Le « monde du travail » (comme on dit) souffre. Écartelé entre le besoin de toucher à nouveau un salaire plein en fin de mois et les injonctions lancinantes à reprendre son poste pour « relancer l’économie » – entendez la course au profit capitaliste – les travailleuses et les travailleurs souffrent. On s’adapte vaille que vaille aux circonstances, parfois, on résiste, on se rebiffe, on lutte, on s’organise…Que ce soit dans le secteur privé (grève en cours des travailleurs/euses d’AB- Inbev à Jupille) ou public (celle des chauffeurs/euses de la Stib en mai), en cette période de pandémie, les travailleuses et les travailleurs qui ont repris le travail (ou celleux « de 1ère ligne » qui n’ont jamais cessé de travailler comme l’éducatrice qui s’est confiée ci-dessous !) sont soumis.e.s à des pressions multiples qui dégradent des conditions de travail rendues encore plus pénibles par le respect des mesures de sécurité. Et souvent ce sont les travailleurs/euses elleux-mêmes qui doivent se prendre en charge et se battre au quotidien pour faire appliquer les mesures élémentaires de prévention, de sécurité, et les adapter à leur poste ou à des conditions spécifiques de travail qu’iels connaissent mieux que quiconque… Parfois, il leur arrive même d’être obligé.e.s de réclamer le dépistage en cas de contamination d’un.e de leurs collègues. Se battre, non seulement contre leurs patrons ou leurs directions mais parfois aussi contre la bureaucratie et l’inertie des services de santé publique ou de médecine du travail sensés leur venir en aide… Le « monde du travail », dans le témoignage ci-dessous a un visage : entre désarroi, colère, écœurement et révolte, voici l’interview d’une travailleuse du « Care »(1)Travail du soin, prendre soin comme on dit aujourd’hui, et dans ce secteur socialement utile s’il en est : l’aide et du soin à la personne. On pourrait s’attendre à y trouver un peu plus d’humanité et pourtant…
Interview réalisée pour la Gauche anticapitaliste par François Houart. Pour des raisons évidentes, nous avons veillé à garantir l’anonymat de la travailleuse interviewée.
François Houart : Pendant la première vague du Covid, on a beaucoup parlé de la gestion catastrophique de l’épidémie dans les maisons de retraite, moins des institutions de soins pour personnes présentant un handicap… peux-tu nous préciser où tu travailles ?
Travailleuse Anonyme : Un jour j’ai entendu un expert dire : il faudra que l’on tire des leçons des situations vécues dans les homes. Pour certains ça a été l’hécatombe mais d’autres ont pu limiter les dégâts. Je me suis dit que si dans la structure où je travaillais (home pour personnes présentant un handicap mental avec pour plusieurs diverses pathologies lourdes associées), ça n’a pas été l’hécatombe, c’est beaucoup par chance, par des mesures de protection prises individuellement par le personnel, par les mesures de confinement mais pas vraiment par une bonne gestion par l’institution (hormis au niveau du matériel que nous avons eu – c’est déjà çà…)
FH : Quand tu m’as téléphoné, tu étais sous le coup de l’émotion et très en colère à la fois contre ton directeur mais aussi contre l’organisme chargé du traçage, tu peux expliquer ?
TA : Voilà, ce dimanche matin, j’apprends que je suis positive (test réalisé suite à une suspicion de Covid dans l’institution.). Mon médecin me passe l’information que les résident.e.s du site où je travaille et le personnel doivent être testés. Je la transmets à mon directeur qui prétend que ce n’est pas nécessaire, qu’il a pris avis auprès du médecin coordinateur, de Sciensano, de l’AVIQ… (alors que deux pensionnaires présentent aussi plusieurs symptômes…). J’ai une discussion serrée avec lui, dans l’après-midi il revient sur sa position.
Au niveau du tracing, ça a très bien fonctionné pour mes contacts personnels et militants qui ont été prévenus le jour même (neuf personnes ont été mises en quarantaine 14 jours tout simplement parce que nous avons participé ensemble à une réunion avec respect des distances et port du masque – c’est peut-être un peu radical-mais c’est sans doute nécessaire).
Mais alors là, je commence à me poser des questions : pourquoi le tracing ne m’a demandé que le nom de mon institution, du directeur et du responsable médical ? Pourquoi le tracing n’a contacté mon institution que le lendemain ? Pourquoi mes collègues n’ont pas été prévenu.e.s directement par le tracing ? J’avais pourtant bien décrit mon cadre de travail. Alors que les médecins traitants de plusieurs membres du personnel avaient recommandé le testing pour l’ensemble des résidents et du personnel, notre directeur a continué à prétendre que la personne du tracing ne disait pas que le testing était obligatoire ni pour les pensionnaires ni pour le personnel…sans préciser si c’était conseillé un peu- beaucoup- ou vivement.
Et pourtant le médecin qui vient mensuellement pour les visites des résident.e.s nous a bien expliqué que, vu notre fonctionnement de « type familial » et au vu des pathologies des pensionnaires, ce serait très difficile d’éviter que l’ensemble du personnel et des résidents ne soient contaminés au cas où le virus pénétrerait dans nos murs.
FH : Tu parles d’un fonctionnement de type familial. Peux-tu décrire pour nos lecteurs tes conditions de travail ?
TA : Mon institution comporte deux structures, je travaille dans la plus petite qui accueille des personnes qui présentent un handicap mental avec pour certains d’autres pathologies associées (problème cardiaque, diabète, problèmes pulmonaires, maladie de Parkinson…) Plusieurs personnes sont âgées et leur état de santé laisse penser qu’elles sont en fin de vie.
Le groupe accueille douze résidents. Depuis la crise Covid, un résident reste en permanence chez lui, quatre retournent chez eux tour à tour. Ils sont en général 9 présents dans l’institution. Et il arrive régulièrement, surtout pour le moment en période de vacances, que nous soyons amenés à travailler seuls pendant certaines plages d’horaire. Une infirmière indépendante vient le matin pour la toilette de 2 pensionnaires et parfois pour des soins spécifiques. Notre organisation est une organisation de type familial, nous faisons tout avec elleux : toilettes, préparation des repas, activités, visites médicales, organisation des retours, nettoyage des chambres, soutien psychologique…
FH : Comment avez-vous pu, dans ce cadre particulier, appliquer les mesures de prévention et de protection à vos gestes de soin au quotidien ?
TA : Mes collègues et moi essayons de prendre les bonnes mesures pour éviter à tout prix le risque d’une contamination qui chez nous serait catastrophique, de réfléchir sur la prévention…Mais nous nous sentons souvent esseulé.e.s.
Nous sommes 3 éducateurs/rices qui avons bataillé pendant plusieurs semaines interpellant la direction, le CPPT pour qu’une procédure soit mise en place en cas de personne infectée. Finalement n’ayant aucune réponse, mis à part nous dire que ce n’était pas nécessaire, que ça ne servait à rien, qu’on verrait… Nous nous sommes à trois – les emmerdeurs/euses de service diront certains – penché.e.s sur une procédure à mettre en place en se basant sur ce qui était d’application dans les homes pour personnes âgées. En dehors de nos heures de travail, nous avons discuté, adapté, proposé une procédure à utiliser si nous avions un cas dans l’institution. Cette procédure a même été soumise à la cellule Covid qui la trouvait pertinente.
Depuis le début de la crise, dans notre institution la concertation pédagogique, syndicale et avec le CPPT n’a pas bien fonctionné et c’est peu de le dire… Même si je reconnais qu’au point de vue matériel, le directeur s’est mobilisé pour répondre assez rapidement à nos diverses demandes de matériel de protection.
Mais à la question de savoir comment je devrais agir si un.e pensionnaire présentait des symptômes, la réponse du directeur au début de la crise a été : « tu le mets dans sa chambre, tu fermes la porte et puis ce n’est plus de ton ressort, tu appelles le médecin ». J’ai tout de suite compris qu’il était dans un déni total de notre réalité de terrain : c’était bien nous qui prendrions les paramètres, qui continuerions à donner les repas, à soigner le pensionnaire et qu’un ange miracle ne viendrait pas s’en occuper à notre place en un éclair…
Aux valves, un jour nous avons lu l’avis suivant : « à dater de ce jour (7 avril 2020), le débat étant assez animé en Belgique, et sans aucun argument scientifique, mais juste par principe de précaution, je demande à chaque membre du personnel de porter un masque dans l’institution en permanence. Merci de votre collaboration. » On prend tout juste les mesures recommandées (si ça flambe sans qu’ils n’aient rien fait, ils seraient mal !), mais sans excès de zèle ! On n’en fait pas trop, juste assez et on continue à dire qu’on est en contact permanent avec le médecin collaborateur et une inspectrice de l’AVIQ – qui s’est même déplacée pour discuter des mesures à prendre dans l’institution ! – qu’il ne saurait rien faire de plus, que tout est mis en œuvre pour que ça fonctionne bien et qu’il ne faut pas paniquer, exagérer, angoisser etc…
FH : Comment t’es-tu rendue compte que tu étais infectée ?
TA : Jeudi passé, j’apprends d’une collègue que j’avais dû remplacer qu’elle est sous certificat et que son médecin lui a conseillé de se faire tester. Elle et sa famille ont les symptômes d’une grippe intestinale. Sa nièce a été testée à l’hôpital. Une autre collègue a contacté son médecin qui lui recommande de se faire tester, idem pour moi et je suis testée le vendredi après-midi.
Au travail un pensionnaire a un peu mal à la gorge, une autre a des contractures et a une diarrhée le samedi très tôt le matin (diarrhée dans son lange et par après). J’ai d’ailleurs fait sa toilette, je l’ai amenée de son lit aux toilettes puis à la douche…Elle présente la maladie de Parkinson et a parfois d’énormes difficultés à se déplacer quand elle est éloignée de sa prise de médicament, à ce moment-là, c’est sûr les gestes barrières ne peuvent être respectés même si je porte le masque (pas elle). Idem quand je fais la toilette d’une pensionnaire, (qui est un peu perdue…) je suis en train de mettre ses chaussures, elle m’embrasse, elle le fait très régulièrement. C’est un geste spontané qu’on ne voit pas arriver, et elle n’a pas les capacités de comprendre qu’il ne faut plus le faire…
Le dimanche matin, mon médecin me contacte, il m’apprend que je suis positive, qu’il faut prévenir mon directeur, que le personnel et les résidents doivent être testés. Je transmets le message à mon directeur et à ma responsable.
J’apprends par une collègue, puis par vérification auprès de ma responsable, puis du directeur lui-même que celui-ci, après avis pris auprès du médecin coordinateur, juge que le personnel et les résidents ne doivent pas être testés, qu’on attend l’évolution des symptômes chez les pensionnaires. Mon directeur était pourtant prévenu qu’une pensionnaire présentait des symptômes de diarrhée.
Je ne comprends pas, je suis sidérée… j’ai pourtant bien dû donner le contact de mon lieu de travail (j’ai travaillé la nuit précédant les résultats). On m’a bien dit que le service de tracing contacterait le lendemain (lundi) le responsable médical.
FH : As-tu une idée du vecteur de contamination ?
TA : J’ai pris beaucoup de précautions, je ne sais pas où j’ai attrapé ce Covid, peut-être même pas au travail, je n’en sais rien… Je sais simplement que je n’ai pas eu beaucoup de contacts extérieurs. J’ai pu aussi le transmettre aux résidents et à mes collègues malgré les précautions que nous prenons. Les personnes avec qui j’ai été très proches (pensionnaires sur mon lieu de travail) ne seraient pas testées ? Le personnel pas contacté le dimanche, pas testé ? La seule fois où nous avons été testé.e.s sur notre lieu de travail c’est en mai. Depuis dans l’institution-mère, 3 membres du personnel (à des moments différents) ont été positi.f.ve.s avec ou sans symptômes, mais à part la prudence qui a été recommandée, aucun test n’a été réalisé.
FH : Et par la suite, le directeur est resté sur ses positions ?
TA : Choquée et pour en avoir le cœur net, j’ai téléphoné à mon directeur qui continuait à m’affirmer qu’il avait pris contact avec le médecin coordinateur, qu’il ne fallait pas paniquer qu’il respecterait les recommandations de Sciensano, que le médecin coordinateur était quelqu’un de compétent qui n’hésiterait pas à prescrire des tests s’il le jugeait utile, qu’il ne fallait pas être agressive, le prendre pour un imbécile, qu’on verrait comment la situation évoluait et les mesures à prendre… Je lui ai dit que je n’étais pas agressive mais en colère vis-à-vis des décisions prises. Et que, si je ne le prenais pas pour un imbécile, pour qui devais-je le prendre quand, après lui avoir décrit une situation alarmante ( membre du personnel positif, cas de diarrhée et mal de gorge chez deux résidents , contacts très proches entre les membres du personnel et les résidents avec difficultés de respecter les gestes barrières lors des toilettes…), sa seule réponse consistait à me dire de ne pas m’inquiéter, qu’on suivait l’évolution et qu’on prendrait des décisions s’il fallait en prendre etc…
FH : Tu me disais avoir eu aussi personnellement contact avec le médecin coordinateur…
TA : Oui, du coup sans attendre, j’ai pris l’initiative de contacter le médecin coordinateur qui m’a rappelée en soirée et nous avons eu un échange professionnel, constructif. Apparemment, elle n’était pas au courant des symptômes de diarrhée d’un résident. Me disait qu’elle suivait les directives Sciensano, qu’il fallait deux personnes avec des symptômes pour tester…
Mais j’ai pu discuter avec elle, lui faire part de nos difficultés, lui dire que les mesures barrières même si nous les avions en tête, essayions de les respecter, ce n’était pas possible à 100%. (Distance lors des toilettes, masque en continu durant la canicule…). Elle a été à l’écoute, elle ne connaît pas bien le fonctionnement de la petite structure. Elle m’a informé qu’une réunion avec le directeur était programmée le mercredi suivant, il était prévu d’avoir des tests disponibles en travaillant avec un laboratoire privé avec résultat dans les 24h à 48h, d’isoler un pensionnaire dès le début des symptômes… J’ai pu lui faire part des difficultés sur le terrain, de l’approche de l’hiver et des problèmes médicaux associés (rhumes, confusion avec autres états grippaux non-covid…), de la difficulté d’isoler certains pensionnaires vu leur état particulier – patients présentant à la fois un handicap mental et pour certains des pathologies lourdes associées- notamment quand on travaille seul… Je lui ai rappelé que les directives de Sciensano n’étaient que des directives et qu’il fallait les adapter à chaque situation et que donc, dans le cas de notre mode de fonctionnement de type familial, il fallait d’autant plus tabler sur la prévention ; un cas positif auprès du personnel nécessitait, à mon sens, déjà un testing. Et là, Ouf ! Elle a reconnu que dans la situation que je décrivais, il était nécessaire de tester.
FH : Tu me disais après cette expérience garder un goût amer dans la bouche…
TA : Oui, je suis une éducatrice en colère… Même si j’ai eu de la chance : j’ai pu convaincre ma hiérarchie qu’il fallait tester les pensionnaires, d’accord, mais en y mettant quelle énergie ? Et je reste avec plein de questions :
Le tracing a très bien fonctionné pour les personnes en dehors de mon lieu de travail. Mais pourquoi ne pas prévenir un dimanche mon lieu de travail ? Pourquoi on préviendrait le jour même des personnes que j’ai rencontrées au cours d’une réunion pendant 1h avec des gestes barrières en leur demandant de se mettre en quarantaine, de ne pas travailler, mais pas mes collègues avec qui j’ai eu des contacts plus proches directement ou indirectement ? En plus, si je n’avais pas téléphoné à une collègue, je n’aurais pas eu connaissance des lacunes dans les recommandations qui ont été faites par le tracing le lendemain puisque n’ayant pas eu de retour. Pourquoi cette recommandation de Sciensano d’attendre deux cas positifs avant de prendre des mesures ?
Pourquoi n’avons-nous été testé.e.s qu’une fois au mois de mai dans notre institution ?
Pourquoi le CPPT ne s’est pas réuni pendant le confinement par vidéo conférence ou autre et si peu depuis. Si ce n’est pas dans une telle crise qu’il a une utilité, alors…
Voilà, je voulais dire combien à travers cette crise Covid, le personnel et les résidents se sentent très souvent délaissés, démuni.e.s. Je ne me considère pas comme une angoissée, une paniqueuse mais comme quelqu’un qui essaie d’avoir une attitude la plus professionnelle possible en traversant cette crise, en me questionnant sur mon travail, et comment l’aborder au mieux. Et oui, je reste persuadée que dans mon institution comme dans tout le secteur de l’aide aux personnes, cette crise est gérée de manière désastreuse !
Notes