemain de l’ouverture « sauvage » d’une centaine de lieux culturels annoncée suite à l’échec du dernier CODECO. Un salutaire vent de fronde s’est enfin levé depuis un secteur qui s’est souvent exprimé, a été très peu écouté (sinon avec un insupportable paternalisme) et a le sentiment de s’être fait largement balader depuis le 13 mars 2020.

La Culture à l’heure de la désobéissance civile ?

Après les mesures d’urgence d’accompagnement social arrachées en juillet et prolongées exceptionnellement en octobre même pour celleux qui n’avaient pas droit au statut artiste (en réalité, un statut particulier de chômeur), les représentant.e.s du secteur ont enfin pu rencontrer leurs interlocuteur/rice.s politiques – d’abord leurs ministres de tutelle des entités fédérées et depuis peu au fédéral – autour de l’élaboration d’un nouveau statut d’artiste. En parallèle et après la brève parenthèse des « plein air » de l’été, on a toujours continué de lorgner vers l’horizon évanescent d’un retour au presque normal, comme si on allait grâce aux vaccins se réveiller aux jours pointés dans leur calendrier Codeco (8 mai, 15 juin,…) du cauchemar covid…

Revenons sur treize mois de résignation, de patience, de réflexion autour d’une stratégie pour une réouverture « mise aux normes », de descente aux enfers pour les travailleurs/euses culturels les plus fragiles, d’indignation puis de colère face au silence méprisant des communications post Codeco : après avoir martelé les impopulaires mesures Horeca, il n’y avait parfois même pas un mot pour la Culture !

Marre du hochet « déconfinement progressif » toujours remis aux calendes pour des travailleurs/euses qui ne supportent plus d’être à perpétuité affublés de l’infamant « non essentiels » alors que la plupart d’entre-elleux, complétant l’éternelle injonction « distractive en ces temps moroses (sic !) » réaffirment avec force les missions de critique, d’analyse, de réflexion sur notre monde et donc profondément émancipatrices de leur travail culturel ! Au-delà de la division, de la concurrence et la surenchère entre les différents secteurs sur leur priorité au « droit à déconfiner », coup d’œil sur la portée politique des débats parmi celleux qui veulent à tout prix recommencer à « faire culture » avec leurs concitoyens.

Le petit monde de la culture s’organise

« Il n’est point de mal dont il ne naisse un bien » ( Voltaire) : après plus d’un an où la Culture est quasi à l’arrêt, on mesure aujourd’hui combien un secteur dont les contours sont parfois assez flous (on accole d’ailleurs dans les déclarations gouvernementales la culture et l’évènementiel) aussi étendus, multiformes et disparates qu’il soit, a pu se réorganiser pour trouver ses interlocuteurs. Car sous l’appellation Culture, on retrouve aussi bien les librairies, l’édition, les bibliothèques, les musées, (tous ceux-là ont déjà repris le travail) que ceux qui ont besoin de leur public pour exister : les cinémas, galeries d’art, les arts du spectacle (théâtre, danse, musique, arts du cirque et de la rue…) ou les grands concerts et les festivals d’été.

Les conditions où s’exercent leurs activités sont bien sûr très différentes et cela justifie en partie la constellation de fédérations, associations de fait, corporations qui les représentent. Chacun.e tirait la couverture à soi au début de la crise mais pour se faire entendre, il valait mieux parler d’une seule voix. Ainsi est née la coupole UPAC-T (Union Professionnelle des Acteurs Culturels-pôle Travailleurs) qui aux côtés de la puissante FEAS (Fédération des Employeurs des Arts du Spectacle) a mené les discussions. Malgré la finesse d’analyse institutionnelle, l’expertise naturelle en termes d’organisation d’évènements publics des un.e.s et les relais politiques et administratifs (l’écrasante majorité des acteurs/rices du secteur est subventionnée… ce qui explique leur patience) déjà acquis de longue date par les autres, malgré les innombrables cartes blanches, les actions spectaculaires #StillStandingFoCulture et un intense lobbying parlementaire qui accoucha des premières mesures d’urgence en juillet, on est aujourd’hui revenu quasi au point mort quant au déconfinement (« un Codeco pour rien » dixit Bénédicte Linard).

Pourtant, les choses semblaient bien emmanchées avant ce triste vendredi 23 avril : après l’élaboration d’un calendrier de reprise des activités soigneusement élaboré (avec mise en place d’un strict protocole sanitaire par les différentes parties en collaboration avec les ministres de la Culture) et dans le contexte du ras-le-bol généralisé d’une population privée de contacts sociaux hors travail-famille-commerce, on aurait pu imaginer que le Codeco allait un instant lever les yeux de l’hypnotique triplette statistique « contamination-occupation des lits en soins intensifs-taux de vaccination », il n’en fut rien. Le Plan Culture était pourtant solidement argumenté : après un an de recul et la somme d’enseignements scientifiques sur le mode de circulation du virus, il était urgent d’envisager, pour un secteur en profond désarroi au bord de l’effondrement, une reprise encadrée, avec gestion sanitaire raisonnée du risque. On évoqua l’absurdité de certaines mesures (15 personnes présentes dans une église pour une messe mais intervention policière pour un concert devant 15 spectateurs dans la même église !) les nombreux concerts-test, même de grande ampleur, concluants ailleurs en Europe, on distingua soigneusement les conditions particulières aux sous-secteurs (confortés par la carte blanche des épidémiologistes expliquant qu’il fallait sortir du confinement généralisé et cibler les lieux « covid safe »), rien n’y fit, notre gouvernement réaffirma avec force la priorité au profit marchand et les occupants en colère du parvis de La Monnaie continuent d’assister tous les jours à l’effroyable cohorte des agglutinés qui s’enfournent à l’autre bout de la place dans la rue Neuve !

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer la réouverture illégale (mais très hygiéniste et encadrée), parfois même assurée de la bienveillance de certains bourgmestres, d’une centaine de lieux culturels dès ce w-e. Evidemment, tout le monde ne s’adonne pas aux joies de la désobéissance civile avec les mêmes enjeux et de la même façon : entre l’ouverture en fanfare du KVS (50 spectateurs puis 100 dans une salle de 800 places équipée de circulateurs d’air dernier cri pour un spectacle à deux comédiens ) soutenue par le bourgmestre de Bruxelles et un concert sauvage « Tou.te.s masqué.e.s mais pas muselé.e.s », il y a de la marge. Aux dernières nouvelles, une répression à géométrie variable s’exerce selon les circonstances : discrète à Charleroi où la police contrôle les identités des spectateurs/rices à la sortie, musclée à Genappe où les flics font irruption dans la salle et interrompent un numéro de cirque, nulle aux halles de Schaerbeek à Bruxelles, évacuation du Cinéma Nova à Bruxelles et public empêché de rentrer dans la salle à Etterbeek ! Des communes à majorité PS et/ou écolo n’ont donc pas empêché la répression contre le monde culturel.

Rêve pour le capitaliste et cauchemar pour la population et les travailleurs

La Culture, ce n’est pas un luxe de riches, un supplément d’âme, la cerise sur le gâteau dont on pourrait bien se passer dans une période où il y a tant d’autres urgences. La culture, vivante, partagée ensemble, sans écran, c’est vital comme l’air qu’on respire, c’est la seule chose qui nous permet de réfléchir le monde d’avant, pendant et après covid, de nous projeter dans le passé des causes et dans le futur des possibles de manière sensible et différente à travers les fictions, les émotions, la musique, les œuvres d’art… N’oublions pas que « la culture pour tou.te.s » fait partie des revendications et des premières grandes conquêtes du mouvement ouvrier dès l’origine. Alors, même si elle n’est pas la seule (pensons aux « invisibles », aux 150 000 personnes sans-papiers, inexistant.e.s pour nos gestionnaires de la crise Covid), comment expliquer que la Culture apparaisse aujourd’hui comme la grande oubliée des plans du gouvernement ?

On peut raisonnablement penser que l’opportunité de cette pandémie c’est d’offrir au capitalisme marchand le terrain d’expérimentation sociale dont il a toujours rêvé : une population de producteurs-consommateurs-zombies arpentant les allées des grands magasins après une journée de télétravail ou de travail présentiel essentiel. Ne faire tourner que l’économie capitaliste, pur jus, celle qui produit de la valeur marchande contre la valeur d’usage, des bénéfices et du profit plutôt que du « socialement utile » pour nos vies comme la santé et le soin au sens large… dont la culture. Leurs profits, nos vies ? Leur rêve c’est notre cauchemar. 

Surveiller et punir

Ce n’est pas pour rien que l’injonction aux mesures sanitaires puis le contrôle et la répression qui l’accompagnent se sont appliqués bien plus au temps libre « non rentable » qu’au temps de travail. Passé un premier confinement strict appliqué de justesse malgré les réticences des ultra-libéraux, l’essentiel capitaliste (Travail dans les entreprises, en bureaux, en télétravail, en ateliers) a repris dès que possible pendant que les non essentiels entraient dans le long tunnel d‘un « confinement de basse intensité » du lien social. Au nom de la sécurité sanitaire, nos libertés pour se voir, se rassembler, manifester ou… assister aux spectacles ont pris un sérieux coup dans l’aile à l’heure des couvre-feux. C’était soit se brûler les yeux sur son écran à des webinaires, événements-live, réunions zoom, manifs virtuelles, spectacles et concert en streaming… soit jouer à cache-cache avec les flics, encourir les amendes administratives, les courses-poursuite (parfois mortelles pour les jeunes personnes racisé.e.s), ou les coups de matraque lors de manifs « non autorisées pour raisons sanitaires » !

Pas de culture sans « artistes »… ou travailleurs/euses culturels ?

Comme pour d’autres secteurs non rentables (enseignement, santé…) le mépris – héritage de l’idéologie marchande – que le secteur culturel subit depuis des décennies, a entrainé un sous financement chronique et exacerbé de nombreux dysfonctionnements révélés et catalysés par la crise actuelle. Les premières victimes en sont les travailleurs/euses, trop souvent invisibilisé.e.s sous le vocable « artistes ». À l’intérieur comme à l’extérieur du milieu culturel, ce mot « artiste » n’en finit pas de semer la confusion romantique pour les un.e.s et l’illusion corporatiste pour les autres(1)Voir l’article : Il faut déconfiner le statut d’artiste !.

Pour les travailleur.euse.s de la culture, le coût humain de la période Covid est énorme : perte partielle voire totale de revenus, sentiment d’inutilité, détérioration de la santé mentale…

La Culture c’est un secteur où des dizaines de milliers de personnes ont besoin de travailler pour vivre… et pas seulement pour « s’exprimer » comme l’a dit Sophie Wilmès au début du confinement. Parmi elleux beaucoup d’intermittent.e.s et de travailleurs./euses précaires malgré les mesures d’urgence ne peuvent bénéficier ni du Droit Passerelle ni du chômage temporaire. Pour elleux, pas d’exception culturelle : ici comme ailleurs, pour les pauvres et les précarisé.e.s, les conséquences sociales de la crise Covid sont d’autant plus désastreuses pour celleux qui étaient déjà fragilisé.e.s avant son avènement… Intermittent.e.s et précaires se comptent par milliers dans notre secteur et pour beaucoup d’entre-elleux, sans épargne ou soutien familial pour amortir le choc. La seule solution fut de se tourner vers les banques alimentaires ou la solidarité, par ex le « Fonds Sparadrap » -bien nommé- de l’UAS (Union des Artistes de Spectacle). Pour payer son loyer et ses factures en fin de mois, se soigner se nourrir, bref pour survivre, c’est la débrouille et la reconversion temporaire… ou définitive. Ajoutons que beaucoup de jeunes artistes en attente de statut travaillaient déjà dans le secteur Horeca en parallèle de leur métier artistique pour comprendre dans quelle impasse iels sont enfermés.

Quant au déconfinement du secteur, il s’annonce extrêmement sombre : il y aura un tel embouteillage d’évènements annulés, reportés, poussés dans le dos par ceux qui étaient prévus et d’autre encore qui se sont répétés vaille que vaille pendant le confinement que les perspectives les plus optimistes n’attendent pas la fin de ce grand embouteillage avant la saison 2023-2024. Autant dire que des spectacles déjà créés ne se joueront jamais et que des travailleurs/euses, surtout parmi les plus jeunes ou sortant des écoles songent sérieusement à changer de métier…

Réforme du statut d’artiste ou convergence des luttes ?

Lors des occupations, dans les assemblées et sur les réseaux sociaux via des groupes de discussion, la parole des travailleurs/euses de la culture s’est progressivement libérée du carcan d’un débat installé qui balance trop souvent entre le refinancement de la culture et l’avenir du statut d’artiste. Et on assiste parfois à ce qui ressemble un peu à un conflit de génération : les plus âgé.e.s ou plus installé.e.s dans le métier plaident pour une réforme en profondeur du financement et du statut mais par les voies de négociation traditionnelles et via les structures corporatistes qu’ils ont toujours connues, quant aux jeunes, après avoir découvert qu’ils partagent tant de choses avec les autres travailleurs/euses précaires, il leur prend la furieuse envie de faire exploser le débat dans la rue et de faire se coltiner la culture au grand bouleversement d’un monde extérieur qui fonce droit dans le mur… Révolté.e.s par l’énormité de leurs désastres individuels et motivé.e.s par l’acquisition éclair d’une conscience de classe intuitive, iels réalisent qu’iels sont victimes d’une crise non pas sanitaire mais bien systémique (absurdités économiques, politiques, sociale, environnementale du système capitaliste). Une partie significative d’entre elleux s’est donc naturellement ouverte aux autres combats (sans-papiers, syndicaux, écosocialistes…) et prône désormais la convergence des luttes. Si des jeunes artistes, occupants de la Monnaie ont pris la parole avec fougue lors des manifs de ce 1er mai, fête traditionnelle de lutte et des travailleurs, ce n’est pas un hasard et la foule venue leur rendre la pareille à La Monnaie occupée l’après-midi est la preuve que pour la solidarité, il y a encore de beaux jours à venir !

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